Archives mensuelles : avril 2022

L’Éden cinéma

© Jean-Louis Fernandez

Texte Marguerite Duras – mise en scène Christine Letailleur – au Théâtre de la Ville / Les Abbesses.

L’action se passe en Indochine dans les années 1920. La mère, Marie Donnadieu, ancienne institutrice du nord de la France perd son mari trop tôt et reste seule avec ses deux enfants, Joseph, vingt ans et Suzanne, seize ans. Forte personnalité, elle joue du piano à l’Éden cinéma de Saigon pendant dix ans pour arrondir ses fins de mois. Ses enfants font son portrait et racontent, debout à l’avant-scène. C’est sur ce récit que débute le spectacle, avant que la mère n’apparaisse au piano, accompagnant les images de films muets projetés sur écran.

Avec ses quelques économies et après de multiples démarches auprès de l’administration, la mère acquiert une concession. Faute de pot-de-vin laissé à la Direction générale du cadastre, la concession s’annonce vite incultivable car les grandes marées du Pacifique détruisent chaque année ses cultures. Elle entreprend alors la conception de barrages qu’elle va s’acharner à construire et reconstruire pour protéger son bien, jusqu’à la faillite et le bord de la folie. Elle entraine dans sa chute sa famille et les paysans-constructeurs à qui elle avait promis un avenir radieux. Et pourtant, les enfants aiment leur mère, figure-totem obsédante, ici interprétée par Annie Mercier. Duras dit son attachement à cette mère par les mots suivants : « Ma vie est passée à travers ma mère, elle vivait en moi jusqu’à l’obsession… Je ne crois pas que je me sois remise depuis le jour où, il y a pas si longtemps, nous nous sommes quittées… »

C’est cette lutte insensée et cette détermination que décrit en 1950 Marguerite Duras dans Un Barrage contre le Pacifique, où elle dénonce la corruption de l’administration coloniale et le colonialisme dans tous ses abus : « À ce moment-là en Indochine française, pour avoir une concession fertile il fallait la payer deux fois. Une fois, ouvertement au gouvernement de la colonie, une deuxième fois, en sous-main, aux fonctionnaires chargés du lotissement… »  Elle parle aussi de ses premiers émois, ses premiers désirs. Elle revisite ensuite cette œuvre autobiographique sous forme de théâtre, sous le titre Éden cinéma. Claude Régy monta la pièce en 1977 au Théâtre d’Orsay, avec Madeleine Renaud dans le rôle de la mère, Bulle Ogier dans celui de Suzanne, Jean-Baptiste Malartre était Joseph.

Christine Letailleur s’intéresse depuis longtemps à Marguerite Duras, elle avait mis en scène en 2012 Hiroshima mon amour, tiré du scénario écrit par l’auteur pour Alain Resnais, en 1959. Hiroshi Ota et Valérie Lang en étaient les interprètes. On retrouve aujourd’hui dans L’Éden cinéma Hiroshi Ota qui tient le rôle de M. Jo, fils d’un riche spéculateur possédant des plantations de caoutchouc, follement amoureux de Suzanne et qui lui offre un gros diamant – qui s’avérera plus tard ne pas être à la hauteur estimée. Suzanne en joue et l’éconduit tout aussi follement, mettant en avant la valeur des choses, de manière très frontale et calculée. La brutalité coloniale là encore s’invite car en Indochine, une blanche ne pouvait fréquenter un local – autrement dit, un indigène – sans être montrée du doigt. Dans le cas de Suzanne, sa mère pousse au mariage, tandis que le père de M. Jo déshériterait son fils s’il se mariait. Et la cruelle idylle tourne court. Dans tous les cas Marguerite Duras est collée à son frère et le montre suffisamment, de manière provocante. Dans la vie réelle, Duras avait deux frères auxquels elle était attachée, nés à un an d’écart. Pierre, l’ainé, préféré de la mère et s’octroyant beaucoup de droits, Paul, le plus jeune, que Suzanne adorait. Dans le roman comme dans la pièce, Suzanne n’a qu’un frère, Joseph, omniprésent et auquel elle est littéralement collée, probablement la synthèse de ses deux frères. « Je cherche Joseph, mon petit frère. Mort. Que d’amour… » dit-elle, à plusieurs reprises. Puis Joseph rencontre une femme à L’Éden cinéma et s’apprête à partir. Avant, il se raconte à Suzanne : « Carmen me dit qu’il faut oublier la mère, qu’il faut nous rendre libres de cet amour, qu’il vaut mieux n’importe quel mariage… Mais elle, la quitter, la fuir, cette folle… ce monstre dévastateur la mère… Qu’est-ce qu’elle a fait croire aux paysans de la plaine ? Elle a détruit la paix de la plaine. » Joseph parti, ruinée, vaincue, après avoir tout tenté pour vaincre le Pacifique, la mère se détache de tout, la famille se défait. Une lettre, qu’elle avait rédigée quelques jours avant sa mort à l’attention des agents cadastraux, avait été retrouvée : « Cette lettre n’est jamais parvenue aux agents cadastraux de Kampot. Elle a été retrouvée près du corps de la mère avec la dernière mise en demeure du cadastre de Kam… »

Il y a trois parcours dans la pièce de Duras, celui de chacun des protagonistes : la mère, monolithique sur sa chaise, redoutable, combattante, abusive, rude et violente parfois avec Suzanne – interprétée par Annie Mercier, à la voix grave et à la présence perçante et glaciale ; Joseph, qui fait fonction de pater familias avant de trouver l’énergie de s’enfuir – Alain Fromager habite ce personnage versatile ; Suzanne, comme une petite musique, effrontée et provocatrice dans ses apprentissages amoureux, déplacée quand elle erre dans Saigon : « Je suis perdue. Ma robe me fait mal, ma robe de putain. Mon visage me fait mal ; mon cœur… Je n’ai plus de mère. Je n’ai plus de frère ; je vais tomber morte de honte… » – Caroline Proust tient le rôle et se glisse avec fluidité dans l’identité de la jeune fille de seize ans autant que dans celle de la femme plus mature et donne à son/ses personnage(s) une fragilité, autant qu’une intensité.

La complexité du passage au plateau pour mettre en scène L’Éden cinéma vient du fait que, dans le texte, les enfants passent par plusieurs époques, plusieurs âges. Ils sont enfants et adolescents, ils sont aussi adultes. Marguerite Duras l’écrit sous forme de voix de Joseph, voix de Suzanne, là où se construit le récit. Elle vient aussi de la disparité des lieux puisqu’on se trouve dans la plaine, dans le bungalow, au bord de la mer ou dans les rues de Saigon. La scénographie est ici judicieuse, un grand podium central sur lequel se trouve le bungalow, frontal, et en même temps très vietnamien, espace polyvalent aux portes coulissantes et translucides qui donne beaucoup de liberté dans les représentations et l’imaginaire des espaces (scénographie signée Emmanuel Clolus et Christine Letailleur, lumières Grégoire de Lafond et Philippe Berthomé).

Artiste associée au Théâtre national de Strasbourg après l’avoir été au Théâtre national de Bretagne, Christine Letailleur assure mise en scène et direction d’acteurs avec doigté et talent. Son travail est exigeant et soigné, on le connaît entre autres par ses mises en scène des Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos (2016) et de Baal de Bertolt Brecht (2017). Les auteurs et textes qu’elle choisit la placent sur des chemins de rigueur et de réflexion. Elle s’empare aujourd’hui de l’histoire de vie de Marguerite Duras – sous les traits de Suzanne –  qui, en deux textes de factures différentes, revient sur sa jeunesse en Indochine et un parcours, souvent douloureux.

Brigitte Rémer, le 25 avril 2022

Avec : Alain Fromager, Annie Mercier, Hiroshi Ota, Caroline Proust – scénographie Emmanuel Clolus, Christine Letailleur – lumières Grégoire de Lafond, avec la complicité de Philippe Berthomé – son Emmanuel Léonard – vidéo Stéphane Pougnan – costumes Elisabeth Kinderderstuth – assistante à la mise en scène Stéphanie Cosserat

15 au 23 avril 2022 – Théâtre de la Ville/Les Abbesses, Paris – En tournée : 10 au 14 mai, Théâtre du Jeu de Paume, Aix-en-Provence – 20 mai, Châteauvallon-Liberté, Toulon. Site : www.theatredelaville.com – www.tns.fr – www.fabriktheatre.com

“Essaimées” au Lycée Paul-Éluard de Saint-Denis

© Les Musiques de la Boulangère

Nicolas Frize et les Musiques de la Boulangère en répétition avant la présentation d’un vaste programme musical dans tous les espaces du Lycée Paul-Éluard, les 13, 14 et 15 mai 2022.

Le compositeur Nicolas Frize aime les lieux singuliers et rencontres improbables où mêler ses recherches musicales teintées de positionnement artistique, politique et humain : usines, hôpitaux, prisons, écoles, bureaux, espace public.

C’est aujourd’hui dans le plus grand lycée de Saint-Denis, en région Ile-de-France, le Lycée Paul Eluard – accueillant plus de deux mille élèves, trois cents personnels dont deux cent dix professeurs – où il est en résidence depuis plus d’un an, que Nicolas Frize prépare ses prochaines interventions. Il y rencontre des élèves de différentes classes de seconde, première et terminale et des professeurs de toutes disciplines qui deviendront les interprètes de sa prochaine présentation-composition in-situ, intitulée Essaimée, à la mi-mai. Tous les espaces du Lycée seront musicaux et chantés : salles de cours et d’ateliers, gymnases, amphithéâtre, cafétéria, hall, cour extérieure. Il part des enseignements existants, des outils et objets pédagogiques pour les prolonger artistiquement et conceptuellement, exploitant leur dimension sensible.

Une observation en cours de travail permet de voir la confiance qui s’établit entre le maître de musique et les élèves, entre professionnels et amateurs. Ce jour-là, un petit groupe travaille sur les langues de différentes origines comme tamoul, portugais, roumain, lingala, arabe, bengali, en dialogue avec une soprano japonaise. Au-delà des timidités, les élèves dialoguent entre eux s’exprimant chacun dans sa/ses langues d’origine et se répondent au fil des intentions, des musicalités du langage et de la dynamique de chacun, sans recherche de traduction ni de volonté de compréhension, au mot pour mot. Le corps se met en mouvement : se déplacer, marcher, se regarder, se disputer, se regrouper. La soprano lance des propositions dans lesquelles s’interposent les élèves et auxquelles ils répondent. Lucie-Rose, congolaise, apporte son enthousiasme, les sri-lankaises Mathusha et Megha, de même langue tamoule, se donnent mutuellement du courage.

Nicolas Frize observe, stimule, régule, questionne, induit des reprises et de précieux moments à conserver, des inflexions à travailler, propose à chacun de se souvenir d’une berceuse de son enfance. Tout se fait dans l’écoute, l’esquisse, la proposition, la discussion. L’échange est fluide et respectueux, cherche entre le parler et le chanter et construit un conducteur qui deviendra la trame d’une séquence du spectacle.

La base du travail repose sur l’altérité, la découverte d’autres territoires, les nuances d’autres pensées, d’autres musicalités, d’autres rationalités. Une fraternité politique et poétique se construit sous le regard des autres, dans les intonations et gestes imaginés et proposés. Chacun a sa place, petite ou grande, selon sa personnalité et son désir, selon ce qu’il ose, ce qu’il se risque à échanger.

Ce jour-là c’est une professeure en histoire-géographie, en géo-politique, qui les accompagne, au sens physique comme moral et participatif. Toute l’année, ensemble, ils ont travaillé et échangé sur de grands thèmes transversaux comme la notion de frontière et d’exil. Demain ce sera peut-être le professeur de SVT (Sciences de la Vie et de la Terre), de chimie, de sport, de littérature ou de philo avec lesquels ils auront cheminé sur d’autres sujets, tous participant, par la transmission des connaissances, à la construction de leurs personnalités. Les relations entre l’écrit et l’oral et la résonance de certains mots comme le mot culture(s) sont au coeur des préoccupations du compositeur.

Lors de la phase concert, en mai, se retrouveront dans tous les espaces du lycée deux cents interprètes, élèves, professeurs, personnels administratifs et techniques, les élèves de cinq conservatoires de musique de Seine-Saint-Denis, les élèves de deux collèges professionnels, des musiciens et des chanteurs professionnels. Trente œuvres – de courte durée – seront jouées et chantées dans des compositions de Nicolas Frize mais aussi d’autres comme John Adams et les œuvres de deux jeunes compositrices auprès de qui Les Musiques de la Boulangère ont passé commande. Une scénographie s’élabore ainsi qu’une signalétique pour que les auditeurs-spectateurs itinérants, se repèrent. C’est une vaste œuvre collective intergénérationnelle et interculturelle à laquelle les publics sont conviés.

Brigitte Rémer, le 25 avril 2022

Concerts les vendredi 13 mai à 19h30, samedi 14 mai à 15h30 et 19h30, dimanche 15 mai à 15h30 – Lycée Paul-Eluard, 15-17, avenue Jean-Moulin, 93200 – Saint-Denis – métro Saint-Denis Basilique. Site : www.nicolasfrize.net – Entrée libre, réservation obligatoire : RESERVATION

Mille Miles

© Youness Aboulakoul

Conception, chorégraphie Youness Aboulakoul, compagnie Ayoun – au Théâtre Jean Vilar de Vitry.

Le bruit assourdissant d’un avion au-dessus de nos têtes, pendant un long moment, dans le noir, suivi de celui d’un froissement de feuilles et de pépiements d’oiseaux. Une silhouette entre, au milieu de vagues de brouillard, le visage caché par un grand chapeau-bouclier. Seule la courbe du corps nous guide. On se croirait dans une rizière où le geste est lent et répété, où le signe est sémaphore.

Soudain une accélération et l’entrée de quatre autres danseurs dont on ne voit pas le visage. On ne le verra pas du spectacle ils portent des cagoules noires, comme leurs pantalons et tee-shirts. Au fond un cyclo, barré d’un néon qui fait toute sa largeur et qui monte ensuite pour s’effacer, laissant d’autres néons aux quatre coins du plateau, horizontaux ou verticaux. Les danseurs forment des figures comme tourniquets et tourbillons, on dirait des insectes. Ils entrent comme en clandestinité. La danse individualisée tisse l’œuvre collective puis laisse place à un rituel de mort, une sortie de masques, des corps abandonnés.

Après une séquence en solo et un lent duo les danseurs déplient des bandes de tissus d’or, comme s’ils préparaient un sacrifice, tissus qu’ils posent majestueusement en plusieurs endroits du plateau sur un support néon vertical. On dirait des pierres tombales. Ils s’affrontent en des combats félins, comme des gladiateurs ou des samouraïs, forment des figures en solidarités, sans se lâcher, se regroupent au sol, tracent des jeux. Les lignes sont courbes, il y a une construction savante et une grande fluidité dans la chorégraphie, tant dans le geste que dans l’environnement sonore qui guide les danseurs. Il y a de la grâce.

Quatre d’entre eux portent un cadavre, une couverture de survie se déroule. On voit des corps échoués, des âmes mortes. Puis côte à côte et de dos dans une diagonale, lumière en contre, ils s’éloignent au son des cordes frappées et des lointaines percussions.

Le langage chorégraphique de Youness Aboulakoul est précis, habité, très maîtrisé. Il y a dans sa proposition quelque chose de lancinant et de méditatif qui s’inscrit dans une démarche esthétique en même temps que philosophique. L’environnement lumière et son, la façon dont les danseurs habitent l’espace et le sculptent, ouvrent sur une subtile poétique du geste au style pluriel : traditionnel, signe de son pays d’origine, le Maroc, contemporain par ses expériences sédimentées de danseur et chorégraphe, en France et en Europe.

Mille Miles est peut-être cette distance que franchit l’exilé dans sa ligne de survie, dans sa rencontre avec d’autres, dans sa lecture de la mort qui rôde. Le spectacle ouvre sur une  notion de contemplation-réflexion qui donne le vertige des seuils, frontières et territoires.

Brigitte Rémer, le 22 avril 2022

Avec : Alexandre Bachelard, Mathieu Calmelet, Pep Garrigues, Yannick Hugron, Jean-Yves Phuong – assistante artistique Ariane Guitton – création son Atbane Zouheir – lumières Shani Breton et Jéronimo Roé – costume Audrey Gendre – création médias Jéronimo Roé – production et diffusion Kumquat performing arts – administration Saül Dovin.

Vu le 19 Avril 2022 au Théâtre Jean Vilar, Vitry-sur-Seine – site : www.theatrejeanvilar.com et compagnie Ayoun : www.younessaboulakoul.com

La nuit sera blanche

© Pascal Victor

D’après La Douce de Fédor Dostoïevski – traduction André Markowicz – direction artistique Lionel González – au Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis.

Dans le Journal d’un écrivain – chronique tenue pendant huit ans par Fédor Dostoïevski – dans lequel il avait regroupé différents textes, figurait La Douce, une courte nouvelle publiée en 1876. Dans son avant-propos, l’auteur résumait le scénario : « Imaginez un mari dont la femme s’est tuée en se jetant quelques heures auparavant par la fenêtre, et qui est là, étendue sur la table. Il est bouleversé et n’a pu encore rassembler ses idées. Il erre à travers les chambres et s’efforce de découvrir un sens à ce qui vient de se passer. » Robert Bresson avait réalisé un film superbe en 1969 à partir de la nouvelle, Dominique Sanda en tenait le rôle principal.

Hanté par la question du suicide, ce texte nous place dans le long monologue du mari (Lionel González) qui refait le parcours de sa rencontre avec cette femme, étendue, inerte et restée mystérieuse pour lui, sur le malentendu de leur vie commune : « Je vais faire quoi, moi ? » sont ses premiers mots. Et il se raconte autant qu’il la raconte. Il parle de sa boutique de prêteur sur gage et d’un métier sans reconnaissance, dévalué même, de la relation qu’il tisse, lentement, avec elle qui apportait en dépôt des objets sans grande valeur. Il se souvient de cette Vierge à l’enfant qu’elle déposa contre quelques roubles, « objet qu’on se promet de ne jamais apporter », une icône qu’elle tenait dans les mains au moment de son geste désespéré. Il se souvient de sa soudaine demande en mariage faite auprès d’elle et de l’accord qu’elle lui donna sous réserve de l’épouser selon les règles classiques ; des deux tantes qui l’avaient élevée depuis l’âge de quinze ans, moment où elle était devenue orpheline, tantes détestables qui l’exploitaient et qui la battaient.

Dans les sous-sols du Théâtre Gérard Philipe un lieu énigmatique, le Terrier, parle de lui-même et va bien à Dostoïevski. Côté jardin, un piano caché derrière un gros pilier. Côté cour, un territoire musical avec une guitare, un psaltérion et des objets détournés qui entrent dans la création musicale proposée par Thibault Pierrard installé au milieu d’un frigo, un téléphone, une échelle, un projecteur à diapositives. Dans l’arrière fond de l’espace, au loin, une grande cuisine, le domaine de Loukeria la servante (Jeanne Candel), témoin de la vie du couple, ici silencieuse. Elle apparaît de temps en temps, vaquant à ses occupations, faisant ses ablutions, préparant le samovar et par ses gestes rituels devient aussi la femme emblématique en même temps que le fantôme de la morte, quand elle s’enroule de bandelettes de papier blanc. A l’arrière de cette cuisine et jouant sur l’extrême profondeur de champ, quelques bougies signalent la chambre ardente où repose la femme (une scénographie signée de Lisa Navarro, des lumières de Fabrice Ollivier).

L’homme décline ses interrogations sur le féminin et ses inquiétudes sur l’avenir, passant par toute la palette des couleurs : tristesse, nostalgie, colère, agressivité, tendresse, désarroi, dévastation. Il a un secret qu’il finira par dévoiler, alors qu’elle, l’avait découvert, par l’extérieur. « J’aurais voulu qu’elle s’approche de moi et me questionne » dit-il mais elle s’était fermée dès le mariage, avant qu’un silence assourdissant ne s’installe entre eux. Face au bilan qu’il est en train de faire et à l’introspection qui en découle, il met en jeu sa culpabilité et sonde les profondeurs de l’âme humaine. L’environnement sonore accompagne les variations de ses sentiments.

Acteur et metteur en scène, Lionel González a co-fondé la compagnie Le Balagan retrouvé, en 2016, après avoir créé une première compagnie en 2000. Il s’est confronté à Dostoïevski la même année en montant Demain, tout sera fini, une adaptation du Joueur. Dans La nuit sera blanche, son interprétation de l’homme, ancien militaire de l’armée – son secret – la solitude, sa maladresse et son désespoir reflètent la complexité de la conscience et de la pensée. Le travail collégial qui s’est construit entre Lionel González et Jeanne Candel – dont une référence commune est le travail du metteur en scène polonais Krzystian Lupa – ainsi que la créativité musicale et sonore de Thibault Pierrard, font émerger la vérité du personnage autant que ses doutes, dans une grande intensité.

Brigitte Rémer, le 20 avril 2022

Conception et jeu Jeanne Candel, Lionel González, Thibault Perriard – scénographie Lisa Navarro – lumière Fabrice Ollivier – costumes Élisabeth Cerqueira – collaboration artistique Chloé Giraud

Théâtre Gérard Philipe/CDN de Saint-Denis, 59, boulevard Jules-Guesde, Saint-Denis, jusqu’au 22 avril 2022, lundi au vendredi à 19h30, samedi à 17h, dimanche à 15h – site : www.theatregerardphilipe.com

Portrait Avedon-Baldwin : entretiens imaginaires

© Giovanni Cittadini Cesi

Conception et mise en scène Élise Vigier – texte Kevin Keiss, Elise Vigier, librement inspiré d’essais et d’interviews – avec Marcial Di Fonzo Bo et Jean-Christophe Folly – au Théâtre du Rond-Point.

C’est un magnifique duo rêvé, entre l’auteur activiste James Baldwin, né dans le quartier de Harlem, qui s’exile en France à l’âge de vingt-quatre ans pour fuir le racisme et vivre son homosexualité, et le photographe américain d’origine juive russe, Richard Avedon, photographe de mode.

Issu d’un milieu chrétien très pratiquant, Baldwin écrit son premier roman, semi-autobiographique, La Conversion, en 1953 ; puis des nouvelles dont Blues pour Sonny publié dans Face à l’homme blanc, en 1965 ; des essais dont Chronique d’un pays natal dans lequel il exprime le rejet familial et social qu’il a vécu et La Prochaine Fois, le Feu, en 1963 qui explore les non-dits et les tensions autour des distinctions raciales, sexuelles et de classe, dans l’Amérique du milieu du XXe siècle. Il se pose à Saint-Paul-de-Vence à partir de 1970. Avedon lui, au-delà des photographies de mode et de ses contrats avec Life et Vogue dans lesquels il retranscrit l’énergie, la liberté et l’érotisme de l’époque, se reconnaît dans un travail plus profond qu’il qualifie de photographies de portraits. Tous deux ont publié ensemble en 1964 un ouvrage polémique de la contre-culture, Nothing Personal, recueil de portraits où se côtoient figures célèbres, prisonniers et citoyens ordinaires, ouvrage subversif avec des textes au vitriol et des clichés saisissants qui dressent le portrait d’une Amérique impérialiste controversée.

Partant de ces deux parcours chargés, dans le contexte américain des années 1950, Elise Vigier et Kevin Keiss ont bâti un scénario-portrait des artistes à partir d’entretiens imaginaires. Marcial Di Fonzo Bo, argentin d’origine, interprète Avedon, Jean-Christophe Folly, originaire du Togo est Baldwin. Amis d’enfance dans un lycée du Bronx, ils se retrouvent dans un éclat de rire, posent ensemble devant l’appareil photo de Richard et imaginent un projet de livre. On les suit dans l’élaboration de leur œuvre commune, rassemblant photos et textes, chacun avec sa personnalité et son identité. Les deux acteurs habitent magnifiquement leur personnage, tissant une belle complicité et faisant émerger une créativité pleine de tendresse et d’humour. Richard Avedon demande à James Baldwin : « Comment s’est passé le moment où quelqu’un t’a expliqué que tu étais noir ? » Réponse de Baldwin : « On m’a pas expliqué que j’étais noir. J’étais en train de me bagarrer avec des blancs parce que eux, ils savaient que j’étais noir mais moi je savais pas. Et comme tous les garçons noirs on demande aux parents, à sa mère, son père. On demande pas pourquoi on m’appelle nègre on demande qu’est-ce que ça veut dire sale nègre. »

Le concept du Portrait a été mis en place par Marcial Di Fonzo Bo à son arrivée à la direction de la Comédie de Caen en 2015, l’idée étant de concevoir des entretiens imaginaires entre deux artistes, intellectuels ou figures majeures de notre temps. Plusieurs propositions ont ainsi été faites, plusieurs spectacles réalisés. Letzlove-portrait(s) Foucault mis en scène par Pierre Maillet ; Portrait de Raoul de Philippe Minyana mis en scène par Marcial Di Fonzo Bo ; Ludmilla en Nina Simone écrit et mis en scène par David Lescot ; Portrait d’Amakoé de Souza/salade, tomates, oignons écrit et mis en scène par Jean-Christophe Folly, ici acteur et qui monte en puissance sur les plateaux, à juste titre ; Portrait Bourdieu écrit et mis en scène par Guillermo Pisani. Autant de portraits autant de démarches et d’entretiens imaginaires, tous aussi riches les uns que les autres.

© Giovanni Cittadini Cesi

Dans ce Portrait Avedon-Baldwin c’est Élise Vigier qui met en scène une heure pétillante de spectacle. Après avoir été formée à l’Ecole Nationale de Bretagne, de 1991 à 1994 elle fut de l’aventure des Lucioles – tout comme Marcial Di Fonzo Bo – collectif qu’elle co-fonda en 1994. Artiste associée à la direction de la Comédie de Caen, elle a mis en scène en 2020 une adaptation du roman de Baldwin réalisée par Kevin Keiss, Just above my Head, écrit en 1979 et traduit sous le titre de Harlem Quartet, elle connaît donc bien l’auteur. Elle prépare pour le Festival d’Avignon un nouveau portrait, Anaïs Nin au miroir, sur un texte d’Agnès Desarthe.

Dans une grande complicité les deux acteurs, Marcial Di Fonzo Bo et Jean-Christophe Folly, dessinent ici le portrait de deux artistes chaleureux, sensibles, créatifs et extravagants chacun dans son domaine artistique, s’inscrivant entre l’intime et le politique, nous plongeant dans l’univers de ségrégation et d’intolérance de l’Amérique des années 50, en pleine crise identitaire. De l’univers de la mode dans lequel il fut longtemps investi, Avedon s’éloigna pour photographier notamment les militants investis dans la défense des droits de l’homme ; Baldwin, du sud de la France, s’interrogea sur la défense des droits civiques et la difficulté de vivre. Leur amitié est un précieux cadeau. Le scénario se termine par la visite d’Avedon au réalisateur Jean Renoir, qui travaillera aux États-Unis de 1941 à 1949.

Un spectacle sensible et intelligent, judicieusement mis en scène, conduit et porté de mains de maîtres !

Brigitte Rémer, le 15 avril 2022

Spectacle créé à la Comédie de Caen le 13 juin 2019, production Comédie de Caen/CDN de Normandie – Au Théâtre du Rond-Point jusqu’au 17 avril 2022, avenue Franklin D. Roosevelt. 75008. Métro : Rond-Point des Champs-Élysées – site : theatredurondpoint.fr – site Comédie de Caen : comediedecaen.com

Salon du livre des Balkans 2022

© Yves Rousselet

C’est une année particulière pour le Salon du livre des Balkans qui fêtait sa 10ème édition en février dernier, Pascal Hamon en est le fondateur. Avec l’Association Fête du Livre des Balkans il continue à le faire vivre, entouré d’une équipe de passionnés. Il en rappelle l’objectif : « présenter les Balkans autrement » et « montrer au public quels peuvent être les éléments culturels communs des pays balkaniques dans des domaines tels que l’histoire, les langues, les religions, et aussi les littératures et écritures dans toute leur diversité. » Depuis 2012, la manifestation est accueillie à l’Inalco-Bulac, Pôle des Langues et Civilisations qui se transforme en véritable ruche.

Flash-back donc en cette édition 2022 sur le chemin parcouru – après un arrêt dû au Covid – à travers une rétrospective d’affiches (de Franyo Toth et Johanna Marcadé) et de photographies (d’Yves Rousselet) et avec une clôture festive de l’édition, par l’intervention musicale de Gülay Hacer Toruk qui chante les Balkans, entourée de ses musiciens

Étaient présents au Salon du livre des Balkans cette année plus d’une vingtaine d’éditeurs, venant de cet espace géographique ou travaillant avec, pour présenter leurs dernières parutions. Des rencontres avec auteurs, traducteurs, éditeurs et libraires, des lectures et des tables rondes, des expositions, des coups de cœur, des signatures et la remise du Prix du Salon, confirment une véritable dynamique de la littérature des Balkans.

Nous ne pouvons ici en retenir que quelques exemples comme la carte blanche donnée à Chloé Billon, traductrice du croate, en dialogue avec Marie Vrinat-Nikolov, enseignante à l’Inalco, pour montrer les spécificités de La littérature croate contemporaine, dans un pays, la Croatie, situé au croisement de l’Europe centrale, des Balkans et du monde méditerranéen ; les ouvrages de Dubravka Ugresic, Bekim Sejranovic, Olja Savicevic et Robert Perisic y étaient présentés à titre de référence. La projection d’un court métrage documentaire de la réalisatrice croate Ines Jokos, lauréate du Festival des Cinémas du Sud Est Européen, Do you go out ? précédait le débat : deux personnes se rencontrent à l’hiver de leur vie.

Autre exemple avec ces trois pays, trois villes, mises à l’honneur, dans la série Coups de cœur, à travers les ouvrages de Ylljet Alicka sur l’Albanie : Métamorphose d’une capitale, aux éditions des Soixante – Sedef Ecer sur Istanbul : Trésor national, aux éditions J.C. Lattès – Ivan Nilsen : Les carnets de Salonique, aux éditions Marie Barbier. Une table ronde autour de Bernard Lory, professeur à l’Inalco, sur le thème De l’Histoire à la fiction a rassemblé des auteurs du Kosovo, Croatie, Roumanie et Turquie, pour mettre en évidence la transformatin et le passage de la matière historique en matière littéraire. La présentation du livre Les Bords réels (éditions Bec en l’air) et projection des images de films documentaires consacrés à la Bosnie, réalisés par Adrien Selbert, photographe de l’Agence Vu et réalisateur, qui sillonne depuis près de vingt ans le pays, interrogeant la question de l’après-guerre. Une conférence-débat autour de la directrice des éditions internationales du Monde Diplomatique, Anne Cécile Robert, sur La liberté de la presse dans les Balkans, avec les directeurs des sept éditions internationales du Monde Diplomatique présents au Kosovo, Albanie, Bulgarie, Grèce, Macédoine du Nord, Serbie et Turquie.

© Yves Rousselet

Une table ronde  sur le thème Importance et fragilité des communautés juives dans les Balkans, modérée par Jean-Claude Kuperminc, directeur de la bibliothèque et des archives de l’Alliance israélite universelle, a rassemblé Odette Varon -Vassard pour Des sépharades aux juifs grecs (éditions Le Manuscrit), Nadège Regaru pour Et les juifs bulgares furent sauvés, une histoire des savoirs sur la Shoah en Bulgarie (éditions Presses de Sciences-Po), François Azar, éditeur et Gazmen Toska représentant du musée juif de Berat en Albanie, pour présenter le livre de Moïse Abinun, Les lumières de Sarajevo (éditions Lior). Les échanges ont porté sur l’émigration des Séfarades expulsés d’Espagne et du Portugal au XVème siècle et accueillis par les pays de l’Empire Ottoman.

© Yves Rousselet

Autre thème proposé, Comment parler de l’actualité littéraire balkanique, échanges animés par Evelyne Noygues et rencontre avec trois écoles balkaniques de Paris et Région Parisienne partenaires du Salon du Livre : les écoles, turque De la Seine au Bosphore, bulgare Cyrille et Méthode et grecque de Chatenay-Malabry.

De nombreuses séances de dédicace ont émaillé ces deux journées consacrées aux échanges littéraires liés à la dynamique créatrice de la région des Balkans où agissent en synergie auteurs et éditeurs, intellectuels et artistes. L’organisation du Salon permet ces croisements et rencontres, fructueuses et conviviales, d’autant après deux ans de suspension pour raison de pandémie. Une manifestation à suivre dans ses prochaines éditions. Premier rendez-vous en novembre 2023, pour la 11ème édition !

brigitte rémer, le 10 avril 2022

Salon du livre des Balkans, INALCO / BULAC – 65 rue des Grands Moulins – Paris 75013 – www.livredesbalkans.net

De Kaboul à Bamako

© Thy Collet

Avec Mamani Keïta, Mali, à la voix ; Aïda Nosrat, Iran, voix et violon ; Sogol Mirzaei, Iran, târ ; Siar Hashimi, Afghanistan, voix, tablas, daf ; Rusan Filiztek, Kurdistan, voix, saz, oud, daf ; le sextuor français Arat Kilo avec Fabien Girard guitare électrique, Gérald Bonnegrace percussions, Aristide Goncalves claviers et trompette, Michaël Harvard saxophones et flûte traversière, Samuel Hirsch basse électrique, Florent Berteau batterie – production Alexandre Debuchy) – au 360 Paris Music Factory.

Après le Trianon en février dans le cadre du festival Au fil des voix, c’est au 360 que le public est invité à voyager De Kaboul à Bamako où se fédèrent des musiciens de différentes cultures. Sowal Diabi est au départ un évènement, créé en Belgique en 2019 sous l’impulsion de Saïd Assadi, autour d’une réflexion sur l’apport des réfugiés. Sowal signifie question en persan et Diabi, se traduit par réponse en bambara.

© Thy Collet

Avant d’être musical, le projet De Kaboul à Bamako est une philosophie de vie qui se tisse entre des hommes et des femmes des quatre coins de la planète qui ont dû fuir leurs pays et la guerre pour se mettre à l’abri, c’est une utopie, un partage. Exilés, ils reconstruisent des mondes en même temps que leur identité. Sur scène, comme dans l’album qu’ils ont gravé et qui est récemment sorti, ils échangent leurs sonorités et compositions, leur virtuosité, leur amitié.

Une douzaine de musiciens/musiciennes sont sur scène, avec des instruments à cordes comme le târ, le oud et les guitares ; des percussions comme le daf, la darbuka, les tablas, les riq et bendir ; des instruments à vent comme la flûte traversière, la trompette et le saxophone ; des claviers. On se laisse emporter par les voix : la voix malienne de Mamani Keïta, profonde, puissante, aux mille couleurs et la voix iranienne éloquente d’Aïda Nosrat, qui parfois saisit aussi son violon et en joue avec passion. Leur dialogue vocal est éblouissant, ludique et généreux, dans une remarquable amplitude des tessitures. La voix de Rusan Filiztek qui s’accompagne au saz et au oud et parle du désert kurdistan (cf. notre article du 27 février 2022) ; celle de Sogol Mirzaei jouant de son târ iranien, ce fragile instrument des temps immémoriaux qu’il faut accorder entre chaque morceau et qui sait aussi dialoguer avec la trompette ; la maestria de l’Afghan Siar Hashimi, battant le daf et les tablas y ajoutant la voix. Il y a Arat Kilo, cette rencontre de musiciens parisiens avec la fascinante richesse des musiques éthiopiennes et l’hommage au compositeur et interprète Guillaume Renaud, guitariste et percussionniste, joueur de tabla, trop tôt disparu. Il y a le brio de chaque instrumentiste jouant de petits moments solos ; il y a l’ensemble avec ses chants rythmés, ses claviers, ses vents et ses voix qui déchirent l’espace et le temps. Il y a le public, debout, ou assis et les lumières qui sculptent l’espace. Il y a l’art au-delà des frontières et des guerres avec ses chants de pleurs et les gestes d’un monde qui, à certains endroits, disparaît, quand certains effacent les traces des civilisations et des cultures : ainsi les mausolées de Tombouctou ou la destruction des Bouddhas de Bâmiyân ; ou encore les musiciens de Kaboul à l’heure des talibans, enterrant leurs instruments pour tenter de les préserver.

© Thy Collet

Au 360 Paris Music Factory se construit un espace de rencontres et de convivialité et se réalise un extraordinaire travail musical, sur scène en même temps que dans les studios d’enregistrement. Les musiciens De Kaboul à Bamako s’y sont rencontrés à trois reprises pour des temps de résidence et y ont enregistré treize titres (dans une réalisation de Alexandre Debuchy) dominés tantôt par les sons du Mali tantôt par les sonorités des Balkans ou du Moyen Orient. Avec eux, on voyage, dans les musiques comme dans la tête.

Brigitte Rémer, le 8 avril 2022

© Thy Collet

De Kaboul à Bamako, concert du 22 mars 2022 – Le 360, 32 rue Myrha. 75018. Paris. Métro : Château Rouge – site www. le360paris.com – tél. : 01 47 53 68 67 – Album Accords croisés – www.accords-croises.com

Album Sowal DiabiDe Kaboul à Bamako – Titres : Désert, Solila, Master Gui, Kera Kera, Dalila, Écoute le Ney, Layli Jan, Dia Barani, Drum Talk, Râhé Nour, Snow in Addis, Zolf Porayshan, Mirage (ouverture), Mirage.

Au bord

© Jean-Louis Fernandez

Texte Claudine Galea – mise en scène Stanislas Nordey – avec Cécile Brune – au Théâtre national de la Colline.

C’est un texte radical, ni pièce ni poème, un monologue écrit sans ponctuation, en 2005, publié en 2010, qui a obtenu le Grand Prix de littérature dramatique 2011. Claudine Galea part d’une photo publiée dans le Washington Post le 21mai 2004 où l’on voit une jeune soldate américaine tenant en laisse un prisonnier irakien, nu et à terre, dans la prison d’Abou Ghraib, à Bagdad. La photo a fait scandale et servi de preuve aux exactions américaines : onze militaires dont la soldate ont été condamnés par des cours martiales.

Claudine Galea découvre cette photo en 2004 alors qu’elle a commencé à écrire Au bord et qu’elle ne réussit pas à avancer. Elle est sous le choc et l’épingle sur le mur, face à sa table de travail, c’est cette photo qui joue pour elle le rôle de déclencheur. Loin de l’archétype du bourreau, la soldate provoque chez elle fascination et sidération : une jeune femme blanche, petite et frêle abuse du pouvoir qu’elle se donne face à un homme arabe torturé. L’auteure construit autour d’elle un personnage dans lequel se mêlent sexualité, homosexualité et désir. Elle s’identifie et se regarde dedans. « J’ai dépunaisé la photo. L’image enfante d’autres images. Je suis cette laisse en vérité / elle est cette laisse en vérité… Je suis cette laisse et cette fille ».  Réminiscences, récurrences.

Le texte prend forme quand elle découvre le 21 août 2005 le livre intitulé En laisse, de Dominique Fourcade, écrivain et poète, second déclencheur à sa reprise de l’écriture. Ces mots résonnent, elle s’en empare dès le début de la pièce et le répète à l’infini : « Je suis cette laisse en vérité ». Cela devient un leitmotiv. Au bout de la laisse un homme torturé, relégué au rang d’animal, ou d’objet, au rang de sous-homme, dans les mains d’une femme, soldate sans scrupule. Autre récurrence, l’enfance du personnage et son rapport à une mère ni aimante ni aimée, humiliante même ; la sexualité, le désir face à la soldate : « Je la veux, c’est elle que je regarde. C’est elle que je veux. » Elle lui donne vie et s’invite : « Regarde-moi dit la fille. »

Le propos est étrange quand, d’une image de pure tragédie, on glisse dans la sphère de la sexualité, passant du collectif – la guerre et la torture – au privé, avec une certaine impudeur, ou provocation. La première partie du texte est formée de bribes où des images de femmes se superposent : l’auteure, ses amoureuses, sa mère, la soldate. S’enchaîne une sorte de monologue final – six pages sur vingt-sept – où l’écriture est plus construite et se cimente autour des mêmes obsessions : le féminin/le masculin ; ce qu’apporte pour elle l’homme comparé à ce qu’apporte la femme ; sa mère qu’elle identifie aussi au bourreau, à cette soldate et les aller-retours à l’enfance ; la fin de vie ; la chronologie de son écriture. Elle termine en mettant la focale sur trois femmes qui la hantent : sa mère juste avant sa mort, la soldate dans laquelle elle décèle agressivité et fragilité, son amoureuse. On peut alors se demander si la photo ne serait pas que prétexte pour parler d’elle, de ses désirs, de ses amours. Placée au centre du plateau, l’actrice donne le texte en des-crescendo, allant jusqu’au murmure, alors que la lumière descend.

Au plan scénique, tout repose sur Cécile Brune, l’actrice, grande professionnelle issue de vingt ans de Comédie Française, remarquable pour porter un texte fait de ressassements et d’inhumanité à peine troublé par quelques notes de piano. La mise en scène de Stanislas Nordey, directeur du TNS de Strasbourg est minimaliste. Des lumières quasiment fixes et un décor oppressant, lieu clos de type mastaba, tombeau, matrice, bunker ou prison, décor bleu clair parsemé de dessins comme de petits crochets. Rien de lisible, rien d’indispensable. Un vague carton blanc négligemment posé représente la photo, trace de ce qui a eu lieu, ce pourrait être aussi un miroir. Cette photo apparait sur le rideau de scène avant ouverture, en image inversée/ positif-négatif. Ne reste ensuite que son ombre reflétée sur le plateau et qui s’estompe jusqu’à progressivement s’effacer.

Au-delà du théâtre, restent les questions, comme les pose la philosophe Marie-José Mondzain : « Qu’est-ce que voir ? Qu’est-ce que dire ce que l’on voit ?  Qu’est-ce que faire voir ? Qui dit ce qu’il faut voir ? » On peut penser à la photo de Robert Capa Mort d’un soldat républicain prise en septembre 1936 pendant la guerre d’Espagne, une des premières photos montrant un combattant tombant à la renverse, la main encore posée sur son fusil, un ciel immense derrière lui. On peut penser à la photo de l’enfant kurde mort de la guerre en Syrie à l’âge de 3 ans, Aylan Kurdi, échoué sur une plage de Turquie, le 2 septembre 2015 qui a modifié le regard porté sur les réfugiés. « Quel est le lieu même où commence l’art ? » demande Roland Barthes. Et il  poursuit : « Il ne suffit pas au photographe de nous signifier l’horrible pour que nous l’éprouvions. » Qu’est-ce que la réalité ? Celle d’aujourd’hui s’appelle Ukraine et crimes contre l’humanité, signés Poutine. L’actualité rattrape la pièce.

Dans Au bord, le public, comme l’auteure, grave dans sa tête la photo de la soldate américaine tenant en laisse un prisonnier irakien, nu et à terre, dans la prison d’Abou Ghraib, à Bagdad. Dans ce retour du tragique il reste au bord de l’indicible, de la violence, de la brutalité, de la vie, de la mort, de l’écriture.

Brigitte Rémer, le 4 avril 2022

Du 15 mars au 9 avril 2022, du mercredi au samedi à 20h, le mardi à 19h et le dimanche à 16h – Théâtre national de la Colline, 15 rue Malte-Brun. 75020 – tél. : 01 44 62 52 52- site : www.colline.fr – Avec Cécile Brune – collaboratrice artistique Claire ingrid Cottanceau, scénographie Emmanuel Clolus, lumières Stéphanie Daniel, costumes Raoul Fernandez – Le texte est publié aux éditions Espaces 34.

On dirait que kékchose se passe

© Marika Boutou, Espace Mendès France, Poitiers

Avec : Daphnélia Mortazavi et Fardin Mortazavi – mise en scène Christian Rémer – compagnie, CyberOmbre – à la Maison du Geste et de l’Image.

Originaire d’Iran, Fardin Mortazavi a longtemps travaillé comme ingénieur de recherche sur le langage entre l’homme et la machine. Homme de théâtre, marionnettiste et musicien, il a de nombreuses expériences à son actif. La compagnie, CyberOmbre qu’il a créée travaille à la recherche d’un langage scénique, espace de réflexion dans le champ du numérique. Il croise les langages entre objets, ombre, encre, récit, musique et s’ancre dans plusieurs domaines de recherche entre sciences sociales et recherche théâtrale.

CyberOmbre a présenté en février à la Maison du Geste et de l’Image, à Paris, une petite forme intitulée : On dirait que kékchose se passe, en empruntant à Raymond Queneau, ces quelques mots, issus de L’Instant fatal. La dramaturgie est née des lectures d’auteurs, peintres, poètes et musiciens, composée par Christian Rémer pour CyberOmbre, on y trouve : Raymond Queneau, co-fondateur de l’Oulipo après sa rupture d’avec André Breton ; la dérision de Javier Tomeo, « des jours meilleurs viendront » ; L’amour à la robote de Jacques Prévert, tandis que le profil d’une jeune femme apparaît dans l’ombre de la lune « un homme écrit à la machine une lettre d’amour et la machine répond à l’homme et à la main, à la place de la destinataire » ; l’impatience de Tadeusz Kantor, plasticien et homme de théâtre, qui laisse le cadre vide : « J’en ai assez d’être assis dans le cadre, je sors ! » On trouve aussi scéniquement la main gantée de la marionnette à gaine, comme emprisonnée et la corde de Pozzo et Lucky, référence à Samuel Beckett. On trouve une démultiplication du mouvement et du signe théâtral mis en mouvement par la main, à la manière d’un roman photo : « Vous, je ne vous regarde pas ! »

C’est dans ce contexte que le spectacle a été accueilli à la Maison du Geste et de l’Image, lieu unique en son genre, dédié à la pratique artistique individuelle et collective des arts visuels et des arts de la scène, lieu dirigé par Marie Stutz, assistée de Myriam Cassan comme responsable pour le théâtre. Service public lié à la Ville de Paris, la MGI est une Maison commune des artistes, des enseignants, des élèves et des chercheurs. CyberOmbre y a trouvé sa place le temps d’une soirée, pour présenter On dirait que kékchose se passe et y animer un atelier avec des élèves de classes de 5ème.

Ce spectacle met en vis-à-vis et en tension deux réalités de vie : une réalité physique, lente, matérielle, bruyante, incertaine et complexe et une réalité numérique rapide, immatérielle, silencieuse, affirmée et synthétique. La représentation est toujours suivie d’un échange avec le public qu’anime Fardin Mortazavi, sur les expériences de chacun  avec le numérique

La Compagnie mène à Poitiers des actions pédagogiques depuis une dizaine d’années, notamment avec des écoliers, collégiens, lycéens et étudiants de l’université. Elle pilote des ateliers d’écriture scénique autour de la marionnette et pour repenser le numérique, des ateliers d’éducation critique aux médias, et des ateliers d’initiation musicale en lien avec une multiplicité de formes théâtrales.

 Brigitte Rémer, le 2 avril 2022

À la Maison du Geste et de l’Image, 42 rue Saint-Denis. 75001. Paris – site : mgi-paris.org. et Fardin Mortazavi : site – www.cyberombre.org et www.maisonpersane.fr

On dirait que kékchose se passe a été présenté le mois dernier au LEM de Nancy (dirigé par Laurent Michelin) et à l’Espace Mendès France de Poitiers (dirigé par Patrick Treguer) pour des représentations scolaires ouvertes au public – Prochaine activité proposée par CyberOmbre : un Atelier de musique persane ouvert aux débutants et amateurs à partir de 6 ans, avec le Tombak (Zarb), Târ, Kamâncheh et Daf, à Poitiers, du 16 au 18 avril 2022.

Festival d’Avignon 2022 – 76ème édition

© Jean Couturier

La soixante-seizième édition du Festival d’Avignon se tiendra du 7 au 26 juillet 2022, dernière édition pilotée par l’équipe en place, Olivier Py directeur et Paul Rondin directeur délégué annoncent le programme en conférence de presse. Pour cette dernière édition qu’il pilote après deux mandats de cinq ans, le directeur du Festival d’Avignon remercie les tutelles engagées dans son financement – ministère de la Culture, ville d’Avignon, Communauté d’Agglomération du Grand-Avignon, Région et DRAC Provence-Alpes-Côte d’Azur, département et préfecture du Vaucluse, ministère de la Justice, ministère de l’Éducation Nationale, de la Jeunesse et des Sports notamment par les collèges et lycées de la ville.

Il remercie ensuite les publics qui lui ont fait confiance et égrène la liste de ses collaborateurs – dont les 750 saisonniers chaque année – et celle des partenaires qui l’ont accompagné dans sa mission de direction depuis dix ans. « Je n’ai tenu en rien à faire un Festival récapitulatif ou commémoratif » prévient-il d’emblée. Il garde la ligne définie dans les autres éditions et son engagement, le travail mené pour défendre la place des femmes et leur identité, l’intérêt qu’il a toujours manifesté pour d’autres cultures, notamment le Moyen-Orient et l’Afrique, l’ouverture vers le jeune public et la décentralisation du Festival à travers le territoire.

L’édition 2022 s’étend sur 20 jours, présente 46 spectacles et prévoit 270 levers de rideau, 120 000 billets à la vente et 25 000 entrées libres. En comptant lectures et débats ce sont plus de 400 rendez-vous, qui sont proposés aux festivaliers dans les différents lieux de la ville dont l’opéra rénové qui ré-ouvre cette année avec Iphigénie, de Tiago Rodrigues qui succédera en 2023 à Olivier Py, spectacle mis en scène par Anne Théron (7 au 13 juillet).

Beaucoup de découvertes, fidélités et retrouvailles sont à l’affiche. Le Moine noir, d’après Anton Tchékhov du metteur en scène russe Kirill Serebrennikov ouvre le Festival dans la Cour d’honneur du Palais des papes (7 au 15 juillet), Miss Knife et ses sœurs d’Olivier Py le clôture le 26 juillet sur la scène de l’Opéra d’Avignon en compagnie des Dakh Daughters, artistes ukrainiennes et d’Angélique Kidjo. Olivier Py met aussi en scène Ma Jeunesse exaltée, dialogue entre deux générations, au Gymnase Aubanel (8 au 15 juillet) tandis que dans la Cour d’Honneur, Jan Martens présente Futur proche avec le Ballet de Flandres (19 au 24 juillet) et Kae Tempest un spectacle de poésie et musique, The line is a curve (le 26 juillet).

Survivre au chaos du monde est un thème que défend Olivier Py, autour de la résilience. En transit, d’Amir Reza Koohestani, d’après Anna Seghers, témoigne de la déportation (7 au 14 juillet, au Gymnase du Lycée Mistral) ; Via Injabulo, spectacle de danse raconte les townships d’Afrique du Sud (10 au 17 juillet, Cour minérale de l’Université). Quatre spectacles du Moyen-Orient sont programmés : de Palestine, Milk de Bashar Murkus (10 au 16 juillet, à Vedene, l’autre scène du Grand Avignon), Et la terre se transmet comme la langue, d’après Mahmoud Darwich (14 juillet, cour du Collège Joseph Vernet), Elias Sanbar son traducteur et ambassadeur de la Palestine auprès de l’Unesco en est le récitant, des musiciens l’accompagnent dont le compositeur de jazz et vibraphoniste Franck Tortiller ; quatre poétesses de différents pays du Maghreb et du Moyen-Orient sont présentées par Henri Jules-Julien dans un spectacle intitulé Shaeirat (16 au 19 juillet, Gymnase et Jardin du Lycée Saint-Joseph) ; Ali Chahrour de Beyrouth dansera Du temps où ma mère racontait (21 au 26 juillet, Cour minérale de l’Université).

Plusieurs spectacles évoquent la nature, l’écologie et le rapport au cosmos comme A l’orée du bois de Pierre-Yves Chapalain (8 au 26 juillet, dans treize communes du Grand Avignon) et Dans ce jardin qu’on aimait, d’après Pascal Quignard et Siméon Pease Cheney, mis en scène de Marie Vialle (9 au 16 juillet, Cloitre des Célestins). Beaucoup d’autres spectacles sont à l’affiche, drôles, parfois cruels, pour jeune public, en interdisciplinarité, propositions en danse, musique, théâtre et performance. La programmation est riche et pour toutes les sensibilités, tous les goûts.

Deux grandes expositions s’inscrivent dans cette soixante-seizième édition : First but not last time in America de Kubra Khademi, réfugiée afghane qui a dessiné l’affiche, à la Fondation Lambert ; les photographies de Christophe Raynaud de Lage, L’œil présent/ photographier le Festival d’Avignon au risque de l’instant suspendu, à la Maison Jean Vilar. De nombreux événements, rencontres et débats apportent au Festival une dimension sociale, poétique et intellectuelle dont le cinéma à l’Utopia, les activités de la Maison Jean Vilar, France Culture et la Grande Table, les conversations du Syndicat de la critique, les Ateliers de la pensée, des dialogues acteurs/spectateurs aux CEMEA, Artistes en exil et Amnesty International…

« C’est cela le théâtre populaire, la connaissance de ce désir du peuple d’être plus grand que les étiquettes qui lui sont collées sur le front. Il n’y a pas de Démocratie il n’y a pas de Liberté, il n’y a pas d’Égalité sans l’éducation et la culture… » écrit Olivier Py dans son éditorial, lui qui, après Vilar, créateur du Festival en 1947, fut le premier artiste à le diriger. Il le quittera à la fin juillet 2022 et d’ores et déjà lui souhaite « d’être toujours le lieu de la jeunesse, de la parole et de ce qui vient. »

Brigitte Rémer, le 3 avril 2022

Festival d’Avignon, Cloître Saint-Louis, 20 rue du Portail Boquier, 84000 Avignon – tél. : 33 (0) 4 90 27 66 50 – site : festival-avignon.com – Ouverture de la billetterie par internet le 21 mai 2022 à 14h, 10 000 places mises à la vente, le 7 juin par téléphone, le 11 juin aux guichets.

La nuit juste avant les forêts

© Jean-Louis Fernandez

Texte Bernard-Marie Koltès, mise en scène Matthieu Cruciani, avec Jean-Christophe Folly, au Théâtre des Quartiers d’Ivry.

Bernard-Marie Koltès (1948-1989) écrit la pièce en 1977, c’est l’un des auteurs dramatiques les plus importants de la fin du XXe siècle. La nuit juste avant les forêts précède la série de ses pièces les plus connues, les plus jouées : Combat de nègre et de chien (1979), Quai Ouest et Dans la solitude des champs de coton (1985), Le Retour au désert et Roberto Zucco (1988). Il désavouait les précédentes.

La nuit est son thème central, là où se perdent les références et ce qui pour lui, accompagne la nuit : la solitude, l’inconnu, la marginalité, l’étranger, la confrontation avec l’autre, la peur, l’échange et le troc, la difficulté de communiquer. Les lieux, dates, langue, temps sont les stigmates de sa nuit radicale. Patrice Chéreau, à partir de 1983, donnait lecture de ses textes et créait au théâtre Nanterre-Amandiers dont il assurait la direction, la plupart de ses pièces.

« Tu tournais le coin de la rue lorsque je t’ai vu, il pleut, cela ne met pas à son avantage quand il pleut sur les cheveux et les fringues, mais quand même j’ai osé… » Il cherche du feu pour allumer sa cigarette, puis une chambre, parlant à ce tu imaginaire, à s’étourdir et se noyer. Il  évoque le travail, l’usine, la ville, les mères, les syndicats, les airs d’opéra, le social et le politique, les filles, les cafés et le verre de bière, les tueurs, l’amour, les flics, le temps qu’il fait, les cons, le Nicaragua, le métro. Il esquisse quelques personnages, dans l’ombre de la nuit. La violence intérieure monte, la solitude est vertigineuse et l’imaginaire travaille : « Les colombes s’envolent au-dessus de la forêt et les soldats les tirent… »

Jean-Christophe Folly, cet acteur de la nuit dans la mise en scène de Matthieu Cruciani colle au texte avec une évidence et une justesse ténébreuse et incandescente. Il trace la topographie des lieux, son territoire, accompagné du violon de Carla Pallone qui tire ses accords vers l’infini. : « Ici les mecs gueulent beaucoup, mais ils mettent du temps à se taper sur la gueule, – chez moi on se tape tout de suite, sans gueuler, on n’est pas le genre timide, alors qu’ici on te pose des kilomètres de questions… » Au-delà de la musique, le metteur en scène s’est entouré de talentueux compagnons pour la scénographie et la lumière (Nicolas Marie et Kelig Le Bars), pour les costumes en couches successives et ce jaune dans la nuit (Marie La Rocca). Il a aussi accompagné l’acteur dans ses intempéries, traçant avec lui quelques lumineux sentiers dans les sous-bois d’un monologue-fleuve et d’un texte mythique. La rythmique intérieure donnée par Jean-Christophe Folly reflète ainsi toute l’intensité et la pensée de l’auteur à travers la violence de la langue, le poème.

Jean-Christophe Folly s’est formé à l’école Claude Mathieu puis au Conservatoire national supérieur d’art dramatique. Il travaille au théâtre depuis 2008, entre autres avec Jean Bellorini, Elise Vigier, Jean-René Lemoine et il a une belle filmographie. Acteur et metteur en scène formé à l’école du Théâtre national de Chaillot et à l’école de la Comédie de Saint-Étienne, Matthieu Cruciani co-dirige depuis 2019 la Comédie de Colmar avec Emilie Capliez avec qui il avait fondé huit ans auparavant la compagnie The Party. Il a depuis mis en scène en 2020 Piscine(s) de François Bégaudeau avant de créer La nuit juste avant les forêts. La rencontre entre les deux, par ce spectacle, hypnotise le spectateur.

Brigitte Rémer, le 3 avril 2022

Avec Jean-Christophe Folly – assistante à la mise en scène Maëlle Dequiedt – scénographie Nicolas Marie – création musicale Carla Pallone – costumes Marie La Rocca – création lumières Kelig Le Bars – Le texte est publié aux Éditions de Minuit.

Du 22 au 25 mars 2022, Théâtre des Quartiers d’Ivry/CDN du Val-de-Marne, Manufacture des Œillets, 1, place Charles Gosnat, Ivry-sur-Seine, site : theatre-quartiers-ivry.com – tél. : 01 43 90 11 11 – Prochaine représentation, le 3 mai 2022 /Les Scènes du Jura, à Dole.

Gilgamesh

© Xavier Pierre, Shizuoka Performing Arts Center

Une création de Miyagi Satoshi et le Shizuoka Performing Arts Center – au Théâtre Claude Lévi-Strauss/musée du Quai Branly-Jacques Chirac – spectacle en japonais surtitré en français

C’est autour de la grande épopée sumérienne, Gilgamesh, que s’articule la nouvelle création de Miyagi Satoshi, donnée en première mondiale au Musée du Quai Branly. Le metteur en scène japonais connait bien l’endroit, il y avait créé en 2016 le Lièvre blanc d’Inaba et des Navajos pour les dix ans du musée, à partir des écrits posthumes sur le Japon de Claude Lévi-Strauss qui établissait des correspondances entre certains mythes d’Asie et des cultures amérindiennes.

Gilgamesh est un récit d’apprentissage sur l’éveil de son héros à la sagesse. Demi-dieu doté d’une énergie hors du commun et d’une certaine arrogance, il n’est pas bienveillant à l’égard de son peuple qui s’en plaint aux dieux. Ces derniers envoient à ses côtés une créature douée de la même force physique que lui, Enkidu, pour contrer son attitude. Se noue entre eux une amitié indéfectible à travers leurs exploits communs. Gilgamesh voudrait transformer la cité d’Uruk, son royaume, en état de grande magnificence, mais pour construire la cité une énorme quantité de bois est nécessaire. Tous deux partent donc en direction de la Forêt des Cèdres, gardée par le géant Humbaba, chargé par les dieux de protéger les arbres. Ensemble, ils triomphent de lui, transgressant le caractère sacré de la montagne, puis écrasent le Taureau céleste envoyé par la déesse Ishtar pour se venger d’avoir été éconduite par Gilgamesh. Pour les punir du meurtre de Humbaba, les dieux décident de la mort d’Enkidu. Face à la solitude, Gilgamesh se sent prêt à vaincre la nature et se lance dans la quête de l’immortalité. On le suit à l’autre bout du monde où il rencontre l’immortel Utanapishti, héros du Déluge, qui lui dit où trouver la plante d’immortalité qu’il recherche.

De ce récit épique de Mésopotamie, une des œuvres les plus anciennes de l’humanité datant du deuxième millénaire avant JC, Miyagi Satoshi a retenu deux épisodes : le saccage de la Forêt des Cèdres et le voyage vers l’immortalité. Il a construit le spectacle en deux actes et partant de la transcription en écriture cunéiforme sur des tablettes d’argile, a travaillé la musicalité de l’oralité et mêlé le texte aux ponctuations musicales.

Vêtus de somptueux costumes d’un bleu moiré, les musiciens sont installés côté jardin dans une grande solennité, concentrés sur leurs percussions et instruments à vent, des plus petites clochettes aux xylophones et tambours. Sur scène, côté cour, les diseurs-conteurs en demi-cercle vêtus de ce même bleu chatoyant portent le texte et la psalmodie du récit. Ils sont la voix des personnages qui miment et dansent l’action. Des paravents or et argent font des va-et-vient et créent de micro-espaces scéniques et les éléments du fantastique. La légende est ponctuée de l’imagerie accompagnant le récit : les gazelles, le point d’eau, le chasseur, la danse de la séduction, le rêve de Gilgamesh. Il y a des séquences d’ombres chinoises, de mime, de danse, des duels et combats, des tissus et figurines. Humbaba est une marionnette géante à trois têtes qui se déploie dans son gigantisme, manipulée par huit acteurs cachés sous des mètres de tissus. Il y a d’extraordinaires jeux d’ombre et de lumière, de riches costumes, des hommes scorpions, du rouge cardinal car la mort rôde partout. La plante trouvée, le serpent vole, la marche continue, Gilgamesh rentre à Uruk.

Récit sur la destinée, sur la vie et la mort, sur l’amitié, en même temps que conte fantastique et affrontement entre les hommes et les dieux, Gilgamesh est plein de rebondissements, la sagesse au bout de la route. Les chapitres sont annoncés par sur-titrage : première tablette d’argile, seconde tablette, et jusqu’à la septième. Miyagi Satoshi construit un univers visuel et sonore de toute beauté. Le metteur en scène a étudié l’esthétique à l’Université de Tokyo et présenté dès 1986 de nombreuses performances en solo où il lie de grands récits à une méthode corporelle proche de la danse et du clown. Il fonde la compagnie Ku Na’uka en 1990 et développe une méthode basée sur la gymnastique orientale de même qu’une technique d’interprétation où deux acteurs interprètent un personnage : l’un conte, tandis que l’autre évolue sur scène au fil de la narration. Les textes qu’il met en scène sont de nature très différente, des oeuvres antiques et classiques, européennes aux auteurs japonais modernes, ses spectacles tournent dans le monde. Il a adapté et mis en scène en 2006 un épisode du Mahabharata qu’il a recréé en 2014 et présenté au Festival d’Avignon, dans la carrière Boulbon. Il est revenu en 2017 dans la Cour du Palais des Papes, avec Antigone de Sophocle et a présenté Révélation Red in blue trilogie, de Léonora Miano en 2018, au Théâtre national de la Colline. Il est directeur artistique depuis 2007 du Shizuoka Performing Arts Center, ayant succédé à Tadashi Suzuki.

Gilgamesh, que présente Miyagi Satoshi, est programmé dans le cadre d’un cycle sur L’Épopée et le thème Héros, Héroïnes élaboré par le musée du Quai Branly – dont la mission est de « créer des ponts entre les cultures. » L’objectif du metteur en scène et du Shizuoka Performing Arts Center, dont les acteurs et musiciens sont à féliciter, convient bien, car pour lui « Le Théâtre est une fenêtre pour regarder le monde. »

Brigitte Rémer, le 4 avril 2022

Avec les acteurs, musiciens et équipes techniques du Shizuoka Performing Arts Center – du 24 au 27 mars 2022, Théâtre Claude Lévi-Strauss, Musée du Quai Branly-Jacques Chirac, 37 quai Branly. 75007. Paris. Site : www.quaibranly.fr – tél. : 01 56 61 70 00.

Pinocchio (live) #2

© Christophe Raynaud de Lage

Conception et mise en scène Alice Laloy, composition sonore Eric Recordier, chorégraphie Cécile Laloy assistée de Claire Hurpeau – Compagnie S’appelle Reviens – Avec les enfants-danseurs du Centre Chorégraphique de Strasbourg et les étudiants de la classe d’art dramatique du Conservatoire de Colmar – au Théâtre 71 de Malakoff, dans le cadre du Festival Marto.

C’est un singulier projet né d’un long cheminement sur lequel Alice Laloy travaille depuis une huitaine d’années, une recherche. Troublée par le rapport entre l’objet inanimé et le vivant, elle débute par une recherche photographique autour du personnage de Pinocchio qui lui semble le plus approprié à répondre à ses questionnements. Gepetto en effet engendre Pinocchio la marionnette, sous la plume de Carlo Collodi, pantin qui parle, pleure et rit comme un enfant. A partir de ce mythe de Pinocchio, la plasticienne réfléchit à ce moment de bascule entre mobilité et immobilité. Le programme Hors- les-murs de l’Institut Français lui permet de se poser un temps en Mongolie, en 2017 et d’observer la contorsion, un art ancestral du pays. Elle travaille sur l’articulation et la désarticulation des corps.

Après l’exposition de son travail s’ensuit une première version d’un Pinocchio scénique, Pinocchio(s) qu’elle travaille entre 2017 et 2019, Alice Laloy s’est en effet formée aux arts de la scène à l’école du TNS de Strasbourg, en section scénographie et costumes. Le projet évolue en Pinocchio(live)#1 qu’elle créée pour l’ouverture de la Biennale Internationale des Arts de la Marionnette à Paris, en mai 2019, performance pour vingt-six interprètes amateurs – treize enfants danseurs et treize jeunes adultes acteurs-manipulateurs. Elle poursuit sa recherche et créée Pinocchio (live) #2 qu’elle présente au Festival d’Avignon 2021, avant une grande tournée.

Sa lecture de Pinocchio nous convie à une expérience des plus troublantes car elle inverse la logique de Collodi. Alice Laloy part du vivant et nous mène vers le corps inanimé, la marionnette, en différentes étapes, sans texte, au rythme de percussions. Dix enfants pleins de vie ouvrent le spectacle et comme tous les enfants du monde, chahutent. Après leur sortie de plateau dix jeunes manipulateurs vêtus de blouses grises transforment la scène en atelier et installent leurs établis. Ils seront chargés de créer chacun sa marionnette, partant du vivant, de l’enfant, au pantin. On pénètre alors dans un univers fantasmatique au retour des enfants, vêtus d’une sorte de short, pieds et bras nus et qui s’étendent chacun sur un établi, s’abandonnant totalement aux mains des officiants.

Le rituel commence, avec délicatesse et précision, comme dans une salle d’opération, préparant leur métamorphose. Ils vont être maquillés, visage, jambes et bras recouverts d’une peinture blanche, bouches cerise, yeux irréels, décalés selon la méthode qu’avait appliquée Cocteau dans Le Testament d’Orphée – peindre des yeux sur des paupières fermées – ou comme L’œil cacodylate, tableau de Francis Picabia en sa période dadaïste. Bientôt ces yeux vont nous regarder fixement. Les enfants par ailleurs auront, à chaque articulation, comme des fils conducteurs, à l’égal d’une marionnette à fils.

Quand le cérémonial s’achève, les enfants devenus marionnettes tentent la marche et la danse. Ils s’asseyent sur des chaises installées en rond, à la recherche de l’immobilité. Comme l’oiseau quittant le nid, ils ont des ratés dans leur nouveau corps sculpté, glissent de leur chaise, chutent et se relèvent, cherchent à habiter l’espace, à prendre leur souffle. Dans leurs tentatives vaines, pleine de trouble et d’émotion pour le public, ils sont dans un total abandon. Au final, chacun retrouve son créateur qui lui redonne vie, qui le démaquille et le renvoie à son statut d’enfant.

Il n’y a aucun frisson dans la transformation de l’enfant en pantin, seule la confiance et la précision dans la posture et le geste de chacun, une émotion chez le spectateur, aucune insurrection. Les enfants choisis dans le cadre de cette expérience et spectacle sont remarquables dans leur maîtrise gestuelle, on est au théâtre, ils sont des interprètes, tous enfants-danseurs du Centre Chorégraphique de Strasbourg, et les manipulateurs sont étudiants de la classe d’art dramatique du Conservatoire de Colmar. On ne peut que chaleureusement les féliciter, tous, et dire Chapeau bas !

Alice Laloy a construit avec eux comme un objet magique, complexe, où la vie vient et la vie s’en va en un objet théâtral finement élaboré, à la frontière de l’humain et de l’objet-marionnette. Ella a écrit plusieurs spectacles pour jeune public où la musique est très présente et vient de créer Death breath Orchestra avec musiciens et pantins. Elle poursuit ses expériences poétiques vers les sommets de l’extrême.

Brigitte Rémer, le 2 avril 2022

Avec les enfants-danseurs du Centre Chorégraphique de Strasbourg Pierre Battaglia, Stefania Gkolapi, Martha Havlicek, Romane Lacroix, Maxime Levytskyy, Rose Maillot, Nilsu Ozgun, Anaïs Rey-Tregan, Edgar Ruiz Suri, Sarah Steffanus, Nayla Sayde – et avec les étudiants comédiens du Cycle d’Orientation Professionnelle du Conservatoire à rayonnement départemental de Colmar Alice Amalbert, Jeanne Bouscarle, Quentin Brucker, Esther Gillet, Leon Leckler, Mathilde Louazel, Antonio Maïka, Louise Miran, Valentina Papic, Nina Roth, Raphaël Willems, accompagnés par Norah Durieux et Elliott Sauvion Laloy.

Scénographie Jane Joyet – costumes Oria Steenkiste, Cathy Launois, Maya-Lune Thieblemont – accessoires Benjamin Hautin, Maya-Lune Thieblemont, Antonin Bouvret – conseil et regard contorsion Lise Pauton et Lucille Chalopin – régie générale et lumière Julienne Rochereau – régie son Lucas Chasseré – construction des établis/Atelier de construction du TNP de Villeurbanne – confection des costumes/étudiants du Lycée Paul Poiret de Paris, classe de Véronique Coquard et Maryse Alexandre – coréalisation Malakoff scène nationale, Théâtre de Châtillon, Théâtre Jean Arp/Clamart, Les Gémeaux/scène nationale de Sceaux.

Vu au Théâtre 71 Malakoff, scène nationale (vendredi 18 mars, samedi 19 mars 2022) – Prochaines représentations, du 12 au 16 avril, au Théâtre National Populaire de Villeurbanne. Site : www.tnp-villeurbanne.com – tél. : 04 78 03 30 00.

Le Jeu des Ombres

© Christophe Raynaud de Lage

Texte Valère Novarina – mise en scène Jean Bellorini, TNP de Villeurbanne – collaboration artistique Thierry Thieû Niang – musique / extraits de L’Orfeo de Claudio Monteverdi, direction musicale Sébastien Trouvé, en collaboration avec Jérémie Poirier-Quinot – aux Gémeaux scène nationale de Sceaux.

Un environnement de pianos droits, à queues ou demi-queues, décomposés, clavecins et orgues, euphonium et tambourin semblable à un bendir, donnent, par la scénographie, le ton de la liberté et de l’extravagance. Quelques personnages sont assis comme sur des bancs d‘église, côté jardin, d’autres arrivent et s’installent, tour à tour, sept musiciens apparaissent. Tous portent des habits aux couleurs vives, savamment dépareillées. On entre par une porte dérobée dans le mythe d’Orphée et Eurydice qui habite Le Jeu des Ombres signé Valère Novarina, une demande du metteur en scène Jean Bellorini, à l’auteur.

Quelques vers des Métamorphoses d’Ovide lus par Hélène Patarot ouvrent le spectacle. Puis le fil narratif se construit autour de la mythologie – la rencontre et les noces d’Orphée et Eurydice (François Deblock et Karyll Elgrichi), la mort d’Eurydice, la descente aux enfers d’Orphée pour la retrouver – « le malheureux parcourt les champs de la mort » – le geste interdit / se retourner / mais accompli, la perte de l’être aimé, le désespoir. À ce récit servant de trame, se mêlent la langue de Valère Novarina et sa profération, la théâtralité de Jean Bellorini, des actions musicales inattendues – chansons de rue, chambres d’écho, continuo, cuivres, chœur qui murmure « monde qui tombe au crépuscule, monde qui git, si grand, tout à la ronde » – en même temps que le chant classique de l’Orfeo de Monteverdi, composé en 1607, frontière entre Renaissance et époque Baroque. Sébastien Trouvé et Jérémie Poirier-Quinot ont structuré l’œuvre musicale dans ses différentes formes, entre les instruments et les chanteurs, l’hier et l’aujourd’hui.

En écho au verbe de Valère Novarina, quelques mots d’Alessandro Striggio librettiste de Claudio Monteverdi, s’impriment parfois sur l’écran, comme ce bel aveu : « Le premier instant dure toujours… » Chez Novarina la langue est en rupture, « en chute libre » comme le dit le metteur en scène pour en qualifier l’exubérance et la densité. Bellorini avait rencontré cette langue en 2007, en mettant en scène un acte de l’Opérette imaginaire de Novarina, de même qu’il avait monté, en 2017, l’Orfeo de Monteverdi à la Basilique de Saint-Denis, dans le cadre du Festival de la ville, alors qu’il dirigeait dans cette même ville le Théâtre Gérard Philipe.

Hommage au texte, à la musique, aux couleurs, à la vie en même temps qu’aux âmes mortes, c’est une joyeuse débandade aux traits bouffons et de cirque à certains moments en même temps qu’un spectacle de grande précision porté par chanteurs et acteurs de différentes générations. Certains viennent de la troupe qui accompagne Jean Bellorini depuis une quinzaine d’années, d’autres sont issus de la troupe éphémère qu’il a créée en 2021 au TNP, dans le cadre de la transmission aux jeunes amateurs de théâtre, une actrice vient du Berliner Ensemble et Bellorini fédère l’ensemble avec virtuosité. Le Jeu des Ombres apporte ses bouquets de mots et de fulgurance et son lot de présences-absences. Il repose sur une rythmique savamment maîtrisée, une théâtralité du rythme et de la lumière, des crescendos, des ruptures, jusqu’aux arias finales. Sur scène, un défilé de pianos morts au son de l’euphonium, une rampe de flammes dans sa diagonale, qui éclaire et célèbre le chant de la mezzo-soprano « Je t’annonce ma mort… » Des lampes sentinelles réparties sur le plateau et qui entoureront Eurydice, des variations théâtrales et musicales, des voix jouées, chantées et psalmodiées, de superbes images. Tel est le spectacle proposé.

© Christophe Raynaud de Lage

Cette célébration théâtrale très réussie a eu du mal à voir le jour, elle était programmée dans la Cour du Palais des Papes en 2020, édition du festival annulée en raison de la pandémie. Une captation au TNP que dirige Jean Bellorini a permis au spectacle d’exister, d’abord sur écran, jusqu’à sa présentation sur scène à la FabricA d’Avignon lors de la Semaine d’art, en octobre 2021, avant d’être montrée, en janvier 2022, au TNP de Villeurbanne, et de partir en tournée. Le dialogue entre la parole et la musique, les espaces de lumière, la langue des neuf acteurs, sept musiciens et deux chanteurs, les corps qui vibrent ensemble, transfigure la scène en musique, rythme, souffle. Les univers de Novarina et Bellorini, métaphysique et volcanique pour le premier, organique et cristallin pour le second, se rencontrent et éclairent le mythe d’Orphée d’une manière insolite. « Qui est dessous ? En dessous de tout ? – Le langage, le verbe, la parole. – Qui est descendu aux Enfers ? – Orphée, Mahomet, Dante, le Christ » pose le premier. « C’est un voyage à travers la langue et la musique. La musique qui pense le monde, soigne, apaise » pose le second, qui ajoute : « J’aime l’idée que l’on puisse écouter la langue de Novarina comme une sonate. »

Le duo, porté par une équipe aux aguets et une conduite musicale pleine d’inventivité, ouvre sur un théâtre du sensible, de la puissance verbale et instrumentale, de l’imaginaire et de la rupture.

Brigitte Rémer, le 30 mars 2022

Avec François Deblock, Mathieu Delmonté, Karyll Elgrichi, Anke Engelsmann, Aliénor Feix en alternance avec Isabelle Savigny, Jacques Hadjaje, en alternance avec Julien Gaspar-Oliveri, Clara Mayer, Laurence Mayor en alternance avec Hélène Patarot, Liza Alegria Ndikita, Marc Plas, Ulrich Verdoni – Euphonium Anthony Caillet – piano, Clément Griffault en alternance avec Guilhem Fabre – violoncelle Barbara Le Liepvre en alternance avec Clotilde Lacroix – percussions Benoit Prisset.

Musique : extraits de L’Orfeo de Claudio Monteverdi – Direction musicale Sébastien Trouvé, en collaboration avec Jérémie Poirier-Quinot – collaboration artistique Thierry Thieû Niang – scénographie Jean Bellorini, Véronique Chazal – lumière Jean Bellorini, Luc Muscillo – costumes Macha Makeïeff – vidéo Léo Rossi-Roth – coiffure et maquillage Cécile Kretschmar – assistanat à la mise en scène Mélodie-Amy Wallet – Le texte de Valère Novarina est publié aux éditions POL.

Du 9 au 20 mars 2022, Les Gémeaux, scène nationale de Sceaux, 49 avenue Georges Clémenceau. 92330. Sceaux – site www.lesgemeaux.com – les 20 et 21 avril à 20h, à l’Opéra de Massy, 1 place de France. 91300. Massy – site : www.opera-massy.com