Archives mensuelles : septembre 2023

Les Voix du Canto, à Mont-Saint-Père

Concert – extraits du Canto General, oratorio pour chœur, solistes, piano et bouzouki. Poèmes Pablo Neruda. Musique Mikis Theodorakis. Direction Jean Golgevit, avec le chœur Les Voix du Canto. À l’église Saint-Pierre de Mont-Saint-Père, le 17 septembre 2023.

Jean Golgevit à Mont-Saint-Père © BR

Dans le département de l’Aisne, en région Hauts-de-France, se trouve la petite commune rurale de Mont-Saint-Père. C’est là que fut caché pendant la guerre, de 1943 à 1945, un jeune garçon juif alors âgé de six ans, Jean Golgevit. Ses parents, Chaïm, artisan-brodeur et Eva qui secondait son mari à l’atelier, étaient arrivés de Pologne en France en 1936. Son père, engagé en septembre 1939 dans la Légion étrangère du 22e régiment de marche de volontaires étrangers, fut fait prisonnier de guerre en 1940 et conduit en Allemagne ; sa mère, qui avait acquis le goût du chant et de la littérature yiddish dans la ville de Lodz où elle était née, entra dans la résistance, fut arrêtée en juillet 1943 et déportée à Auschwitz. Elle avait confié son fils à des auxiliaires bénévoles qui l’ont conduit dans une famille, à Mont-Saint-Père, village pourtant quadrillé par les soldats allemands et SS. Jean passa deux ans chez Claire et Marcel Levavasseur et leur fille Liliane, qui ont pris tous les risques pour le cacher et le protéger, y compris d’une potentielle dénonciation. Jean a malgré tout fréquenté l’école et comme il le dit si bien dans ses souvenirs, « J’étais caché, tout le temps caché… J’allais de l’école à la maison, de la maison à l’école ».

Jean Golgevit et Jean-Noël Boussemart © BR

Par les démarches de Jean, qui retrouve Liliane la fille du couple en 1994, la famille Levavasseur a été élevée au rang des Justes parmi les Nations. En 2013, Jean-Noël Boussemart, le petit-fils de Claire et Marcel Levavasseur, a reçu pour eux, décédés entre temps, la médaille – en la présence d’Eva Golgevit qui a survécu au camp de concentration – médaille sur laquelle il est inscrit : « quiconque sauve une vie sauve l’univers tout entier. »  Leur nom est gravé dans le mur des Justes – ces non-juifs qui ont aidé des juifs persécutés par l’occupant nazi. Une leçon d’humanité.

Dans le droit fil de cette histoire exemplaire, Jean Golgevit devenu un musicien passionné, violoniste d’abord, formateur en direction chorale et grand pédagogue, compositeur et chef de chœur, a proposé d’offrir un concert à Mont-Saint-Père. Précédé d’une cérémonie à la Mairie-École, son école où une plaque avait été apposée sur le mur du bâtiment, il est venu avec famille et amis et avec Les Voix du Canto, chœur arrivé de Montpellier où il vit et travaille, auquel s’étaient joints quelques choristes de Bretagne. Gilles Cordival, Maire de Mont-Saint-Père, a réservé à tous un accueil des plus chaleureux et assuré la prise en charge de l’organisation de la journée. Michèle Fuselier, conseillère départementale a pris la parole et remis la médaille du Département à Jean.

Jean Golgevit entouré de sa famille © BR

Aux discours du matin, puissants, dans le rappel à l’Histoire, dans l’émotion de Jean Golgevit lui-même et l’émotion de tous, dans l’invitation faite aux enfants à venir nous rejoindre – ceux qui sont aujourd’hui écoliers dans cette même école – a suivi le concert de l’après-midi dans l’église du village, perchée en haut de la colline et comme veillant sur Mont-Saint-Père. Jean y donnait un de ses derniers concerts à travers El Canto General, sublime composition de Mikis Theodorakis sur les poèmes de Pablo Neruda, œuvre lyrique dont il a creusé le sillon depuis des dizaines d’années avec deux formations qui travaillaient parfois ensemble, Les Voix du Canto, d’Occitanie et le Chœur du Canto, de Bretagne. Un an plus tôt, en grande formation, Jean Golgevit dirigeait l’œuvre sur la Grande Scène de la Fête de L’Huma (voir notre article du 22 septembre 2022) et le moment fut magique. Mais dans cette petite église de campagne de Mont-Saint-Père, la même magie était au rendez-vous, dans la force et l’esprit de Mikis Theodorakis, exilé lui aussi pour fuir l’oppression de la Grèce des colonels.

Gabriela Barrenechea, soliste, et Les Voix du Canto © BR

El Canto General, ce sont quinze sections et plus de quinze mille vers écrits par le Prix Nobel de Littérature – que Neruda avait obtenu en 1971- et qui expriment de manière directe ou métaphorique l’oppression, la révolte, les espoirs et les utopies et appellent à la prise de conscience collective. Il avait écrit ces vers dans le contexte de l’Unité Populaire au Chili, mouvement condamné au silence après l’assassinat du Président Allende, en 1973, suivi quelques mois plus tard de la mort de Neruda, restée bien mystérieuse. Theodorakis – qui disait du Canto General, c’est « le chant de la naissance, de la floraison, du combat, et du sacrifice de tous les peuples d’Amérique Latine » – écrira en la mémoire du poète un Requiem pour Neruda.

Gilles Cordival, Maire de Mont-Saint Père © BR

Serrés dans le chœur de l’église, la trentaine de choristes et les solistes ont donné plusieurs sections de cet Oratorio pour mezzo-soprano, baryton, chœur et orchestre, dont : Vegetaciones, La United Fruit Company, Algunas Bestias, Sandino, Vienen los pajaros, Voy a vivir et America insurrecta. L’éblouissante mezzo soprano, Gabriela Barrenechea, elle-même originaire du Chili ; le baryton et récitant passionné, Jean-Luc Kerouanton ; le pianiste, Pascal Keller ; le joueur de bouzouki, Dimitris Mastrogioglou ; Louis Fourestier, choriste, aujourd’hui soliste interprétant Sandino, général des hommes libres du Nicaragua, tous fidèles parmi les fidèles, ont donné le meilleur d’eux-mêmes dans le travail mené par Jean Golgevit à la recherche de la perfection. Belle rencontre entre l’univers de ces trois artistes : Neruda, Theodorakis et Golgevit, bel investissement des instrumentistes et choristes, professionnels et amateurs qui se sont engagés dans un projet artistique hors du commun, bel engagement des associations et institutions qui les ont soutenus, aujourd’hui, Gilles Cordival, le Maire de Mont-Saint-Père.

Jean-Luc Kerouanton, baryton et récitant © BR

Une plaque commémorative dans la cour de la Mairie-École honore désormais les familles ayant hébergé des enfants juifs pendant la Seconde Guerre mondiale, Claire et Marcel Levavasseur y sont à l’honneur. C’est dans leur village et pour eux que le Canto General a résonné ce dimanche 17 septembre 2023, sous les gestes du petit Jean, Jean Golgevit, devenu un grand musicien et chef de chœur insufflant pulsations et respirations à une œuvre tout aussi intense, interprétée avec conviction et profondeur par Les Voix du Canto. Les mots de Neruda pour conclure, « Je suis venu ici pour chanter et pour que tu chantes avec moi » et ceux d’Eva Golgevit, pour remercier : « J’ai vu voler une hirondelle j’ai cru qu’elle volerait toujours. J’ai vu une rose s’épanouir j’ai cru qu’elle fleurirait sans fin. J’ai vu pousser un arbre aux champs j’ai cru qu’il y serait éternel. J’ai caressé un rêve jadis j’ai cru qu’il ne s’évanouirait jamais… »

Brigitte Rémer, le 26 septembre 2023

Le Canto General, fut chanté à l’église Saint-Pierre de Mont-Saint-Père (02), le 17 septembre 2023 sous la direction de Jean Golgevit, avec le chœur Les Voix du Canto de Montpellier.

One Song. Histoire(s) du Théâtre IV

© Michiel Devijver

Texte, conception et mise en scène Miet Warlop – musique Maarten Van Cauwenberghe et l’ensemble du groupe – au Théâtre du Rond-Point, dans le cadre du Festival d’Automne à Paris.

Le spectateur est convié par la plasticienne et chorégraphe flamande Miet Warlop à une sorte de performance-concert, un rituel punk où les figures se répètent, s’accélèrent et se déstructurent. Des musiciens sont répartis sur la scène dans des pauses improbables et accomplissent des gestes insolites aussi sportifs que musicaux : la violoniste perchée sur une poutre et qui s’y déplace, avant-arrière ; le violoncelliste plaqué au sol son instrument replié devant lui ;  le chanteur s’essoufflant sur tapis de course ; le percussionniste écartelé entre ses instruments – charley, caisse claire, grosse caisse et leurs pédales, disséminés dans l’espace ; un clavier peu tempéré et bien perché, accessible par  trampoline et espaliers. Nous sommes dans un gymnase musical où des supporters, assis sur un gradin nous faisant face, encouragent les sportifs-musiciens de leur gestuelle en boucle, et se déchainent pour que le meilleur, gagne. Une journaliste à trois jambes, habillée de rouge, casque sur les oreilles et discours inaudible, commente l’événement, intervenant dans le mégaphone. Un personnage de blanc vêtu, sorte d’homme-libellule ou de pom pom girl s’inscrit en contre-temps et dé-synchronisation. Un drapeau flotte sur la marmite, des sirènes font un rappel à l’ordre.

© Michiel Devijver

Le but de chacun de ces étranges musiciens-sportifs bien déjantés est de restituer une chanson, chacun à sa façon. Une idée fixe et un challenge porté par des mouvements gymniques jusqu’à épuisement : combat avec soi, avec les autres, avec le diable ou les trois réunis, vu l’acharnement déployé et les énergies qui passent de l’un à l’autre. Des bouchons d’oreilles sont proposés aux spectateurs, à l’entrée. On est dans la répétition, la réitération, la ré-appartition, la récurrence et la réminiscence avec alternance d’instruments.

Plus tard il pleut sur les percussions, on apporte des seaux, des serpillères, le métronome suspend son tempo en brouillant les rythmes. L’homme-libellule se balance et, se métamorphose en derviche, caché sous une épaisse perruque avant de construire un discours-onomatopée, à partir de mots gravés sur des plaques de plâtre : Hey ! OK ! You ! Why ? Never, avant de les casser. La violoniste perd son violon et tombe, le percussionniste ses mailloches et chacun joue jusqu’à l’épuisement avant de disparaître et que les supporters ne s’écroulent au sol. Ne reste qu’un nuage de magnésie qui vole au-dessus de la mêlée. One Song pourrait faire penser au film de Sydney Pollack, On achève bien les chevaux dans lequel des individus, hommes et femmes, se lancent dans un marathon de la danse, jusqu’à la transe, repoussant leurs limites à l’extrême, pour quelques dollars. Ici, pas de primes, mais des sensations fortes pour voir jusqu’où nous entraine la conceptrice-réalisatrice du spectacle, qui avait été présenté en 2022 au Festival d’Avignon.

© Michiel Devijver

C’est la version numéro quatre d’Histoire(s) du Théâtre inventée par Milo Rau, à laquelle Faustin Linyekula et Angelica Liddell, avaient emboité le pas. Miet Warlop construit à son tour la sienne, sculptant l’énergie et le son dans une performance qui repose sur le collectif. Elle regarde le chemin parcouru, artistiquement et remonte jusqu’à la case départ d’un spectacle-requiem créé à la mort de son frère, il y a vingt ans, Sportband /Afgetrainde Klanken, qui reste à la source de One Song. Sport et musique y étaient déjà au centre. De cette nouvelle création elle dit : « C’est une pièce métaphorique sur toutes les choses que je veux célébrer : célébrer la vie, célébrer la pratique artistique, célébrer les rencontres, célébrer le collectif. »  Miet Warlop mène une recherche multiforme qui travaille sur l’hybridation entre le vivant et des objets inanimés, fait des cycles de performances d’arts visuels et réalise des installations en direct. De son travail elle dit : « On pourrait considérer que j’ai deux façons différentes de travailler mon expression : l’une guidée en premier lieu par l’énergie et l’autre par le matériau. »

Brigitte Rémer, le 23 septembre 2023

Avec : Simon Beeckaert, Stanislas Bruynseels, Rint Dens (†), Judith Engelen, Elisabeth Klinck, Marius Lefever, Willem Lenaerts, Luka Mariën, Milan Schudel, Melvin Slabbinck, Joppe Tanghe, Karin Tanghe, Wietse Tanghe, Flora Van Canneyt – musique, Maarten Van Cauwenberghe – costumes, Carol Piron et Filles à Papa – dramaturgie, Giacomo Bisordi, Kaatje De Geest – production NTGent, Miet Warlop / Irene Wool vzw – coréalisation Théâtre du Rond-Point et Festival d’Automne à Paris.

Du 12 septembre au 1er octobre 2023, du mardi au vendredi à 19h, samedi à 18h, dimanche à 17h – Théâtre du Rond-Point, 2Bis Av. Franklin Delano Roosevelt, 75008 Paris – métro : Franklin-Roosevelt – site : theatredurondpoint.fr – En tournée : Le 7 novembre 2023 Euro-Scene (Leipzig, DE) – Les 10 et 11 novembre 2023 Tanzquartier Wien (Vienne, AT) – Le 17 et 18 novembre 2023 Festival Otono Madrid (Madrid, ES) – Points Communs /Théâtre des Louvrais, les 25 et 26 janvier 2024.

Hasna El Becharia, pionnière des femmes Gnawas

© Jean-Luc Jennepin

Concert dans le cadre du Festival Arabesques, le 10 septembre 2023 – Théâtre Jean-Claude Carrière, Domaine d’O de Montpellier.

Quand Hasna El Becharia s’avance, pantalon de satin rouge et robe caftan verte, la salle fait silence. On l’aide à s’installer confortablement et l’on comprend très vite que talent et tempérament sont au rendez-vous.

Hasna El Becharia est née d’une mère algérienne de Béchar, située à 80 kilomètres de la frontière marocaine et d’un père originaire d’Erfoud, au sud-est du Maroc et Maître du diwan – ce genre musical d’origine iranienne et repris dans le monde arabe, pratiqué par des populations d’origine subsaharienne. Elle est une des premières à chanter la musique Gnawa au féminin (comme Asmâa Hamzaoui, pionnière en tant que femme Maâlem) et mène sa carrière artistique avec engagement et clairvoyance. A partir de 1972 elle crée un groupe musical avec trois amies musiciennes. Ensemble, elles jouent et chantent dans les mariages, mêlant le sacré et le profane. En 1976 elles remportent un grand succès dans un concert organisé à Béchar par l’Union nationale des femmes algériennes, puis en 1999 vient chanter à Paris, invitée par le Cabaret Sauvage dans le cadre du festival Femmes d’Algérie. Elle tourne ensuite sur les scènes de nombreux pays dont l’Algérie, le Maroc, l’Égypte, le Portugal et la France.

© Jean-Luc Jennepin

En 2015, elle revisite avec une dizaine d’autres musiciennes de différentes générations regroupées autour de Souad Asla, l’héritage musical de la Saoura, partie occidentale du Sahara algérien, dans ses différentes formes – Ferda, Djebaraiate, Hadraa et Gnawa, dans le spectacle Lemma qu’elles présentent au Festival Culturel International de la Musique Diwane, à Alger. La voix de Hasna El Becharia est belle et grave. On la surnomme la rockeuse du désert. Sur la scène du Théâtre Jean-Claude Carrière, au Domaine d’O, elle est balayée de lumières et superbement entourée de Sabrina Chedad au chant, bendir et kerkabou, Khedja Touati au kerkabou, Noureddine Rahou, à la batterie et au chant, Fatima Abbi, au chant et kerkabou, Kamel Belghanami à la basse. Elle prend d’abord sa guitare (électrique) dont elle s’accompagne un long moment, plus tard son guembri, puis son harmonica et ne quittera pas la scène de sitôt, prolongeant le concert, au plaisir des spectateurs.

© Jean-Luc Jennepin

Hasna El Becharia a puisé dans l’héritage familial son sens du chant et du rythme, les variations rythmiques qu’elle élabore sont riches et elle sédimente plus d’une trentaine d’années d’expérience, s’exprimant dans une grande liberté. Elle a conquis le Sud-Ouest de l’Algérie et Béchar sa ville d’origine, berceau du blues du désert. Aux sonorités Gnawas et au chant soufi traditionnellement masculin, elle marie le folk rock armée de son guembri et de sa guitare électrique et participe de la préservation du patrimoine poétique et musical de la région de la Saoura. C’est un plaisir de la voir et de l’entendre, le public suit et parfois danse.

© Jean-Luc Jennepin

Le Festival Arabesques, qui a concocté une programmation sensible et variée en sa cuvée 2023, s’est poursuivi jusqu’au 17 septembre et a réservé de nombreuses surprises. Sa mise en oeuvre est réalisée par l’équipe Uni’Sons sous la direction artistique de Habib Dechraoui qui a monté la manifestation il y a dix-huit ans, à la force du poignet, avec pour objectif de faire venir les habitants les plus éloignés de la culture et ne s’autorisant pas à passer les barrières des institutions de diffusion. Il a trouvé l’exact créneau permettant un rassemblement vraiment populaire, au sens le plus noble du terme, où l’on peut venir en famille écouter musiques et chants d’Afrique et du Nord et du Moyen Orient, siroter un thé à la menthe en dégustant quelques pâtisseries orientales, chiner au souk et à la librairie – tenue par Le Grain des Mots, se recouvrir de henné ou acheter de l’artisanat palestinien. Le pari était au départ risqué, c’est un pari réussi et qui chaque année se ré-invente, que les pouvoirs publics, locaux, municipaux, régionaux et nationaux soutiennent. Pour que vivent les cultures !

Brigitte Rémer, le 18 septembre 2023

Avec : Hasna El Becharia, guembri, guitare, harmonica – Sabrina Chedad, chant, bendir, kerkabou – Khedja Touati, kerkabou – Noureddine Rahou, batterie, chant – Fatima Abbi, chant, kerkabou – Kamel Belghanami, basse.

Dimanche 10 septembre, 16h00, Théâtre Jean-Claude Carrière du Domaine d’O, entrée Nord, 178 rue de la Carrierasse, Montpellier – tramway T 1, arrêt Malbosc, bus n° 24 – T 2 Station Mas Drevon – Dans le cadre du Festival Arabesques, programmé du 5 au 17 septembre 2023 au Domaine d’O de Montpellier – Site : www.festivalarabesques.fr

Carte blanche au Festival Gnaoua et Musiques du Monde

© Jean-Luc Jennepin

Concert en dialogue avec le Festival d’Essaouira, avec : Maâlem Hamid El Kasri, guembri Karim Ziad, batterie – Torsten de Winkel, guitare – Mustapha Antari, percussions – Mehdi Chaïb, saxophone – dans le cadre du Festival Arabesques, Domaine d’O, à Montpellier, le 9 septembre 2023.

Ce soir-là le domaine d’O est en chagrin, endeuillé par le séisme qui a ravagé la région du Haut-Atlas, au Maroc, la veille au soir. Arabesques, dédié aux musiques du Maghreb et du Moyen-Orient, festival inscrit dans le tissu local et qui fait partie du vivre ensemble à Montpellier, avait mis le Maroc à l’honneur, en cette dix-huitième édition. Son fondateur et directeur de programmation, Habib Dechraoui et la présidente d’Uni’Sons, Fadelha Benammar Koly introduisent le concert, les musiciens ont été consultés pour savoir s’ils pourraient honorer la soirée. Si les festivités telles que déambulations et soirée DJ ont été annulées, tous ont choisi de se retrouver, et de  jouer.

© Jean-Luc Jennepin

Carte blanche au Festival Gnaoua et musiques du monde d’Essaouira donc, complémentairement à d’autres soirées de musique Gnaoua programmées dont nous avons rendu compte dans Ubiquité-Cultures (concert de Majid Bekkas et à venir, celui d’Hasna el Becharia). Les Gnaouas sont descendants d’anciens esclaves noirs issus des populations d’Afrique subsaharienne, métissés à la population locale. Ils sont arrivés essentiellement du Soudan au Maroc musulman, ont subi une conversion forcée et ont opéré une forme de syncrétisme à mi-chemin entre islam et animisme, formant une religion nouvelle organisée en confrérie. Chaque confrérie a un Maître/le Maâlem, un code vestimentaire, un rite spécifique qu’il met en action au cours de guérison et d’exorcisme allant jusqu’à la transe. Gardienne d’un savoir mystique ancestral, la musique gnaoua est inscrite au patrimoine mondial de l’Unesco depuis 2019.

La soirée a mis à l’honneur le festival d’Essaouira fondé par Neila Tazi et qu’elle dirige depuis 1998. C’est « un festival populaire, gratuit et ouvert » qui met à l’honneur « altérité, diversité, créativité, ce vivre ensemble dans un monde de repli identitaire » dit-elle. Le Festival propose une plateforme pour que les musiciens gnaouas se produisent dans un contexte profane et touchent un public plus large. Cette soirée du 9 septembre fut précédée à la Kasbah d’O, espace média du Domaine d’O pour Arabesques, d’une table ronde sur le thème : Des  Maâlems d’hier à aujourd’hui – les racines vivantes de la musique Gnawa, réunissant plusieurs grands Maîtres et montrant son passage d’une dimension sacrée à une incarnation sur scène.

© Jean-Luc Jennepin

Pour Arabesques, le Maâlem Hamid El Kasri est au guembri et au chant et dès ses premières notes accompagnant une voix de velours et une présence forte, le public est conquis. A certains moments, il l’apostrophe et celui-ci répond. Le grand Maître est entouré de quatre musiciens, tous plus brillants les uns que les autres, dont Karim Ziad, directeur artistique du Festival Essaouira, à la batterie ; Torsten de Winkel, compositeur, à la guitare ; Mustapha Antari aux percussions ; Mehdi Chaïb au saxophone et à la flûte. Ils présentent leur dernière création, issue de la résidence qu’ils ont effectuée lors de l’édition 2023 du Festival Gnaoua et Musiques du Monde d’Essaouira. On se situe entre soufisme, fusion et qualité rythmique groove. Chaque solo, au cours de la soirée porte un univers qui fait voyager le spectateur. Le chant choral et psalmodié, dialogue. Quatre musiciens vêtus de caftans jaunes formant un chœur, jouent des qraqebs, sorte de crotales utilisées par paires au gré de mouvements d’ouverture et de fermeture, ils rythment la musique, de manière plus ou moins lente, et chaloupent. Les figures musicales se répètent à l’infini dans leurs subtiles variations, développant un phrasé à la fois hypnotique et entrainant.

© Jean-Luc Jennepin

Interviewée par la journaliste Yassine Elalami (cf. L’Opinion, mardi 27 juin 2023), à la question : « Quelles sont vos principales sources d’inspiration pour créer ces rythmes ? » le Maâlem Hamid El Kasri répond : « Tout d’abord, je puise ma créativité dans les profondeurs de la tradition gnaouie. Ensuite, je m’ouvre aux influences et aux rencontres. Les voyages, les échanges avec d’autres artistes, qu’ils soient gnaouis ou issus d’autres horizons musicaux, me permettent d’explorer de nouvelles sonorités, de fusionner les genres et de repousser les frontières. Enfin, la vie elle-même est une source infinie d’inspiration. Les émotions, les expériences, les moments de joie ou de tristesse, tout cela se reflète dans mes compositions. »

Cette carte blanche au Festival Gnaoua et Musiques du Monde dialoguant avec le Festival Arabesques offre une soirée puissante jusqu’aux profondeurs de la musique soufie, par le charisme du Maâlem Hamid El Kasri et par la précision et le doigté des musiciens, malgré une actualité lourde. De chaleureux remerciements !

Brigitte Rémer, le 17 septembre 2023

Samedi 9 septembre, 21h30, Grand Amphithéâtre du Domaine d’O, entrée Nord, 178 rue de la Carrierasse, Montpellier – tramway T 1, arrêt Malbosc, bus n° 24 – T 2 Station Mas Drevon – Dans le cadre du Festival Arabesques, programmé du 5 au 17 septembre 2023, à Montpellier – Site : www.festivalarabesques.fr

Natacha Atlas et Majid Bekkas

Natacha Atlas  © Jean-Luc Jennepin

Double plateau, dans le cadre du Festival Arabesques – Amphithéâtre d’O, Domaine d’O de Montpellier.

L’Amphithéâtre d’O est habillé de rose tyrien et bleu, couleurs soirée de fête. De grandes lanternes délimitent l’espace scénique. En contrebas, un dancefloor où le public peut descendre s’immerger dans les rythmes. La soirée est détendue, accueillante, le séisme n’a pas encore frappé le Maroc.

C’est un double plateau qui est proposé ce soir-là, deux parties se succèdent, l’une après l’autre. Au cours de la première, Majid Bekkas, musicien marocain et éminent représentant de la musique Gnawa, multi-instrumentiste, remplit ce bel espace, entouré de trois musiciens : Michael Homek au clavier, Manu Hermia au saxophone et au bansurî – une grande flûte traversière indienne classique, faite de bambou – Karim Ziad à la batterie qu’on retrouvera deux jours plus tard au cours de la soirée Gnawa/Festival d’Essaouira.

Majid Bekkas et Michael Hornek  © Jean-Luc Jennepin

Majid Bekkas est au chant et au guembri, un luth à trois cordes et à la caisse de résonance recouverte d’une peau, instrument emblématique des Gnawas, il joue aussi de la kalimba, petit instrument à percussions appelé sanza dans certains pays comme le Cameroun et le Congo, le public accompagne les rythmes, en tapant dans les mains, les phrases se répètent. Originaire de Zagora, au Sahara marocain, Majid Bekkas vit à Salé situé en face de Rabat. Il joue d’abord du bandjo et travaille sur des répertoires proches du chaâbi marocain, cet ensemble de genres musicaux populaires en vigueur depuis les années 1980 au Maroc, qu’on trouve dans les plaines atlantiques et le Moyen-Atlas. Puis il se familiarise avec les musiques du désert et les rythmes des danses issues des cultures arabo-berbères, de celles du désert et celles d’Afrique subsaharienne. Il se forme à la culture des confréries gnawas avec un maître musicien. Il apprend aussi la guitare et se passionne pour le blues de John Lee Hooker, BB King, Ray Charles, pour l’Afrique de Fela Kuti et Farka Touré, et travaille blues et musique soul. Il rencontre les grands musiciens de jazz au milieu des années 80 et joue sur les scènes internationales avec, entre autres, Louis Sclavis, Archie Shepp, Pharaoh Sanders, Randy Weston. Majid Bekkas mêle les influences blues, jazz et soul, aux sonorités de la musique Gnawa, ce qui marque sa musique de touches très personnelles. Il est à lui seul une sorte d’underground marocain.

Majid Bekkas et ses musiciens © Jean-Luc Jennepin

« Ma vie c’est la musique gnawa dans toute sa diversité, malaxée à sa large dimension africaine. »  Sa voix charismatique fait chalouper un public qui lui est fidèle, qui colle à la scène et danse. Le chanteur-musicien a de nombreux albums à son actif, il a reçu en 2016 le prix de l’Académie Charles Cros pour son album Al-Qantara. Sa présence est chaleureuse, la soirée est douce et rythmée.

La seconde partie du concert se passe en compagnie de Natacha Atlas, une voix reconnue dans le monde entier, mêlant les traditions vocales occidentales et moyen-orientales. Elle est accompagnée d’une pianiste éblouissante, Alcyona Mick, de Asaf Sirkis à la batterie, Andy à la basse, Hamill et Viola Bishai au violon et Hayden Powell à la trompette. Même lieu même dancefloor que précédemment, où se réunissent les plus inconditionnels des spectateurs.

Natacha Atlas et ses musiciens © Jean-Luc Jennepin

Chanteuse belge d’origine égyptienne par son père, juif égyptien aux ascendances palestiniennes, anglaise par sa mère, Natacha Atlas est née et a grandi d’abord à Bruxelles dans les quartiers de Schaerbeek et Molenbeek imprégnés de culture maghrébine, puis en Grande-Bretagne où elle est partie vivre avec sa mère à l’âge de huit ans. Elle chante essentiellement en langue anglaise et arabe, très à la marge, en français. Par l’éclectisme de son style, on la classe comme Interprète de musiques du monde. Elle commence sa carrière au sein du groupe anglais Transglobal Underground, créé à Londres en 1991. A la recherche d’une nouvelle image emblématique, la diaspora maghrébine la soutient. Elle sort en 1996 son premier album solo, Diaspora, une « invocation à mes racines » dit-elle, reçoit une Victoire de la Musique en France, en 1999, pour son interprétation et pour l’orchestration orientalisée de la chanson Mon amie la rose. Elle participe avec Samy Bishai à la musique du ballet Les Nuits, inspiré des Contes des Mille et une Nuits, chorégraphié par Angelin Preljocaj et présenté à Aix-en-Provence pour la manifestation Marseille-Provence 2013 – Capitale européenne de la Culture. Ibrahim Maalouf compose pour elle un album, Myriad Road, sorti en novembre 2015, aux tonalités jazz principalement et chanté en anglais.

Natacha Atlas défend l’altérité et la diversité, le rapprochement entre Orient et Occident. Longtemps, elle a eu du mal à se situer au regard de sa double culture. En 2001, on la nomme ambassadrice de bonne volonté de la Conférence des Nations Unies contre le racisme. Elle a enregistré une vingtaine d’albums, son chant est profond et sa voix chaude. Elle croise les traditions du jazz, sa voix en joue avec dextérité. Le concert qu’elle donne nous place au cœur d’une mélopée orientale tricotée à petits points avec l’intime, les inspirations magiques, le patrimoine, les variations de rythme, les airs latinos, les ballades. Elle travaille le métissage musical, portée par ses musiciens et leurs instruments et sait leur offrir des espaces où ils développent des thèmes en solo, dans l’expression de leur plaisir de jouer, et de notre plaisir.

Natacha Atlas et Alcyona Mick © Jean-Luc Jennepin

Le piano est particulièrement présent et dialogue avec la chanteuse, tous portent sa voix, son souffle et son répertoire d’un jazz oriental si particulier. Derrière sa présence, un peu lointaine et mystérieuse, par sa voix qui murmure, soliloque, dialogue, ou devient plus stridente, Natacha Atlas donne au public qui l’accompagne et la soutient la possibilité de se rencontrer sur le dancefloor. Belles rencontres. Belle soirée, en ses deux parties !

Brigitte Rémer, le 15 septembre 2023

Majid Bekkas © Jean-Luc Jennepin

En première partie : Majid Bekkas, guembri, kalimba, chant – Michael Hornek, clavier – Manu Hermia, saxophone, bansurî – Karim Ziad, batterie ; en seconde partie : Natacha Atlas, chant – Alcyona Mick, piano – Asaf Sirkis, batterie – Andy, basse – Hamill et Viola Samy Bishai, violon – Hayden Powell, trompette.

Vendredi 8 septembre, 21h, au Domaine d’O, entrée Nord, 178 rue de la Carrierasse, Montpellier – tramway T 1, arrêt Malbosc, bus n° 24 – T 2 Station Mas Drevon. Dans le cadre du Festival Arabesques, programmé du 5 au 17 septembre 2023, à Montpellier – Site : www.festivalarabesques.fr

Le Cri du Caire 

© Jean-Luc Jennepin

Concert – avec Abdullah Miniawy, chant,  textes, composition – Peter Corser, saxophone, composition – Karsten Hochapfel, violoncelle – Médéric Collignon, trompette. Le 6 septembre, dans le cadre du Festival Arabesques, à l’Opéra Comédie de Montpellier.

Le Festival Arabesques, lieu de rencontres entre la ville de Montpellier et les cultures du Maghreb, a lancé le 5 septembre sa dix-huitième édition. Si le cœur stratégique de la manifestation se trouve dans la belle pinède du Domaine d’O et son infrastructure plurielle, Arabesques investit également plusieurs lieux dans la ville, dont l’Opéra Comédie et la Halle Tropisme.

© Jean-Luc Jennepin

C’est à l’Opéra Comédie que Le Cri du Caire a résonné avec Abdullah Miniawy, poète, slameur, chanteur soufi et écrivain, entouré de trois grands musiciens. Originaire de la ville-oasis d’el-Fayoum au sud du Caire il a grandi en Arabie Saoudite et suivi l’école à la maison. De retour en Égypte, il est repéré par l’association La Voix est Libre alors qu’il chante dans un petit studio où se réunit la jeunesse près de la Place Tahrir, deux ans après la révolte égyptienne de 2011. Les islamistes sont au pouvoir, le second couvre-feu vient d’être levé, la ville reste en ébullition et en suspens. Blaise Merlin, directeur de La Voix est libre l’entend, accompagné du joueur de oud et compositeur Mehdi Haddab, dans ce studio musical 100copies ouvert par Mahmoud Refaat, compositeur de musique électronique et producteur égyptien. C’est dans ce contexte et comme l’un des porte-voix de la révolution égyptienne, qu’il est remarqué. Dans l’étape suivante, décisive, le directeur de La Voix est libre organise la rencontre entre Abdullah Miniawy et Peter Corser. L’écriture poétique slamée et le chant soufi du premier s’enroulent dans le souffle circulaire et continu du second, les textures du chant pénètrent celles du saxophone. Blaise Merlin cherche à créer une formation et propose d’associer un instrument à cordes, la viole de gambe dans un premier temps, puis le violoncelle de Karsten Hochapfel, autre rencontre fondamentale pour le chanteur. Enfin, ils invitent le trompettiste Eric Truffaz – qu’Abdullah Miniawy admire depuis toujours – à les rejoindre.

Ainsi est né le quartet Le Cri du Caire, de ces fragilités dans le croisement des instruments. L’installation à Paris d’Abdullah Miniawy fut l’étape suivante, après trois ans de batailles administratives pour sortir du pays compte tenu de la censure opérant de plus en plus dans les milieux artistiques égyptiens. Rencontres et enregistrements se succèdent, en Allemagne, Espagne, Italie, Tunisie, et Abdullah Miniawy, enregistre avec Peter Corser un titre, Purple Feathers, diffusé sur la plateforme SoundCloud. Il chante dans différents lieux dont au Cirque Électrique, à Paris, en 2017 accompagné de Peter Corser et Karsten Hochapfel et se produit tantôt en trio, tantôt en quartet. Nous avions rendu compte dans Ubiquité-Cultures de deux de ses concerts, en 2018 – le 10 juin, au Théâtre de la Cité Internationale Universitaire de Paris et le 8 octobre, au Théâtre 71 de Malakoff, avec la participation de Yom à la clarinette. Le Cri du Caire dénonce l’oppression et ce cri frappe, partout où il passe. En France, Abdullah Miniawy est programmé dans de nombreux lieux culturels, théâtres et salles de concert, de la Maison de la Poésie au Festival d’Avignon. Et si on lui demande où il puise cette énergie vitale et va chercher sa voix, Abdullah Miniawy dit simplement : « J’écoute ma voix, ma voix intérieure… » (Source : Radio France, émission Ocora Couleurs du monde, le 9 avril 2022).

© Jean-Luc Jennepin

C’est aujourd’hui dans le petit écrin de l’Opéra Comédie de Montpellier, que Le Cri du Caire retentit. Son acoustique protège et concentre la voix et le son, les instruments sonnent merveilleusement. Abdullah Miniawy est entouré de ses deux complices, Peter Corser au saxophone et Karsten Hochapfel au violoncelle. Médéric Collignon est trompettiste invité, il agit aussi comme bruiteur jusqu’à devenir agitateur et provocateur, bousculant l’esprit des lieux. Abdullah Miniawy lance son récitatif et fait fusionner les styles tels que le jazz et l’électro, le rock et la poésie soufi. Sa voix est hypnotique et dotée d’une grande amplitude. Tous les modes et toutes les gammes de la musique orientale, les structures mélodiques, octaves et fractions d’octave, demi-bémol et demi-dièse s’y mêlent et prolongent le spoken word/le mot parlé qu’il lance, allant de la psalmodie au récit, de la plainte à la supplique ou à la prière, « une prière humaine et non pas religieuse » précise-t-il.

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Abdullah Miniawy est accroché à son micro et puise au plus profond de lui-même pour lancer les mots au plus haut, dans sa langue originale. Il sait aussi s’effacer, sortant de la lumière, pour faire place aux solos des musiciens. Ces instants suspendus sont extraordinairement habités et les instruments racontent. Il y a le souffle et l’écoute de l’un envers les autres, la scansion et le rythme. Il y a aussi les duos chant/saxophone, chant/violoncelle aux musiques lancinantes et aux récurrences. Il y a quatre partitions bien distinctes en même temps qu’un jeu collectif. La voix d’Abdullah Miniawy dégage à la fois puissance et douceur infinie. A certains moments il lance les cris de la rue et ceux de la contestation, à d’autres moments lyrisme et poésie l’emportent. Sur le cyclorama en fond de scène, un visuel fait penser à un aigle noir puis se transforme en gouttes d’or.

© Jean-Luc Jennepin

Après cinq ans de tournée en France et à l’étranger et plus de soixante-cinq concerts, le trio, avec Erik Truffaz comme invité, a sorti en 2021 un album enregistré à l’Abbaye de Noirlac, en partenariat avec La Voix est libre/L’Onde et Cybèle, sous ce même nom, Le Cri du Caire, porté haut, tel un manifeste. « Dites-leur que lorsque le monde recule nous sommes sur la ligne de front ! » écrit-il dans un poème dédié à Giulio Regeni, étudiant italien disparu le 25 janvier 2016 au Caire, dont le corps avait été retrouvé mutilé dans une rue de la capitale égyptienne, après une manifestation pacifique violemment réprimée par l’armée ; un poème adressé à toutes les jeunesses du Monde Arabe qui avaient rêvé de liberté. On trouve aussi dans l’album un chant puissant parlant d’exil et de solitude, de recherche de sens, Pearls of Orphan : « Je veux savoir quand je peux revenir et m’enivrer avec mes amis… Je veux savoir quand je peux revenir et me sentir à nouveau jeune… Je veux savoir quand je peux revenir et me sentir à nouveau chez moi. »

Le Cri du Caire célèbre la diversité du monde et trace ses chemins. Programmé par Arabesques à l’Opéra Comédie de Montpellier, le message est puissant.

 Brigitte Rémer, le 10 septembre 2023

© Jean-Luc Jennepin

Le 6 septembre, à 20h, à l’Opéra Comédie, 11 boulevard Victor Hugo, Montpellier – Tramway : stations Comédie ou Observatoire – Dans le cadre du Festival Arabesques, programmé du 5 au 17 septembre 2023, principalement au Domaine d’O – Site : www.festivalarabesques.fr

L’album Le Cri du Caire a été enregistré à l’Abbaye de Noirlac, il est sorti le 27 janvier 2018 en CD et en vinyle.

Mali, Niger, Burkina-Faso

Communiqué de presse reçu du SYNDEAC/Syndicat national des entreprises artistiques et culturelles, signé de l’ACDN/Association des centres dramatiques nationaux,  de l’ASN/Association des scènes nationales, de l’ACDN/Association des centres chorégraphiques nationaux,  le 13 septembre 2023.

Les adhérents du Syndeac, de l’ACCN, de l’A-CDCN, de l’ACDN et de l’ASN ont été nombreux ce matin à recevoir un message en provenance des DRAC/directions régionales des Affaires culturelles, rédigé sur instruction du ministère de l’Europe et des affaires étrangères. Ce message au ton comminatoire demande à nos adhérents de « suspendre, jusqu’à nouvel ordre, toute coopération avec les pays suivants : Mali, Niger, Burkina Faso. () Tous les projets de coopération qui sont menés par vos établissements ou vos services avec des institutions ou des ressortissants de ces trois pays doivent être suspendus, sans délai, et sans aucune exception. Tous les soutiens financiers doivent également être suspendus, y compris via des structures françaises, comme des associations par exemple. De la même manière, aucune invitation de tout ressortissant de ces pays ne doit être lancée. A compter de ce jour, la France ne délivre plus de visas pour les ressortissants de ces trois pays sans aucune exception, et ce jusqu’à nouvel ordre. »

Ce message est totalement inédit par sa forme et sa tonalité, et révélateur de ce que nous dénoncions déjà dans le travail collectif en faveur d’un plan sur la danse. Nous écrivions notamment devoir « veiller à ce que la construction d’une politique culturelle française à l’internationale, qu’il s’agisse de danse ou de tout autre art, soit revisitée à l’aune des artistes et de leurs démarches. Les logiques de rayonnement culturel au service d’enjeux diplomatiques aux antipodes des questions artistiques doivent être remises en cause et ce, jusqu’à nouvel ordre.»

Cette interdiction totale concernant trois pays traversés par des crises en effet très graves n’a évidemment aucun sens d’un point de vue artistique et constitue une erreur majeure d’un point de vue politique. C’est tout le contraire qu’il convient de faire. Cette politique de l’interdiction de la circulation des artistes et de leurs œuvres n’a jamais prévalu dans aucune autre crise internationale, des plus récentes avec la Russie, aux plus anciennes et durables, avec la Chine.

Le Syndeac demande la tenue d’une réunion immédiate avec le Secrétariat général du ministère de la culture pour que les arguments des professionnels soient écoutés et que la solidarité de la France à l’égard des artistes soit affirmée avec force. Il est urgent que le ministère de la culture renonce à cette approche strictement diplomatique et défende enfin une politique culturelle et artistique. Le Syndeac est par ailleurs au travail et formulera des propositions pour transformer cette approche d’ici la fin de l’année.

Alam / Le Drapeau

Affiche du film, JHR diffusion en France

Film réalisé par Firas Khoury (Palestine, France, Tunisie, Arabie Saoudite, Qatar), avec Mahmood Bakri, Sereen Khass, Mohammad Baraki, Muhammad Abed Elrahman, Saleh Bakri, Ahmad Zaghmouri – diffusion en France JHR Films – vu aux Trois Luxembourg, Paris.

C’est la chronique d’une jeunesse palestinienne, écrite et tournée par un jeune réalisateur, interprétée majoritairement par de non-professionnels. Firas Khoury interroge l’identité palestinienne et montre sa complexité à travers un groupe de lycéens palestiniens vivant dans une petite ville israélienne, quatrième génération de citoyens arabes israéliens dont les grands parents sont restés sur leurs terres. Le jour de l’Indépendance de l’État d’Israël, le 14 mai 1948, est pour la Palestine le jour de la Nakba – la catastrophe – et désigne le grand exode palestinien, comme ces jeunes le rappellent sur les murs de la ville par ces mots : « Quand les Israéliens célèbrent leur Indépendance, les Palestiniens se souviennent de leur Nakba. » Maysaa, jeune fille un brin rebelle, et quelques camarades, décident ce jour-là de remplacer le drapeau israélien au fronton du lycée par le leur, celui de la Palestine – Alam en arabe signifie le drapeau – symbole de leur identité. Attiré par cette jeune fille qu’il avait remarquée dans la classe et qui habite non loin de chez lui, Tamer, âgé de dix-sept ans, suit le mouvement et se joint à eux.

Affiche dans les pays Moyen Orient-Afrique du Nord, MAD distribution

Autour de lui, personnage central et sorte de double du réalisateur, se regroupe une poignée de copains très différents l’un de l’autre – dont Safwat une forte tête et Shekel. Tamer n’a pas le profil d’un leader, c’est un garçon plutôt réservé et nonchalant, très cadré par son père qui mise sur ses études, peu ou pas investi dans le politique et marqué par son oncle, un homme brillant auparavant, détruit après un long emprisonnement et devenu comme une sorte de fou du village. C’est Maysaa qui initie Tamer à l’engagement et qui devient son amoureuse, c’est pour elle qu’il suit le mouvement porté par le groupe de copains, bravant l’autorité paternelle : l’aventure du drapeau, la visite dans un camp, la participation à sa première manifestation. Il se forge petit à petit une conscience politique, personnelle face à l’occupation, collective par l’expression de la capacité de résistance du groupe. Au cours de la manif pendant laquelle un drapeau palestinien se hisse sur la ville, la force policière se déploie à coups de gaz lacrymogènes, et Safwat – qui s’était rapproché de Tamer – est tué, tandis que lui est violemment passé à tabac. Pour la première fois il regarde l’Histoire en face et l’effacement de leur identité. Mais ce n’est pas le drapeau palestinien qu’ils hissent au-dessus du collège, c’est le drapeau noir du deuil, pour l’ami et pour le pays perdus, le drapeau de la rébellion.

Photographie du film

Palestinien exilé en Tunisie, né en 1982, Firas Khoury réalise un film sur la jeunesse palestinienne pleine d’énergie et de vie, pleine d’espoir, à travers le road movie de cette bande de lycéens qui comme tous les jeunes du monde passent du temps entre copains et sur leur smartphone, fument des joints, et qui, comme Tamer, contourne l’autorité du père et tombe amoureux. Cette jeunesse n’est pourtant comparable à nulle autre car elle touche au cœur de l’Histoire, cruelle et douloureuse, du conflit israélo-palestinien. Le film montre entre autres le système éducatif israélien, forcément orienté, dans lequel grandissent les Palestiniens : le discours du professeur d’histoire, Arabe-Israélien qui ne peut croire en ce qu’il dit, les drapeaux israéliens tapissant leur établissement scolaire, Tamer qui se fait sortir de classe avec sa table pour l’avoir transformée en dessin de résistance. La montée dramatique du film tout au long de la narration – depuis le bref passage caméra sur le poster de tous les drapeaux du monde au début du film, jusqu’à l’arbre en feu et à la pluie qui tombe à la fin – apporte densité et intensité à l’ensemble. C’est la chanson Le Partisan, de Léonard Cohen qui ferme le film ; chantée en 1973 pour les troupes israéliennes, elle interroge.

Dans le débat qui a suivi la projection aux Trois Luxembourg, organisé par le Forum Palestine Citoyenneté, Orient XXI et par le diffuseur JHR, la parole a circulé sur la manière de nommer les Palestiniens, significative en soi : ceux de 48, qui ont vécu l’annexion de leurs terres et qu’on isole de leur contexte, et ceux à qui on impose la nationalité israélienne, les Arabes israéliens ; sur le système éducatif imposé aux Palestiniens qui, s’ils ne parlent pas l’hébreu, ne peuvent étudier certaines disciplines, laissant place à une sorte d’apartheid ; sur la perte de sens du drapeau après les accords d’Oslo, le 13 septembre 1993, qui avaient représenté un premier jalon pour la résolution du conflit, perspective depuis longtemps oubliée.

Photographie du film

Firas Khoury a réalisé de nombreux courts métrages : Words en 2005, Two Arabs et Hit Man en 2006, Seven Days in Deir Bulus en 2007, Suffir/Yellow Mums en 2010, Responsability en 2011, And an image was born en 2018, et son très remarqué Les jambes de Maradona en 2019. Il lui a fallu plus de dix ans pour monter financièrement Alam, d’autant que le projet s’est suspendu pendant la période du Covid, la Tunisie où le tournage a eu lieu, a largement apporté son soutien. Alam est un film remarqué, à juste titre, il a été programmé au festival international du film de Toronto en 2022, et a remporté le Grand Prix du long métrage de fiction au Festival international du film d’éducation, en France, où il vient de sortir dans cinquante-cinq salles tout en poursuivant sa reconnaissance à l’international.

Les productions palestiniennes sont rares, au regard de la situation économique, politique et culturelle enclavée de la région, en dehors du cinéma, poétique et ironique, d’Elia Suleiman dont les longs métrages – Chroniques d’une disparition (1996), Intervention divine (2002), Le temps qu’il reste (2009), It Must Be Heaven (2029) – ont marqué.  Alam est le premier long métrage de Firas Khoury, qui a obtenu la Pyramide d’or au Festival international du film du Caire 2022, le prix ex aequo du Meilleur Acteur pour Mahmoud Bakri ainsi que le Prix du Public. « J’aspire à un monde sans drapeaux et sans frontières dit le réalisateur. » A la question posée par le diffuseur, JHR Films, sur le côté militant du film, Firas Khoury répond : « Je vis désormais en Tunisie mais j’ai vécu de nombreuses années en Palestine. La vie là-bas est presque vide de sens, brutale. Nos vies ne comptent pas, vous pouvez être tué à tout moment. Mon film est un acte de résistance face à cette situation et cette réalité tragique où il est question de tenter de vivre sa vie le plus normalement possible, en dépit du sang. En cela, oui, c’est un film politique. » Un film intelligible et lumineux, un film puissant, à voir de toute urgence.

Brigitte Rémer, le 8 septembre 2023

Avec : Tamer (Mahmood Bakri), Shekel (Mohammad Karaki) et Safwat (Muhammad Abed Elrahman) Maysaa (Sereen Khass), Saleh Bakri. Réalisation et scénario, Firas Khoury (Palestine, France, Tunisie, Arabie Saoudite, Qatar) – cheffe opératrice Frida Marzouk – monteuse Nadia Ben Rachid – chef décorateur Rabia Salfiti, cheffe costumière Yasmine Khass – son AymenLabidi, Elias Boughedir, Carole Vernier, Laure Arto – musique originale Faraj Suleiman – Effets spéciaux Romain Rioult – Le film est distribué dans la région Moyen Orient-Afrique du Nord (MENA) par MAD distribution, en France par JHR Films.

Film vu au cinéma Trois Luxembourg, le 4 septembre 2023, suivi d’un débat en présence de Lana Sadeq, présidente du Forum Palestine Citoyenneté, Sarra Grira, journaliste, membre du comité éditorial Orient XXI et la représentante du diffuseur JHR Films.