Conférence inscrite dans le cadre d’un séminaire s’interrogeant sur La Culture des autres, proposé à l’initiative du Centre de Recherches Théâtrales Saint-Blaise par Ali Ihsan Kaleci, directeur et Erica Letailleur, coordinatrice du programme Contemplations Project.
Ce séminaire s’inscrit dans un « dialogue artistique et citoyen entre les habitants de deux régions du monde que beaucoup de choses opposent, en apparence : le quartier Saint-Blaise à Paris et les villages rupestres de Cappadoce, au centre de la Turquie. » Au programme, des ateliers, des spectacles et des rencontres et cette conférence sur le thème : Être artiste aujourd’hui en Turquie.
Deux intervenants, artistes invités accompagnés d’une délégation professionnelle, ont parlé de la problématique du spectacle vivant en Turquie : Mustafa Avkiran s’est exprimé sur les rapports entre l’artiste et l’institution à partir de son expérience théâtrale : L’assèchement des institutions était son sujet. Irfan Gürdal a parlé du contexte musical en Turquie, à partir de son parcours de musicien et de musicologue. Son intervention portait sur le thème : Aujourd’hui, la culture musicale dans le monde turcophone.
Ali Ihsan Kaleci a introduit le sujet et présenté les invités : Après avoir dirigé la Scène Nationale d’Antalya et produit de nombreux spectacles dans le réseau des scènes nationales de Turquie, Mustafa Avkiran a fondé et dirigé le théâtre privé Garaj Istanbul jusqu’à sa fermeture récente, ainsi que le Théâtre ISM 2 Katr. Il est aussi l’un des acteurs les plus connus du grand public turc par les nombreux films et séries dans lesquels il a tourné. Formé au Conservatoire dans les années 80, Mustafa Avkiran entre dans la troupe du Théâtre National, seule structure du pays permettant aux acteurs d’exercer leur métier. Lors d’un voyage à Vienne, en 1991 il fait des rencontres essentielles explique-t-il, avec trois metteurs en scène emblématiques : Ariane Mnouchkine, Peter Brook et Peter Stein mais a l’obligation de travailler sous l’égide de l’Etat Turc. Il s’installe alors en Europe pendant deux ans.
Proposition lui est ensuite faite de créer un Théâtre National à Antalya, ville du sud de la Turquie, ce qu’il fait. La troupe remporte de nombreux Prix, voyage en Europe, travaille dans les villages, ainsi qu’avec les amateurs. Elle s’implique dans le tissu local et à l’échelle territoriale, de manière relativement indépendante cherchant à faire évoluer les rapports entre artistes et équipe administrative. Il a pour objectif de démocratiser la structure, de faire que les choix artistiques deviennent collectifs, mais l’Etat avec lequel il débat pied à pied ne le suit pas. Lors d’un changement de Gouvernement, le virage radical d’un nouveau Ministre de la Culture conduit cinq directeurs de théâtres nationaux à la démission.
La suite du parcours de Mustafa Avkiran indique son impérative nécessité d’une recherche de liberté dans la création. En 1995, il quitte le théâtre traditionnel et se rapproche de l’avant-garde, il crée Le Théâtre de la 5ème rue à Istanbul, un centre d’art ouvert, situé dans un immeuble appartenant à une Fondation arménienne. Quelques années plus tard la Fondation est expulsée de l’immeuble et avec elle la Compagnie qui perd donc son lieu et son outil de travail. En 2005, Mustafa Avkiran qui poursuit sa route crée un nouvel espace, Garaj à Istanbul, cet ancien garage de 600 m2, une grande première pour la Turquie, devient un lieu artistique pluridisciplinaire mais rencontre de nombreuses embûches pour financer les spectacles.
Aujourd’hui un certain pessimisme se mêle à ses projets, et une certaine lassitude devant la non-implication de l’Etat pour l’art et la culture, pour les artistes. Pour lui, « le théâtre doit répondre à une nécessité » alors qu’il fait le cruel constat « qu’être artiste n’est guère nécessaire aux yeux des autres »… Il prend l’exemple du Centre d’Art Atatürk laissé à l’abandon et que personne ne souhaite sauver et parle de tentatives d’expériences collectives comme ce projet avec cinq metteurs en scène, qui n’a pas abouti. Mustafa Avkiran s’intéresse aussi à la formation, et à la transmission des savoir-faire, et se consacre actuellement davantage au travail de la voix et du chant. Il crée des spectacles de type cabaret basé sur le vocal, ce qui le rend dit-il, très heureux, « car cela tisse un rapport plus intime aux spectateurs. » Sa conclusion est sévère quant aux relations entre l’Artiste et le Prince (l’Etat…), pour lui l’institution assèche la capacité à travailler librement.
Irfan Gürdal lui, parle de musique, un secteur dynamique en Turquie car « avant le théâtre, il y eut la musique » dit-il. Il intègre le Chœur national des musiques populaires de Turquie en 1987, en tant que joueur de saz – ce luth traditionnel, puis fonde quatre ans plus tard le Groupe de musiques turques Ipekyolu – route de la soie qui donne de nombreux concerts dans le pays ainsi qu’à l’étranger. Parallèlement il mène des recherches sur les traditions musicales des peuples turcs et turcophones, l’orchestration des musiques populaires au Kazakhstan et l’orchestration des bardes traditionnels – les asik, au Türkmenistan. Pendant quinze ans, de 1999 à 2014, il dirige l’Ensemble national des musiques du monde turc au sein du ministère de la Culture.
Lorsqu’il s’interroge sur la définition du monde turc, Irfan Gürdal parle d’une géographie très large – il y a des turcs dans de nombreux pays – et d’une langue enrichie par le mélange des populations suite aux exodes venant d’Orient (Kazakhstan, Kurdistan etc..) Il travaille depuis 1985 sur ces influences et croisements mélodiques, fonde en 2000 un Ensemble des musiques du monde turc. Il y travaille les rythmes, formes, modes, thématiques et micro-mélodies et tout ce qui « s’adresse au cœur humain » mélodiquement parlant. Il devient une tête chercheuse pour les instruments rares et pour les musiques jamais entendues. Il parle du statut du troubadour – personnalité importante jusqu’à d’affirmation de l’Islam – et de la culture orale permettant la transmission de la manière de vivre et s’arrogeant le droit de critiquer. Pour lui « le troubadour est à la source du théâtre, il utilise la voix, la musique, ainsi que l’animation ce qui construit l’incarnation du personnage ». Puis il oriente sa présentation sur le chamanisme, « une cérémonie sans partition, un voyage intérieur » – le chaman étant celui qui a tout vu – parle de l’instrument à deux cordes des chamans dont l’une, blanche, représente le Bien et l’autre, la noire, le Mal, et du Festival des Musiques Mystiques qu’il a créé. Il chante lui-même magnifiquement, offrant à son auditoire un échantillon de micro-mélodies vues d’AzerbaIdjan, de Turquie et de Turkménistan, de Crimée et des Balkans.
Dans la discussion qui a suivi ces présentations, de jeunes acteurs turcs se sont exprimés, partant des traditions, véritables outils de critique sociale : celle du conteur, du théâtre d’ombres Karagöz, de la peinture dans l’eau, et du grand potentiel qu’il y a à Istanbul avec des initiatives lancées comme Le jeu du milieu – Medda, parlant aussi de formation et de la nécessité de tuer le maître, surtout quand celui-ci dit : « Vous ne serez capable de rien »… Le théâtre cherchant plutôt le poète que la méthode.
Belle initiative que cette rencontre turco-française pour la qualité du dialogue, la confrontation des points de vue et le contexte de la création théâtrale et musicale dans ce grand pays mythique qu’est la Turquie.
Brigitte Rémer
La conférence s’est tenue le vendredi 19 juin 2015, au Jardin d’Agronomie Tropicale de Paris, en partenariat avec le CIRRAS – Centre international de Réflexion et de Recherche sur les Arts du Spectacle – direction Françoise Quillet.
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