Archives mensuelles : janvier 2016

Le Retour au désert

@Sonia Barcet

@Sonia Barcet

Texte de Bernard-Marie Koltès, mise en scène d’Arnaud Meunier, avec Catherine Hiégel et Didier Bezace.

Koltès écrit cette pièce en 1988 sur fond de guerre d’Algérie et de rancœurs familiales. L’action se passe « dans une ville de province à l’est de la France au début des années soixante » dans le domaine parfaitement clos de la famille Serpenoise sur lequel veille Adrien, chef d’entreprise de la bonne bourgeoisie locale avec sa femme Marthe, rédemptrice désincarnée, sœur de Marie première femme d’Adrien décédée on ne sait comment, et son fils Mathieu, prompt à la soumission de par la volonté de son père.

Mathilde, sœur aînée d’Adrien, vient brutalement troubler le bon ordonnancement du domaine où officient les deux aides de camp Maame Queuleu, vieille gouvernante de toujours et Aziz, domestique journalier. De retour d’Algérie avec ses deux enfants, Fatima et Edouard, après s’être exilée volontairement des siens pendant quinze ans, elle vient chercher sa part d’héritage. Elle est accueillie fraichement et avec ironie – deux cultures s’entrechoquent – mais a du répondant et de la provocation en réserve, et ce qui était chamaillerie de jeunesse entre frère et sœur, devient raillerie, compétition, provocation et destruction. « Tu cognes trop Mathilde, un jour il t’arrivera du mal, ma vieille. Tu es déjà comme une cruche fêlée ; un jour tu tomberas en morceaux » dit le frère. Et sa sœur de déclarer, au final : « Trop tard pour toi, mon vieux. Je me contenterai de t’emmerder, toi. »

La forme de la pièce – une comédie, écrite au départ pour Jacqueline Maillan qui interpréta à la création le rôle de Mathilde, tandis qu’Adrien était joué par Michel Piccoli – déroute. Koltès s’en expliquait lors d’un entretien pour Der Spiegel : « Ma pièce est une comédie, mais son sujet n’est pas un sujet de boulevard… » Il précisait, lors d’un autre entretien avec Colette Godard, en 88 : « Le Retour au désert est la première pièce où j’ai voulu que le comique prédomine. Une comédie sur un sujet qui n’est peut-être pas tout à fait – ou seulement – un sujet de comédie : mais on n’est pas obligé de se soumettre aux règles du genre. La province française – que j’ai bien connue – les histoires de famille, d’héritage, d’enfants illégitimes, d’argent, sont des sujets en or pour faire rire ; la présence lointaine, diffuse, déformée, de la guerre d’Algérie l’est beaucoup moins. J’ai voulu mélanger les deux, faire rire et, en même temps, inquiéter un peu… Mais ce qui m’importe, au-delà de la colonisation, c’est la manière dont elle illustre le ballottement de l’homme par l’Histoire. »

Le retour au désert est construit en cinq chapitres couvrant les différents moments de la journée qui se superposent aux temps de la prière musulmane inscrits sur écran en langue arabe : sobh/l’aube, zohr/autour de midi, ‘açr/l’après-midi, maghrib/le soir, ‘ichâ/la nuit. Le final se passe le jour d’Aïd el-Kebir, fête de la fin du Ramadan. La scénographie, sommaire mais efficace, joue sur le lien entre le dedans et le dehors : la maison en une pièce qui s’habille et se déshabille par quelques accessoires et devient salon, vestibule ou chambre, le jardin dont on ne sort jamais avec son talus d’où surgissent les personnages, sorte de no man’s land et lieu de rendez-vous, de vision et de complot. Les jeunes s’y croisent, se cherchent et se fuient : Fatima et ses rencontres avec le fantôme de Marie qui fait de tragiques révélations ; Edouard et son éblouissement de la relativité, sa théorie sur l’espace et sa disparition dans les airs ; l’émancipation de Mathieu qui se soustrait à l’autorité de son père, fait l’apprentissage de la sexualité chez les putes et s’engage en Algérie lui, pur raciste « Si tu n’es pas un Arabe, alors qu’est-ce que tu es ? Un Français ? Un domestique ? Comment dois-je t’appeler ? » dit-il à Saïfi, patron du café ; préfet, avocat, police et réunions secrètes rappellent le contexte de guerre, ainsi que la descente faite par Le grand parachutiste noir, armé et qui loue les bienfaits de la colonisation : « J’aime cette terre, bourgeois, mais je n’aime pas les gens qui la peuplent… J’aime cette terre, oui, mais je regrette les temps anciens. Moi j’ai la nostalgie de la douceur des lampes à huile, de la splendeur de la marine à voiles. J’ai la nostalgie de l’époque coloniale, des vérandas et du bruit des crapauds-buffles, l’époque des longues soirées où, dans les domaines, chacun à sa place s’allongeait dans le hamac, se balançait sur le rocking-chair ou s’accroupissait sous le manguier… Oui j’aime cette terre et personne ne doit en douter, j’aime la France de Dunkerque à Brazzaville, parce que cette terre, j’ai monté la garde sur ses frontières… »

Devant le constat d’échec fait par Adrien et Mathilde de leur bourgeoise vie et de l’éducation ratée distillée à leurs enfants – Fatima accouche au final de deux black bébés on ne sait d’où tombés, Edouard part dans les airs et Mathieu, borné buté, s’engage… – Adrien, qui a traversé la pièce pieds nus, met ses chaussures et part avec Mathilde, sorte de fuite concertée.

Si la pièce est ambiguë et peut-être datée même si racisme et post-colonisation demeurent des sujets bien réels aujourd’hui et l’Algérie un sujet sensible dans ses relations à la France, Arnaud Meunier – ou sans doute le texte construit autour de deux monstres sacrés l’impose-t-il – met le projecteur côté comédie sur le duo Mathilde-Adrien interprété ici par Catherine Hiégel et Didier Bezace qui se rendent coup pour coup, avec ironie. La mise en scène proposée par le directeur de la Comédie de Saint-Etienne-CDN, qui souvent expérimente de nouvelles formes, ici à l’écoute d’un texte poétique et précis, reste dans des limites assez sages et classiques. Mais pouvait-on faire autrement ?

Brigitte Rémer, le 31 janvier 2016

Avec : Didier Bezace, Louis Bonnet, Emilie Capliez, Adama Diop, Elisabeth Doll, Philippe Durand, Riad Gahmi, Catherine Hiegel, Kheireddine Lardjam, Nathalie Matter, Stéphane Piveteau, Isabelle Sadoyan, René Turquois, Cédric Veschambre – scénographie Damien Caille-Perret – lumières Nicolas Marie – son Benjamin Jaussaud – vidéo Pierre Nouvel – costumes Anne Autran – assistantes à la mise en scène Elsa Imbert, Émilie Capliez – Le texte de Bernard-Marie Koltès est édité aux Editions de Minuit.

Du 20 au 31 janvier 2016 Théâtre de la Ville, 2 Place du Châtelet, 75004. www.theatredelaville-paris.com – En tournée : du 3 au 11 février Célestins, Théâtre de Lyon, en collaboration avec le TNP – les 24 et 25 février à la Comédie de Caen/CDN – le 29 février Les Scènes du Jura/Scène nationale. www.comedie-de-saint-etienne.fr

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Comment on freine ?

© Elisabeth Carrecchio

© Elisabeth Carrecchio

Texte de Violaine Schwartz, mise en scène Irène Bonnaud. Dans le cadre du Cycle Théâtre et économie mondiale

Après une première collaboration en 2015 entre l’auteure et la metteure en scène autour des naufragés de Lampedusa, Irène Bonnaud a passé une nouvelle commande d’écriture à Violaine Schwartz sur le thème du vêtement, permettant de mettre le projecteur sur les effets pervers de la globalisation à travers l’industrie textile.

L’histoire se joue à huis clos dans un appartement où un couple emménage et essaie de se retrouver. Lui, a préparé une petite fête pour son retour. Elle, sort tout droit de l’hôpital suite à un accident de voiture qui coïncide avec une information entendue à la radio : le 24 avril 2013 à Dacca, capitale du Bangladesh, l’effondrement de l’immeuble Rana Plazza ensevelit près de mille deux cents ouvrières travaillant dans des ateliers de confection, petites mains employées et exploitées par la grande industrie du vêtement. Tee-shirts et sweats envoyés dans les capitales les plus chics d’Europe dont Paris, où la marque déposée sur l’objet du prêt-à-porter fait oublier l’exploitation et la misère du pays fabriquant. Les journaux ont couvert, les grandes marques ont été montrées du doigt et invitées à mettre la main à la poche, un système d’exploitation a été dévoilé.

Instantanément, entre l’homme et la femme les choses dérapent et le courant ne passe plus. Lui, (Jean-Baptiste Malartre) essaie d’y mettre du sien entre le déballage des cartons, le montage d’étagères Ikea et la tendresse qu’il tente de raviver ; elle, (Valérie Blanchon) est restée dans son monde sous la violence du choc et s’est déstructurée. Des pensées récurrentes et obsessionnelles l’habitent, alimentées par la lecture de journaux d’emballage qui relatent la catastrophe. Elle fixe l’événement qui devient alibi du spectacle, comme si la vie pour elle s’était arrêtée là et figée sur l’actualité.

Dans le contexte de cette dénonciation reprise sur scène se mêlent la désagrégation du couple, l’envahissement de la femme par ses obsessions voire sa folie et la pâleur d’un homme quelque peu débordé, ce qui fait dévisser le propos de l’économie-monde et de la société de consommation dont il était question. Le problème du couple et l’arrivée dans un nouvel appartement prennent ici beaucoup de place au détriment de la distance souhaitée sur la problématique de l’exploitation, comme objet d’analyse. Dacca se concrétise par la présence d’une danseuse de Bharata Natyam qui apparaît à plusieurs reprises, (Anusha Cherer) fantôme lointain de la beauté stéréotypée, puis figure ouvrière.

Une mise en scène linéaire, des acteurs qui jouent leur partition, un texte qui témoigne de la mémoire sociale diluée dans la mauvaise conscience occidentale, Comment on freine pose la question de la complexité du théâtre de témoignage et de l’engagement en art. Comment appréhender la réalité et la représenter ? Quelle est la dimension politique du théâtre aujourd’hui ? Où se situe la réflexion entre l’art et le politique ? Comment faire du théâtre documentaire, au-delà de la dramaturgie du constat ? A l’ombre de cette économie mondiale et comme le disait Stéphane Hessel, Indignons-nous.

Brigitte Rémer

Avec Valérie Blanchon, Anusha Cherern Jean-Baptiste Malartre – Scénographie et costumes Nathalie Prats – Lumières Daniel Lévy – Son Aline Loustalot – Chorégraphie Jean-Marc Piquemal.

La Commune, CDN d’Aubervilliers, 2 rue Edouard Poisson – Tél. : 01 48 33 16 16 – Du 7 au 17 janvier – Suite du cycle Théâtre et économie mondiale : La Boucherie de Job du 15 au 23 janvier et Sous la glace, du 27 au 31 janvier – Texte édité chez POL.

Alice et autres merveilles

© Jean-Louis Fernandez

© Jean-Louis Fernandez

Texte Fabrice Melquiot, d’après Lewis Caroll. Mise en scène Emmanuel Demarcy-Mota. Création de la troupe du Théâtre de la Ville. Tout public, à partir de 7 ans.

C’est la 5ème édition du Parcours Enfance & Jeunesse élaboré par Emmanuel Demarcy-Mota, directeur du Théâtre de la Ville en partenariat avec six autres théâtres. C’est aussi une nouvelle rencontre entre le metteur en scène d’Alice et autres merveilles et Fabrice Melquiot, auteur, tous deux travaillant en compagnonnage depuis une quinzaine d’années. Et, autour de Lewis Caroll, c’est une belle rencontre.

L’auteur anglais nommé professeur au Collège Christ Church d’Oxford en 1855, fit la connaissance des trois filles du Doyen Liddell, Lorrina, Alice et Edith à qui il conta des histoires nourries de son attirance pour le fantastique et les phénomènes occultes. L’imagination en action, il leur raconta notamment l’histoire d’Alice sous la terre, qui deviendra ensuite Alice au pays des merveilles et sera publiée ainsi que De l’autre côté du miroir et La chasse au Snark. Passionné par la photographie quelques années plus tard, il fixa sur plaques sensibles les portraits des petites filles, s’intéressant particulièrement à Alice.

Fabrice Melquiot reste à la fois très près de l’histoire originelle en même temps qu’il s’empare du mythe, se l’approprie et joue de nombreux jeux de mots et références. Il crée ainsi la rencontre entre Alice et d’autres grands mythes échappés de leurs contes : le Petit Chaperon Rouge pactise avec elle et grave sur son bras l’adresse  du loup, lui conseillant de lui rendre visite ; ou encore Pinocchio au long nez pointu, traité par Alice de « sac de nœuds », lui, tout de bois fait, rêvant, nez pour nez, d’interpréter Cyrano ; et, référence d’aujourd’hui, pimpante et fatale, la Barbie s’échappant du marché du jouet. L’intelligence du texte rejoint la lecture scénographique et de mise en scène, proposées.

Le décor repose sur l’idée de l’eau comme miroir, et de rideaux de tulle sur lesquels des projections vidéos se gravent. Un grand bassin rectangulaire de type piscine dans lequel tout le monde joue, tombe et se déplace, permet des jeux de reflets et miroirs magiques ainsi que la déclinaison de lumières bleue, jaune, orange, rouge comme dans un livre d’images.

Vêtue d’une robe blanche mousseuse et d’un blouson vert flashy, Alice paraît, depuis la salle où elle est assise parmi les spectateurs. Les lapins blancs glissent et bondissent derrière les panneaux acoustiques du théâtre comme dans un sous-bois. Le prologue présente des portraits d’Alice Liddell et de Lewis Carroll, à partir d’images projetées et donne quelques éléments biographiques sur l’auteur. « Je suis un mythe, un trou dans un vêtement … » lance Alice avant de franchir la passerelle qui la mène au plateau.

Première rencontre avec monsieur le Lapin blanc aux yeux rouges jaillissant d’une trappe, élégant et courtois, vêtu d’une veste de type frac, évidemment pressé et qui ne fait que passer. Sur ses traces et décidée à le rattraper, Alice dégringole dans le terrier et sa chute lui semble interminable. Pour le spectateur elle descend des cintres et passe de l’autre côté du miroir, brisant la surface de l’eau : « Je me demande si je vais passer à travers la terre ! » Elle cherche la clé qui lui permette de franchir la porte d’entrée, mais posée sur une chaise démesurément haute, ne peut l’atteindre. Elle poursuit sa route et trouve un flacon portant une inscription sur l’étiquette : Bois-moi, et elle s’exécute avec plaisir, jusqu’à constater qu’elle se met à grandir de manière inquiétante. Puis elle mange une part de gâteau et se met à rétrécir, mord dans le champignon et grandit à nouveau tout autant. Elle pense à Dinah, sa chatte, avec nostalgie. Alice ajuste son rapport au monde selon sa taille qui varie d’un moment à l’autre, et s’interroge sur le temps : « Le temps est une personne » réfléchit-elle, prise au milieu d’engrenages de montres, de références musicales et théâtrales – Phil Glass, Bob Wilson, Tim Burton et Pink Floyd, entre autres -.

Dans l’eau, l’assemblée des canards, pélicans et autres flamands, souris et compagnie dignes d’une Arche de Noé s’adonnent à des jeux d’eaux à vélo et organisent une course. La maison du lapin passe du vert au bleu et Alice trompe sa solitude en faisant d’autres rencontres, avec un chat arrogant, une souris mini, un petit cochon rouge de honte, un loup aux ongles effilés… Le bal du loir qui dort et du chapelier, le rendez-vous des chats perchés dans le cosmos, tea time en jaune orange flashy chez les fous, les tableaux se succèdent pleins de surprises, sympathiquement pagaille. Partie de croquet chez l’archiduchesse où l’on joue aussi aux devinettes, où l’on repeint les rosiers blancs en rouge, où les figures du jeu de cartes vivent et s’échappent. La reine de cœur orchestre les rires, le roi et la reine de carreaux font de la balançoire. Alice résiste aux moqueries de la reine et lui répond avec assurance. « Vous n’êtes qu’un jeu de cartes ! » lance sa Majesté offensée. Au tableau final, quatorze enfants sur le plateau se mettent à chanter.

Alice et autres merveilles dans son texte malin, sa mise en scène de fête, sa scénographie d’eau et ses lumières sucrées, avec aussi et d’abord l’actrice, Suzanne Aubert, qui ne joue pas à être Alice mais qui est vraiment Alice, ravit à juste titre, le public. Petits et grands réunis, suivent l’action comme dans le plus magique des livres d’images pour les premiers, comme le meilleur des polars, pour les seconds.

Brigitte Rémer

Avec : Suzanne Aubert, Jauris Casanova, Valérie Dashwood, Philippe Demarle, Sandra Faure, Sarah Karbasnikoff, Olivier Le Borgne, Gérald Maillet, Walter N’Guyen et la participation du Chœur d’enfants du quartier de Belleville, Les Polysons – Et aussi : scénographie Yves Collet – lumières Yves Collet, Christophe Lemaire – c​​ostumes Fanny Brouste – son David Lesser – vidéo Matthieu Mullot – m​asques Anne Leray – maquillages Catherine Nicolas – objets de scène Audrey Veyrac – assistant à la mise en scène Christophe Lemaire – conseiller artistique François Regnault.

Du 8 décembre 2015 au 9 janvier 2016, au Théâtre de la Ville, 2 Place du Châtelet. 75004. Paris – theatredelaville-paris.com – Tél. : 01 42 74 22 77

 

 

 

 

Disparition de l’écrivain égyptien Gamal Al-Ghitany

© Nabil Boutros

© Nabil Boutros

Le parcours de l’écrivain Gamal Al-Ghitany s’est achevé le 18 octobre dernier. Il s’est éteint à 70 ans, au terme d’une maladie contre laquelle il luttait depuis plusieurs années.

Né en 1945 dans un village du sud de l’Egypte et issu d’une famille modeste, c’est dans le quartier historique du vieux Caire islamique que Gamal Al-Ghitany passe son enfance. Autodidacte, il est artisan à dix-sept ans et dessine des tapis. Parallèlement, il écrit et publie son premier recueil de nouvelles. Reporter de guerre à vingt-trois ans pour le journal Akhbar al-youm, Al-Ghitany couvre la guerre de Kippour en 1973, puis devenu critique littéraire, dirige à partir de 1993 la revue Akhbar al-Adab. Il est un des disciples de Naguib Mahfouz, Prix Nobel de Littérature, qui le soutient. L’écrivain a reçu de nombreux prix pour son œuvre, la France l’a nommé Chevalier des Arts et des Lettres, en 1987.

Son roman le plus célèbre, Zayni Barakat, publié en 1974, puis traduit et publié aux éditions du Seuil en 1985, mêle l’investigation historique et politique au soufisme et à la mystique musulmane. Sous couvert du contexte Mamelouk, il fait une critique acerbe du régime nassérien, ce qui lui vaut plusieurs mois d’emprisonnement : « Durant mon long périple, jamais je n’ai vu une ville brisée comme semble l’être le Grand Caire… Dans l’air, la mort plane, froide, inexorable. Les hommes du Sultan ottoman patrouillent partout sur la voie publique, pénètrent à leur guise dans les maisons. Ni les murs ni les portes ne sont de quelque utilité par les temps qui courent… Personne n’est assuré de se trouver en vie à son réveil… »

Il publie l’Epître des destinées aux éditions du Seuil en 1993, puis en 1997 chez Actes Sud, La Mystérieuse Affaire de l’impasse Zaafarâni où il trace une série de portraits, avec habileté. Pyramides, puis L’Appel du couchant sortent en 2000 – le premier chez Actes Sud, le second au Seuil -. Au plus près de l’éternité vient ensuite, récit autobiographique où il se questionne sur l’opération à cœur ouvert qu’il va subir, prétexte à une exploration de soi.

Rédigé entre 1980 et 1986 et édité en France en 2005, Le livre des illuminations, hommage à son père disparu, est décrit comme un « conte polyphonique explorant les méandres de l’âme égyptienne. » Ce récit peut aussi être vu comme une métaphore sur l’Egypte, au moment de la signature par Sadate des Accords de Paix de Camp David entre son pays et Israël.

La série des Carnets est partiellement traduite en français. En 2008, Le Seuil avait publié son Carnet V, intitulé Les poussières de l’effacement qui parle de la mémoire et de la trace, à partir de l’enfance et des quartiers du Caire où il vécut ; Muses et égéries : Carnets I et III en 2011 invitent, le premier au voyage, le second, à marcher sur les traces d’une figure féminine rencontrée et idéalisée. Sémaphores est le Carnet II de la série – publié au Seuil en 2014 – où Al-Ghitany mêle réel et imaginaire à travers le thème des trains et des gares.

Par-delà les fenêtres qui sera publié en France en février 2016, travaille sur la perception et le regard que pose l’auteur sur différents lieux, vus derrière les fenêtres, ouvrage qui évoque aussi la solitude et s’arrête un moment sur la peinture d’Edward Hopper.

Gamal Al-Ghitany se plait à juxtaposer de courts récits de forte intensité et cisèle la langue comme un orfèvre. Ses thèmes, lancinants, tournent autour de son pays, l’Egypte, de sa ville, Le Caire avec ses imposants minarets, du quartier de son enfance, de l’Histoire. Il manifeste un grand attachement aux lieux et en fait le récit. Comme un sociologue il témoigne de la rue, des vendeurs, des odeurs, des saveurs, de l’agitation, du bruit et des événements. Il entraine aussi son lecteur dans de nombreux pays, car son œuvre est profondément égyptienne en même temps qu’elle ouvre sur le monde. Il est conteur et philosophe, observe la société dans laquelle il vit et met en lumière les contradictions dans sa narration.

Un des grands écrivains du monde arabe s’est éteint. Ses mots étaient simples et l’amour de son pays, immense : « Nous sommes sur les plateaux formés par les limons du Nil… Le soleil est à son zénith, au faîte de son incandescence, la levure s’épanouit sous l’effet du feu cosmique et de la canicule immémoriale. Je sais, à l’instant où j’écris ces lignes, ce que j’ignorais à l’orée de mon parcours, à savoir cette relation unique que le pain entretient avec le cosmos. »

Brigitte Rémer

 

 

 

Biennale des photographes du monde arabe

Egyptiens ou L’habit fait le moine - © Nabil Boutros

Egyptiens ou L’habit fait le moine
© Nabil Boutros

Conçue et présentée par l’Institut du Monde Arabe et la Maison Européenne de la Photographie.

La Biennale des photographes du monde arabe contemporain est une première édition, présentée dans huit lieux du cœur de ville, à Paris. Fondée sur l’échange et les partenariats entre le public et le privé, l’IMA et la Maison Européenne de la Photographie ont entrainé dans leur sillage la Cité internationale des Arts, la Mairie du IVème et quatre galeries : Binôme, Basia Embiricos, Photo 12, Graine de Photographe. Le parcours proposé enjambe la Seine et présente, dans les différents lieux, le travail de cinquante photographes issus du monde arabe ou artistes occidentaux travaillant sur ces territoires. Chaque artiste interprète le monde d’aujourd’hui, la Biennale met leurs regards en perspective.

L’IMA présente, en une exposition collective intitulée histoire(s) contemporaine(s) vingt-neuf artistes, autour de quatre grands thèmes prêtant à réflexion et qui se répondent : Paysages, Mondes intérieurs, Cultures et Identités, Printemps. Géraldine Bloch en assure le commissariat. On y trouve les œuvres de Khalil Nemmaoui, du Maroc, qui, avec Equilibrium, travaille sur les notions de symétrie et d’équilibre ; Yazan Khalili, de Palestine, avec Landscape of darkness, déconstruit les paysages et interroge la perception ; Joe Kesrouani, du Liban, juxtapose le bleu de l’eau aux constructions ravageuses du front de mer, inscrites avec Beirut Walls dans une architecture d’étouffement. Farah Al Qasimi, de Dubaï, créée avec sa série The World is Sinking, des territoires urbains monumentaux et utopiques, sorte de maquettes comiques et absurdes ; Tamara Abdul Hadi, d’Irak, marque un arrêt sur le vaste cimetière de Wadi as-Salam où sont enterrées plus de cinq millions de personnes. On pourrait questionner tous les photographes présentés ici sur leur démarche car chaque œuvre interroge et raconte. Remarquons encore Egyptiens ou l’Habit fait le Moine, série de dix-huit autoportraits de Nabil Boutros, d’Egypte, où le photographe se grime et se métamorphose, se laisse pousser la barbe puis la rase, se coupe les cheveux, les teint, se voile etc. Jeux de rôles qu’il a imaginés pendant un an, en 2010/2011, autour de la posture, de l’allure et de la figure, avec la représentation d’un idéal-type – selon la terminologie de Max Weber – d’une société où l’identité est mise à rude épreuve et les comportements sociaux sous liberté surveillée.

La Maison Européenne de la Photographie, sous le regard de son directeur, Jean-Luc Monterosso, a opté pour la juxtaposition de six expositions monographiques : Passages, une remarquable rétrospective de l’œuvre de Bruno Barbey à travers le monde et à travers le temps, presque trop dense – une cinquantaine d’années – travail d’auteur autant que témoignage réalisé en noir et blanc, ou en couleurs, au sein de l’Agence Magnum : des pèlerinages du Rajasthan à la tragédie du Nordeste brésilien, des champs pétroliers du Koweit à l’art populaire. Brésil, La Réunion, Pologne, Inde, villes et pays défilent, invitation au voyage dans l’espace-temps du photographe : de Persépolis à Fès – il est né au Maroc -, Sénégal, Turquie, Corée, Chine, Egypte et Palestine, égrenant avec lui les événements et géographies de mondes dont il témoigne et transmet les émotions et respirations. Ses premières photos couleurs sont rapportées du Brésil, en 1966. Les plus grands écrivains – dont Genet, Tahar Ben Jelloun et Le Clézio, ont mis des mots sur ses images.

Massimo Berruti a approché les enfants de Gaza et travaillé sur le thème de l’eau et de la pollution. Gaza : eau miracle est un reportage fort, en noir et blanc pour lequel il a obtenu le Prix AFD/Polka 2014. Il témoigne du manque d’eau suite à la destruction des canalisations lors de l’opération Bordure protectrice lancée par Israël, en 2014 et de la pollution qui s’en est suivie, jusque dans les nappes phréatiques. La force de vie des enfants reste intacte, leurs terrains de jeu sont ces maisons détruites et ces champs de gravats. Daoud Aoulad-Syad photographe et vidéaste, joue entre fiction et documentaire et capte, depuis Marrakech, les gens, les lieux et les objets. La culture populaire, les arts forains et ce qui touche à la mémoire collective sont ses sujets de prédilection. Stéphane Couturier travaille depuis la fin des années 1990 sur la représentation des villes et leur transformation, et interroge le médium photographique. De Chandigarh à Brasilia, il décrypte les villes et rapporte les traces des cités logements du quartier de Bab-el-Oued, à Alger. Dans ses aller retour entre Marrakech et Beyrouth, Leila Alaoui interroge la question de l’identité et de la diversité. Elle présente une série : Les Marocains où elle a capté, dans les lieux publics, des portraits d’hommes et de femmes avec l’aide de son studio photo mobile. Andrea et Magda, duo de photographes franco-italien, travaillent sur des thèmes situés entre les territoires et l’économie, leur Sinaï Park observe les ravages du tourisme de masse et la spéculation immobilière qui en découle, créant un monde artificiel et naïf qui interpelle.

Dans la cour de la Mairie du IVème arrondissement, sont exposées les photos de Pauline Beugnies, Generation Tahrir 2010-2015, projet qui avait débuté avant la révolution de 2011 et rend hommage aux jeunes en quête de liberté et de démocratie. Un lieu, un sujet, un engagement, des espoirs. La Cité Internationale des Arts met en exergue les œuvres de trois de ses résidents : deux photographes marocaines : Safaa Mazirh, avec Autoportrait et Ihsane Chetuan, Transfiguration, ainsi que le photographe et vidéaste libyen, Samuel Gratacap qui présente un film vidéo réalisé en Libye tandis que son travail photo, Les Naufragé(e)s est exposé à l’IMA. En parlant du choix de faire un film, il dit : « Ces images seront un genre de mémoire moderne, une nouvelle forme d’album de famille ou de documentation d’un événement traumatique. »

Chaque galerie partenaire est partie prenante de ce mouvement collectif porté par la Biennale : la Galerie Photo 12 présente Le temps suspendu de Maher Attar, du Qatar, un travail sur la mémoire des lieux ; la Galerie Binôme invite à un Discours de la lumière, réalisé par Mustapha Azeroual (Radiance 2), Caroline Tabet (Perdre la vue) et Zineb Andress Arraki (Conversation solaire) ; la Galerie Basia Embiricos présente Autoportrait, carte blanche donnée à Souhed Nemlaghi, de Tunisie, créateur interdisciplinaire qui trace sa route avec une grande liberté d’inspiration ; Graine de Photographe.com a proposé un concours photo sur le thème Mille et une oasis, à savoir les épiceries de nuit tenues pour la plupart à Paris par des vendeurs liés au monde arabe. La Galerie expose sa sélection.

Créer une Biennale des photographes du monde arabe est une magnifique idée et une nécessité, d’autant en ce moment. « Folle ou sage ? La Photographie peut-être l’un ou l’autre : sage si son réalisme reste relatif, tempéré par des habitudes esthétiques ou empiriques ; folle, si ce réalisme est absolu, et, si l’on peut dire, originel, faisant revenir à la conscience amoureuse et effrayée la lettre même du Temps… » comme le signifiait Roland Barthes. Les traces laissées par les artistes, ici chambres d’écho des pays représentés, composent un riche corpus documentaire et se répondent les unes aux autres. C’est une écriture visuelle à la large palette et aux nuances multiples qui permet au public une réelle imprégnation des situations. C’est un événement photographique, le premier du genre, voulu par Jack Lang, Président de l’IMA qui voit en la Biennale « une sorte de radioscopie du monde arabe. » Loin des clichés, chaque artiste trace son chemin propre. Chapeau bas pour cette initiative, et rendez-vous en 2017 pour une seconde édition, déjà attendue.

                                    Brigitte Rémer

Du 11 novembre 2015 au 17 Janvier 2016. Informations : www.biennalephotomondearabe.comwww.mep-fr.org – Coordination générale : Claude Mollard et Jean-Luc Monterosso, directeur de la Maison Européenne de la Photographie – Commissariat : Gabriel Bauret, écrivain et critique d’art – Géraldine Bloch, chargée d’expositions, IMA.