Médecine générale

Texte Olivier Cadiot – conception et mise en scène Ludovic Lagarde – Avec Valérie Dashwood, Laurent Poitrenaux, Alvise Sinivia – au Théâtre de la Ville / Les Abbesses.

© Mariano Barrientos

Le point de départ du spectacle est un roman de quatre cents pages d’Olivier Cadot que Ludovic Lagarde a réussi à adapter à la scène. C’est la huitième fois que les deux artistes collaborent sur un projet. Autant dire qu’ils travaillent en confiance.

Le scénario met en confrontation trois personnages, Closure, écrivain, qui vient d’enterrer son demi-frère (Laurent Poitrenaux) ; Mathilde, anthropologue, légèrement déconnectée des réalités après un long séjour de travail sur le terrain (Valérie Dashwood) ; Pierre, musicien, assis devant son piano situé côté jardin (Alvise Sinivia, qui signe également la conception sonore et musicale du spectacle). Ensemble, ils décident de s’arracher à un monde devenu pour eux illisible et de se créer de nouvelles utopies. Mathilde offre une maison familiale en état de semi-abandon comme nouveau port d’attache.

© Mariano Barrientos

La scène débute par un duo musique-lecture orchestré par Mathilde, tourneuse de pages, qui fait le grand écart entre la partition du pianiste – jouant Haydn qu’il affectionne particulièrement – et le livre d’Olivier Cadiot lu par Closure. Mathilde est pour Closure une vieille connaissance de lycée. Lui, a rencontré Pierre dans un train. À la recherche de son enfance disparue, elle s’échauffe comme au cours de danse, balancé, chassé, coupé, levé, plié. Cette première scène donne le ton du loufoque et d’un humour pince-sans-rire ravageur. Un micro sur pied, des images vidéo se promènent sur des praticables de différentes tailles et positionnement, montrant des ciels noirs et des nuages (scénographie Antoine Vasseur, conception vidéo Jérome Tuncer). Les corbeaux guettent. Les trois compères en costumes noirs et chemises blanches (signés Marie La Rocca) – réinventent la vie quotidienne et son cortège de péripéties et de rituels faisant évoluer l’atmosphère pseudo-classique du début en une joyeuse anomie débridée. Jusqu’à ce que tout se délite dans les souvenirs où chacun se perd.

On suit ces trois extravagants solitaires imprégnés de mal de vivre, à la recherche de nouvelles raisons d’exister, ils sont à tour de rôle la Trinité, père, fils et Saint-Esprit imitation icônes. Les hommes épluchent les haricots, Mathilde revient sur sa famille et son histoire, elle retrouve un bouquet daté du 1er juin 1881 : « Mon père disait… Ruine et désir, notre père parlait comme une langue étrangère… C’est du poison tout ça, je n’arrive pas à revenir à la maison. » Elle s’était enfuie très jeune. Closure parle de l’héritage moral de son demi-frère qu’il vient d’enterrer et s’enregistre, avant de s’emporter pour de bon. Pierre, qui a l’oreille absolue, se concentre sur ses magnétophones comme un DJ habité et endiablé, faisant aussi son récit familial.

© Mariano Barrientos

Les images se teintent de nuances de violet (lumières, Sébastien Michaud). La nature, présente dans le récit, s’affiche sur les praticables-écrans, tandis que Mathilde râpe le gruyère. Les oiseaux pépient et le tilleul s’effondre. Avant de virer à l’humour noir, le récit a pris un petit air de conte. Pierre joue du piano avec les pieds puis se replie sous l’instrument comme dans une cabane. « J’ai pas de souvenirs » confirme-t-il. Mathilde le rejoint et délire dans ses souvenirs. Les viols par les prêtres sont évoqués, ainsi que les suicides en série qui ont suivi. Le piano, truqué, devient strident. Le conscient, le pré-conscient, l’inconscient, s’invitent au générique, bercés par le murmure du piano. Et l’on se questionne mutuellement sur l’inconscient. « Je m’habitue à ma future disparition » dit Closure, l’écrivain, tandis que Pierre et Mathilde se mettent à ranger. Il ne reste qu’à se dire adieu.

© Mariano Barrientos

L’univers d’Olivier Cadiot dont l’œuvre est emblématique de la poésie contemporaine, invente et déconcerte par ses lignes brisées et reliefs escarpés. Il est dans l’invention formelle, le découpage et rapiéçage. Ludovic Lagarde accompagné des trois magnifiques acteurs – Valérie Dashwood, Laurent Poitrenaux, Alvise Sinivia – qui pourraient être les trois facettes d’un même personnage, sait lui donner corps. Il connaît sa poétique et a entre autres monté de lui Frères et Sœurs en 1993 ; adapté et mis en scène plusieurs de ses romans et textes de théâtre : Le Colonel des Zouaves (1997), Retour définitif et durable de l’être aimé (2002), Fairy Queen (2004). Au Festival d’Avignon 2010, d’Olivier Cadiot il a créé Un nid pour quoi faire – repris au Théâtre de la Ville la même année – et Un mage en été.  En 2016, il a mis en scène Providence.

Médecine générale est un spectacle plein de finesse, sobre et baroque, où se mêlent les vies inachevées de personnages quelque peu désabusés mais pleins de vie. De la belle ouvrage !

Brigitte Rémer, le 15 mai 2025

Avec Valérie Dashwood, Laurent Poitrenaux, Alvise Sinivia. Scénographie Antoine Vasseur – lumières Sébastien Michaud – costumes Marie La Rocca – conception sonore et musicale Alvise Sinivia – conception vidéo Jérome Tuncer – son David Bichindaritz, Jérome Tuncer – collaboration à la dramaturgie Pauline Labib-Lamour – assistante à la mise en scène Élodie Bremaud.

Du 28 avril au 13 mai 2025 – au Théâtre de la Ville/ Les Abbesses, 31 rue des Abbesses. 75018. Paris – métro : Abbesses, Pigalle – tél. : 01 42 74 22 77 – site : www.theatredelaville-paris.com

Full Moon

Chorégraphie de Josef Nadj – musiques de l’Art Ensemble Of Chicago, Fritz Hauser, Famoudou Don Moye & Tatsu Aoki, Malachi Favors Maghostut & Tatsu Aoki, Peter Vogel, Christian Wolfarth, Lucas Niggli – Vu au Théâtre Romain Rolland de Villejuif.

© Laurent Philippe

Un personnage en costume noir, mains et pieds blancs de peau, homme sans visage, énigmatique, venu d’on ne sait où, entre dans le cercle de lumière. Vers quoi se dirige-t-il ? quelle est sa traversée ? On le dirait en déséquilibre.

Il s’efface, laissant place à un groupe d’hommes africains qui recule lentement, tous reliés par un fil. Quelques signes-symboles apparaissent, une fléchette, l’exécution en duo des gestes du quotidien comme au village, l’un moud le grain l’autre pétrit le pain. L’atmosphère est lourde, quelque chose de l’ordre du magique et du sacré recouvre le plateau, subtilement éclairé dans des jeux de semi-obscurité (lumières et régie générale, Sylvain Blocquaux). Dans l’ombre et comme en écho, d’autres danseurs. Main, bras, se meuvent, alternativement, en une gestuelle abstraite. Ils sculptent l’espace dans des jeux de mains d’une grande précision.

© Laurent Philippe

La bande-son apporte une clameur, comme un ressac. Une roue à eau tourne. Apparitions disparitions. On porte la divinité. Mouvements d’ensemble, tremblements et spasmes s’écrivent, entre dialogues et mouvements contraires. Une belle énergie se dégage de l’ensemble. Les danseurs portent des cagoules noires et se transforment en guerriers, jusqu’à ce qu’une certaine folie s’empare d’eux. Soupirs, exclamations, réactions vocale et physique. Ils se désarticulent au son des percussions aigues et frappes de tambour. Le groupe se resserre. Costumes couleur anthracite avec galons ou appliqués (costumes Paula Dartigues), visages effacés. Les danseurs sautent, se portent. À l’arrière, le personnage énigmatique les regarde.

Le spectacle se construit par séquences. Les danseurs communiquent par sémaphore : gestes, doigts, mobilité des jambes, mime. L’un naît du groupe, du souffle du groupe, ils se décalent, se passent le relais, puis glissent comme des vagues sur le sol.  Accélérations. Décélérations. Tout est fluide, inventif, ludique parfois. D’une grande finesse, les corps balancent, la danse se dessine avec élégance et maîtrise. Les danseurs s’engagent, bras, jambes, corps, interprétation des rythmes, chacun existe dans un ensemble. Ils s’apostrophent et parlementent, comme au village, se regroupent en fond de scène. L’un est porté comme un prince tandis que le saxo transmet l’image de la mort, et du tombeau.

© Laurent Philippe

Changement de séquence menée par la trompette qui entraîne la fête. Comme des marionnettes et comme s’ils battaient le tambour, les danseurs s’avancent. La lumière baisse. Seul reste un masque, imposant, et le bruit de la mer. Et quand se découvre la pleine lune, ils tournent sur eux-mêmes, se déplacent avant-arrière. Sept d’entre eux s’alignent face aux spectateurs, rient, jettent des sorts. Ils marquent des temps, des silences, font des percussions avec le corps. Quelques séquences plus libres laissent penser à de l’improvisation. Les mouvements sont comme des allégories. La variation des gestes est impressionnante de précision. Le groupe porte le personnage sans visage, dans une sorte de respect avant de s’effacer devant l’Ancien qui entre, portant deux bâtons. Ils bondissent sur un chemin de lumière. Du bâton sort le sable, la terre. La transmission se fait, entre générations.

Le bruit des margouillats, la contrebasse, se font entendre. Des cris et des dialogues fusent. On abat des arbres, les oiseaux chantent. Mêmes mouvements en décalé. Scie, perceuse. Le rythme, s’accélère, ils sont là, décidés. Un avion tourne au-dessus de l’Homme sans visage. Tous reviennent et portent un masque de mort et des vestes aux couleurs chaudes, des chapeaux. La danse devient très expressive. Ils habitent l’espace en des gestes hétéroclites, bras en l’air et balancés. Trompette, musique de danse, harmonica fortissimo se succèdent. Ils reculent jusqu’à s’effacer du plateau.

© Laurent Philippe

Le bord de plateau qui a suivi la représentation en présence des danseurs et du chorégraphe a donné certaines clés de sa perception par rapport à l’Afrique. Sept des huit danseurs présents ici l’étaient déjà dans Omma, sa création précédente – cf. notre article du 6 novembre 2021. À la recherche des fondements de la danse, deux univers se rencontrent, celui de Josef Nadj, venant de Voïvodine (ex. Yougoslavie, dans l’actuelle Serbie), et celui de l’Afrique où les danseurs apportent leurs rythmes et énergies. Pour les rencontrer il a séjourné longuement en Afrique, notamment au Mali et au Burkina Faso, regardé, écouté, ressenti, observé le rapport à la terre et à la communauté, dans les villages Dogon du Mali. Il s’est nourri de ce qui l’entourait et a construit une gestuelle en réponse aux impulsions qu’il percevait. C’est un travail de longue haleine, réalisé sur cinq ans, un long cheminement pour mettre à distance sa propre culture, ses traditions et son histoire. Dans la danse, il a recherché les figures inédites de la communauté et compare sa démarche à celle d’un jardinier. « Il faut du temps et de l’attention pour que les choses poussent » dit-il.

Les danseurs viennent du Burkina Faso, du Congo Brazzaville, de Côte d’Ivoire et du Mali. Ils s’appellent Timothé Ballo, Abdel Kader Diop, Aipeur Foundou, Bi Jean Ronsard Irié, Jean-Paul Mehansio, Sombewendin Marius Sawadogo, Boukson Séré. Leurs formations sont diverses et multiples. Ils ont appris de la rue, du sport, du conte, du théâtre, des danses urbaines et de la modern-jazz, d’écoles d’art, d’ateliers et de centres chorégraphiques. Avec eux Josef Nadj a dialogué sur la musique et partagé son goût pour l’écriture musicale de Charles Mingus, Cecil Taylor ou Anthony Braxton.

© Laurent Philippe

Josef Nadj, danseur, chorégraphe, plasticien et photographe, définit la danse en ces termes : « ce sont des états qui me portent, des formes, du temps, cet espace perdu. » Il parle de la danse comme d’une autre langue, la sienne propre, avec laquelle il exprime tout ce qui ne passe pas par les mots, évoque le sens du rituel qu’on est en train de perdre. Il lie dans le spectacle cette figure énigmatique qui vient d’ailleurs et qu’il incarne, à la transmission. Un personnage né par la figure de la marionnette qui s’est invitée dans les répétitions, idée d’abord transmise par des objets, puis par l’idée qu’il pouvait incarner, lui, danseur, cette troublante figure sans visage. Le spectacle Full Moon est chargé, quand dès le début la lune se lève, majestueuse et magique. « La pleine lune d’Afrique n’est pas celle d’Europe, elle communique comme une énergie particulière. Full Moon c’est la danse de l’énergie » conclut-il. Un spectacle à ressentir et à méditer. Son énergie est positive !

Brigitte Rémer, le 12 mai 2025

Interprètes : Timothé Ballo, Abdel Kader Diop, Aipeur Foundou, Bi Jean Ronsard Irié, Jean-Paul Mehansio, Sombewendin Marius Sawadogo, Boukson Séré et Josef Nadj. Collaboration artistique Ivan Fatjo – régie générale et lumières Sylvain Blocquaux – costumes Paula Dartigues – musiques : Art Ensemble Of Chicago, Fritz Hauser, Famoudou Don Moye & Tatsu Aoki, Malachi Favors Maghostut & Tatsu Aoki, Peter Vogel, Christian Wolfarth, Lucas Niggli.

Production, diffusion Bureau Platô Séverine Péan et Mathilde Blatgé – administration de production Laura Petit – production déléguée Atelier 3+1 – coproductions : Montpellier Danse, Le Trident, Scène nationale de Cherbourg, MC 93 Maison de la culture de Seine-Saint-Denis, Bobigny, Charleroi Danse, Le Tropique Atrium, Fort-de-France, Théâtre des Salins, Scène nationale de Martigues, Le Théâtre d’Arles.

Vu le 30 mai 2025 au Théâtre Romain Rolland, 18 rue Eugène Varlin. 94800. Villejuif – sites : https://trr.fr – et www.josefnadj.com

Braveheart

Écriture et mise en scène Wael Kadour – traduction Simon Dubois, Annamaria Bianco – avec Hala Al Sayasneh et Wael Kadour – Spectacle présenté au Théâtre de Choisy-le-Roi, scène conventionnée d’intérêt national/Art et création pour la diversité linguistique, en langue arabe, (Syrie), surtitré en français.

© Tammam Alomar

Les acteurs sont déjà sur scène avant que le public n’entre, assis sur une table au centre du plateau, Aline (Hala Al Sayasneh) la tête posée sur l’épaule de Mohammad (Wael Kadour), deux ombres, dans la suspension et la pénombre (création lumière Franck Besson). Ils sont Syriens, résidant en France dans une ville secondaire indique le texte qui débute, en langue arabe chuchotée. Derrière eux, sur un écran, la traduction s’affiche en français, avec clarté et comme un troisième personnage. Ce mouvement de va et vient entre les deux langues se fait d’une manière fluide et comme évidente.

On ne sait pas ce qui lie ces deux personnages. Elle, s’est lancée à corps perdu dans un récit évoquant un homme qui la traque et cela l’angoisse. L’étau se resserre et une sorte d’enquête se met en place dans un contexte qu’elle dessine comme de plus en plus anxiogène, car cet homme qui la taraude n’est autre que son ancien bourreau. Une rumeur lui a dit qu’il avait fui le pays et se serait réfugié en France, comme elle. Son fragile équilibre alors s’effondre et son échappatoire pour ne pas sombrer et exorciser ses peurs devient l’écriture. Devant elle, côté jardin, une pile de pages posée au sol. Aline perd ses repères et redessine la mécanique de la violence. Dans son récit, le spectateur se cherche entre la fiction, son récit d’écriture, et la vie.

Mohammad tente de l’aider, la pousse dans ses retranchements, la questionne sur cette frontière entre le réel et l’imaginaire et sert de révélateur. Les pistes se brouillent, il regarde autour de lui, tente de se concentrer mais quelque chose attire son regard. C’est une sorte de lampe rouge qui pourrait ressembler à un micro, comme un mouchard. Il la descend avant de reprendre place, assis sur la table, face à l’écran, comme un chef d’orchestre. Les didascalies s’écrivent sur écran en bilingue, comme des déclarations.

Cette lampe rouge de l’armée des ombres les aimante et devient terrain de complicité. Aline se place en-dessous, trouve un sac et l’enroule dedans pour l’étouffer. Lui, manipule le câble. Un mouvement de balancier se met en place, ironique et provocateur, leurs échanges deviennent mi-ludiques mi-graves. Il la coiffe du sac, elle ressemble à une accusée. Leurs discours respectifs ne semblent pas aller dans le même sens, le ton monte avant de redescendre. Elle le provoque et donne des coups de griffes.

Mohammad joue avec ce mouchard-micro qui prend une place importante, ils en font une chorégraphie. Des silences s’installent, prolongés par la musique (création sonore et musicale Vincent Commaret). L’ombre de Mohammad se reflète et se démultiplie sur le mur de côté. De l’autre côté de l’écran translucide on ne voit plus que ses jambes comme derrière un castelet devenu bleu indigo, devenu la nuit. Elle, écrit.

© Tammam Alomar

La pile de pages posée au sol glisse et s’éffondre comme si l’écriture lui échappait. « J’ai marché jusqu’à disparaître » dit-elle. Le poids de la mémoire l’empêche de vivre. Elle associe Mohammad au processus d’écriture, il en prend le leadership et entre dans le rôle du metteur en scène, parlant de la création, de l’écriture, de l’élaboration d’une pièce qu’il mettrait en scène. On essaie de reconstituer le puzzle. Il se lance ensuite dans le jeu de la vérité, décrit Aline et lui parle de la perception qu’il a d’elle dans le cadre d’un cours de français qu’ils prendraient ensemble, évoque son attitude autour de la machine à café. Un jeu de rôles se met en place. Le spectateur voyage dans les strates de récits qui se croisent, se superposent, se contredisent, s’effacent, s’égarent et le perdent. Mohammad prend la place de « l’autre… » cet homme omniprésent dans le récit d’Aline pour habiter cette « terre de la peur » et qui est devenu la clé de voûte de son roman. Dernière séquence, les deux personnages se rapprochent, leurs ombres mêlées sur le mur, retour à la première séquence, à la vie ordinaire, Aline pose la tête sur l’épaule de Mohammad : « On se voit quand ? »

© Tammam Alomar

Avec ce parcours d’exil et de violence sous-jacente dans la pièce, Wael Kadour sait de quoi il parle. Il a fui la guerre et quitté la Syrie en 2011, exorcise les tensions et traumas par l’écriture. « De l’écriture du traumatisme au trauma de l’écriture » dit-il. Il parle par la voix d’Aline, comme lui réfugiée, qui décale les notions de temps et d’espace, traverse une relation amoureuse naissante avec lui. Le passé se conjugue au présent, il faut rassembler ses forces et sa volonté pour continuer à vivre.

Wael Kadour est diplômé de l’Institut Supérieur d’Art Dramatique de Damas, Il a été conseiller artistique et dramaturge sur de nombreux spectacles en Syrie, Jordanie et au Liban, puis mis en scène des pièces de Samuel Beckett, Edward Albee, Caryl Churchill, Saadallah Wannous, Mudar Al Haggi, à Damas, Beyrouth et Amman, de 2011 à 2014. Il a participé à plusieurs résidences internationales, à Londres, New-York et Berlin. Après la création de sa pièce Les petites chambres, à Beyrouth et Amman en 2014, il a co-mis en scène avec Mohamad Al Rashi sa pièce Chroniques d’une ville qu’on croit connaître, présentée en janvier 2019 à la Filature/scène nationale de Mulhouse puis au Théâtre Jean Vilar de Vitry-sur-Seine (cf. notre article du 28 avril 2019) avant que la tournée ne s’interrompe en raison de la pandémie.

Il est aujourd’hui sur scène en duo avec Hala Al Sayasneh, qui porte le rôle d’Aline avec finesse et pertinence. Braveheart – qui emprunte son titre, Coeur Vaillant, au film de Mel Gibson qui avait eu un fort impact en Syrie à sa sortie – débute à la manière d’un film intimiste, avant que le climat ne s’oxyde au fil des doutes d’Aline et de Mohammad. Le spectacle rend compte des méandres de la mémoire, individuelle et collective, si lointaine et si proche. Wael Kadour, s’inspirant de sa propre histoire, interroge le sens de l’écriture et de la création  théâtrale. Il présentera Chapitre 4 dans le cadre du programme organisé avec la SACD « Vive le sujet ! »  au Festival d’Avignon. Rendez-vous au Jardin de la Vierge du Lycée Saint-Joseph, du 9 au 12 juillet.

Brigitte Rémer, le 3 mai 2025

© Tammam Alomar

Texte et mise en scène Wael Kadour – Avec Hala Al Sayasneh et Wael Kadour – Scénographie et régie générale Ikhyeon Park – collaboration artistique Jean Christophe Lanquetin – création sonore et musicale Vincent Commaret – création lumière Franck Besson – régisseur Lumières Pierrick Corbaz – traduction arabe-français Simon Dubois, Annamaria Bianco – production Aurélien Tracol, Root’s Art / Wael Kadour, Collective Ma’louba – Le texte de Braveheart est publié aux éditions  L’Espace d’un instant dans la traduction de Simon Dubois.

Coproductions : Le Quartz/scène nationale, Théâtre de Choisy le Roi/scène conventionnée d’intérêt nationale Art et Création pour la diversité linguistique – coproduction avec le Theater an der Ruhr soutenue par le ministère de la Culture et des Sciences de Rhénanie-du-Nord-Westphalie – Collective Ma’louba, Allemagne.  Avec le soutien de : AFAC l’Arab Fund for Arts and Culture – Maison Antoine Vitez – Conseil Départementale des Bouches-du-Rhône – Centre départemental de Création en Résidence Domaine de l’Etang des Aulnes – Théâtre Joliette, Marseille – Attijahat-Independent Culture / Zad : Miles for Connection. Production, administration Association Root’s Arts, Aurélien Tracol.

Vu le 29 avril 2025, au Théâtre-Cinéma de Choisy-le-Roi, 4 avenue de Villeneuve Saint-Georges. 94600 Choisy-le-Roi –  tél. :+ 33 (0) 1 48 90 89 79 – site : www.theatrecinemachoisy.fr

Histoires croisées Gae Aulenti, Ada Louise Huxtable, Phyllis Lambert

Exposition sur l’architecture et la ville – commissaire Léa-Catherine Szacka, commissaire associée Catherine Bédard – exposition au Centre culturel canadien à Paris, jusqu’au 17 février 2025 – Derniers jours.

© Centre culturel canadien (1)

Une exposition remarquable sur trois femmes nées dans les années 1920 et qui ont marqué le domaine de l’architecture va bientôt refermer ses portes. Le Centre Culturel Canadien à Paris, propose une vision de leurs parcours et croisent leurs regards.

Deux d’entre elles sont architectes, Gae Aulenti (1927/2012) et Phyllis Lambert, née en 1927, et qui, à l’âge de quatre-vingt-dix-huit ans est toujours active. La troisième, Ada Louise Huxtable (1921-2013), est critique en architecture. Ces trois pionnières comptent parmi les figures les plus influentes de l’architecture et du design de l’après-guerre, elles ont su s’imposer dans un métier d’hommes.

On connaît Gae Aulenti, architecte et designer, pour avoir transformé la Gare d’Orsay en musée du XIXème siècle et de l’Impressionnisme. De nombreux dessins sont ici montrés sur les étapes du projet. Née en Italie et formée au Politecnico de Milan, elle a eu pour objectif de transformer les bâtiments historiques en musées, tout en respectant leur histoire. Elle en garde la structure et réinterprète le patrimoine urbain. Ainsi le Palazzo Grassi à Venise et le Musée d’Art de Catalogne, à Barcelone. Sa polyvalence et son talent lui permettent aussi de concevoir du mobilier et des luminaires. La lampe Pipistrello, qu’elle conçoit en 1965, est devenue un objet phare du design industriel. Sa sensibilité politique est tournée vers la gauche, elle donne du sens à son travail architectural par ses engagements culturels et sociaux.

Née à Montréal dans une famille fortunée, Phillys Lambert fait des études en Histoire de l’Art au Vassar College, dans l’État de New-York, avant de s’installer comme artiste à Paris où elle reste quelques années. De retour au Canada, elle seconde son père pour la construction du Seagram Building, et choisit Mies Van der Rohe, pionnier du modernisme, comme architecte. Elle s’engage alors dans des études d’architecture et se passionne pour ce qu’elle fait. C’est une militante qui se lance dans la défense de Montréal, pour que l’identité et la mémoire de la ville, construite dans une pierre grise très spécifique et venant des carrières de calcaire alentour, ne s’effacent pas. Elle fonde Sauvons Montréal et Heritage Montréal pour préserver les bâtiments historiques de la ville et signe la conception et la réalisation du très important Centre canadien d’Architecture, à Montréal, en 1973.

© Centre culturel canadien (2)

Née à New-York, Ada Louise Huxtable devient la première critique d’architecture et travaille pour le New-York Times. Son style, connu et reconnu, sensibilise le public aux enjeux architecturaux et urbains. Elle a ainsi vivement réagi à la destruction de la Pennsylvania Station à New-York en 1963, une gare monumentale ornée de colonnades construite en 1910 et qui s’inspirait des thermes de Caracalla à Rome. Elle n’a cessé d’attirer l’attention sur l’importance du patrimoine en termes d’identité de la ville et comme porteur d’Histoire. Par la force de sa plume, elle a su convaincre et a sans doute permis d’éviter pas mal de destructions.

Au cœur d’un bel espace lumineux, éclairé par un puits de lumière, au sous-sol du bâtiment – une ancienne cour, couverte et donnant sur le ciel – sont posées au sol des panneaux et palissades recouverts de documents photographiques, articles et magazines. On pourrait être sur une sorte de chantier organisé. Chaque créatrice a son espace et l’on peut voir leurs réalisations, c’est très bien documenté. Des enregistrements d’interviews accompagnent le visiteur. Au centre, une pièce dérobée, sorte de mastaba où se croisent les lignes du temps et de la vie des trois artistes, chronologies mêlées. Signée du studio Pitis e Associati, de Milan, la scénographie permet une lecture fluide, libre et vivante des trois femmes et de leurs œuvres. Au premier étage, la section réservée aux bâtiments en pierre grise de Montréal, avant d’arriver devant un mur d’images qui témoignent, interviews filmés où elles s’expriment sur le sens de qu’elles cherchent et réalisent.

© Centre culturel canadien –  (3)

Léa-Catherine Szacka commissaire invitée et historienne de l’architecture, et Catherine Bédard, commissaire associée et directrice adjointe du Centre culturel canadien ont réalisé un remarquable travail d’archéologie à travers différents pays d’une part pour rassembler les documents, d’autre part pour croiser les destins et trajectoires de ces trois visionnaires de l’architecture, d’abord influencées par les grands maîtres du modernisme – Franck Lloyd Wright, Le Corbisuer, Mies Van Rohe, Gropius créateur du Bauhaus et Rogers. Leur évolution est remarquable, elles n’ont pas craint ensuite de les remettre en question et de se passionner pour les défis sociaux, urbains et esthétiques de leur époque.

Histoires croisées. Gae Aulenti, Ada Louise Huxtable, Phyllis Lambert, sur l’architecture et la ville est encore visible quelques jours et jusqu’au 17 mai 2025, courez-y !

Brigitte Rémer, le 2 mai 2025

Commissaire d’exposition Léa-Catherine Szacka – commissaire associée Catherine Bédard – scénographie du studio Pitis e Associati, Milan – Un livre, publié en bilingue aux éditions Skira, accompagne l’exposition (144 pages, 50 illustrations). Visuels : (1) © Phyllis Lambert, Espace en négatif, New York City – 1968 (tirage chromogénique) – (2) New-York Times, le journal dans lequel Ada Louise Huxtable devient la première critique en architecture. (3) – © Aulenti-Gae-Museo-d_Orsay-Prospettiva-1980-86-©AGA-1261×1024.

Au Centre Culturel Canadien 130, rue du Faubourg Saint-Honoré, 75008. Paris – tél. : 01 44 43 21 90 – métro Saint Philippe-du-Roule ou Miromesnil – site : www. canada-culture.org – Ouvert du lundi au vendredi de 10h à 18h

Cet air infini

Texte Lluïsa Cunillé, traduit de l’espagnol (Catalogne) par Laurent Gallardo – mise en scène Jean-Noël Dahan – avec Marie Micla et Jean-Noël Dahan, compagnie Eclats Rémanence et Les Rugissants – vu au Théâtre de l’Épée de bois/Cartoucherie de Vincennes.

© Christophe Raynaud de Lage

Une femme est assise au centre du plateau. Assez énigmatique et comme fossilisée. Ce matin elle enterrait sa mère. Elle porte une robe bleue, un foulard noir noué sur la tête, des lunettes noires. On l’appellera Électre, ou Phèdre, Médée ou Antigone, figures tragiques et familières. Derrière elle une rosace dans le mur du théâtre renforce l’atmosphère d’étrangeté.

Entre un homme, lui ce sera Ulysse, qui arrive par la salle. C’est un ingénieur immigré qui tourne autour d’une question majeure : rester vivre dans la ville occidentale qu’il est en train de bâtir, ou partir retrouver les siens. Il fait la synthèse de sa vie ici, se décrit aujourd’hui. Deux solitudes se mettent en marche, parallèlement. La lumière pointe sur l’un et l’autre, à tour de rôle, (création lumières Marc Delamézières).

© Christophe Raynaud de Lage

Comme lui, elle s’interroge sur elle-même et sa manière de penser, parle de ses peurs d’enfance, cultive sa solitude ne prêtant aucune attention aux mains qui se tendent. Elle exhibe la haine comme mode de défense. L’homme s’approche et le dialogue s’engage. Chacun poursuit le récit de sa vie, de manière autocentrée, ils se font face, elle, assise comme au café, lui, debout. Elle parle de la famille, de sa mère, remariée et qu’elle n’aimait pas, lui évoque le contexte de son travail, sa famille à distance, qu’il imagine, son statut d’étranger et le fossé que cela entraîne surtout dans le regard des autres.

Il semble qu’ils se connaissent même si tout est distant, et l’un comme l’autre aime à brouiller les pistes. Lui a rendez-vous avec des copains, elle tente de le retenir. Il lui montre le canif qu’ils lui ont remis, l’invitant à se méfier des femmes. Elle lui fait un aveu d’amour, l’invitant à s’installer chez elle. Il détourne la proposition et cherche des échappatoires, puis semble accepter avant de partir à son rendez-vous.

Elle décroche son téléphone et accuse gratuitement : « Je me suis fait agresser par un homme avec un canif et j’ai l’impression d’être comme paralysée, de ne plus pouvoir bouger. » Il revient, ils se traitent d’étranger / étrangère, la tension monte, il informe : « Dans quelques minutes, ils vont dynamiter ces usines. Il faut partir d’ici… » Ces usines, elle les connait bien, elle y a travaillé. Elle n’entend pas et poursuit son récit, un cran plus haut : « Je suis sortie de prison aujourd’hui… » Aux questions qu’il lui pose on apprend qu’elle aurait tué ses enfants mais qu’elle leur parle tous les jours, et qu’elle aurait passé dix-sept ans sous les barreaux. Elle est devenue étrangère à la ville qu’elle ne reconnaît pas. Lui, propose de l’aider, elle décline.

Deux usines sur trois ont été dynamitées, il ne s’est pas éloigné. À l’usine, elle retirait des pièces en verre défectueuses et les séparait des autres. Lui prenant la main, elle lui lit l’avenir. La troisième déflagration vient de se produire. « Tu es blessé ? » lui demande-t-elle « Je ne crois pas », répond-il. L’explosion des bâtiments lui fait penser à son frère, fiché, et tué par la police, (création sonore Jean-Marc Istria).

© Christophe Raynaud de Lage

Pour lui, un émigré parmi d’autres, resté invisible pendant des années, « pour que personne ne remarque que j’étais en trop ou en moins », reste l’espoir, : « Dans quelques jours, ma femme et mon fils vont venir vivre ici. Je pourrai me promener avec eux et leur montrer la ville. » Pour elle aux multiples visages, Électre revenant des funérailles de sa mère, Phèdre tombant amoureuse de lui, Médée sortant de dix-sept ans de prison après le meurtre des enfants, ou Antigone, la sœur d’un terroriste traqué par la police. Pour elle, le désespoir « Je suis déjà morte » dit-elle. Un coup de feu claque.

La pièce de Lluïsa Cunillé, auteure, dramaturge et metteure en scène catalane, Cet air infini, monte en tension et brouille les temporalités. Elle parle d’altérité et dessine des figures à la sensibilité fragile et la vie fantasmatique éprouvée mais qui côtoient le réel. Deux personnages porteurs d’univers chargés, tentent de se réchauffer dans ce lieu étrange et mystérieux de la pièce, sorte de no man’s land. Dans le contexte du nouveau théâtre catalan, l’œuvre de Lluïsa Cunillé occupe une place importante. Depuis sa première création, Rodéo, qui a obtenu le Prix Calderón de la Barca en 1991, elle a écrit, publié et vu une vingtaine de ses pièces mises en scène, ainsi que des adaptations théâtrales et scénarios de films. Les acteurs, Marie Micla, et Jean-Noël Dahan – qui met en scène en même temps qu’il interprète l’homme, Ulyse – créent un univers à la fois intimiste et  tragique très maitrisé, où la tension dramatique se déplie jusqu’à nous plonger dans le doute et nous faire perdre nos références.

Brigitte Rémer, le 28 avril 2025

Avec Marie Micla et Jean-Noël Dahan – création lumières Marc Delamézières – création sonore Jean-Marc Istria – Production : compagnie Eclats Rémanence et Cie Les Rugissants. Cette pièce, écrite en 2010 et traduite en 2023, a remporté le Prix national de littérature dramatique (Espagne) en 2010.

Vu au Théâtre de l’Épée de Bois – Salle de répétition (Studio) le 30 mars 2025 – Cartoucherie de Vincennes. Route du Champ de Manœuvre 75012 Paris – site : epeedebois.com – tél. : 06 60 43 21 13 – site de la Compagnie : www.eclatsremanence.fr

Les Bijoux de pacotille

Texte et interprétation, Céline Milliat-Baumgartner – Mise en scène Pauline Bureau, La Part des Anges – au Théâtre de la Bastille.

© Pierre Grosbois

Le sourire et la grâce de Céline Milliat-Baumgartner nous accueillent sur scène, pourtant ils racontent un drame : ses parents ont disparu quand elle avait neuf ans, lors d’un accident de voiture. Elle en fait récit en 2015 dans un court roman et le crée en 2018 au Théâtre du Rond-Point. Pauline Bureau la guide et signe la mise en scène. Par ce moment incandescent qu’elle interprète sur scène, ses parents sont devenus poème.

Elle admirait sa mère, actrice et adorait son père qui lui montrait le dessin. Sa mère était « son modèle, son héroïne, son original » dit-elle. On remonte le cours de cette brève rencontre avec eux. L’introduction enregistrée parle d’un accident de voiture et d’un couple carbonisé, non identifié. Seul 2 bracelets noircis et une boucle d’oreille à fleurs pour être sûr que c’était bien elle et lui, rentrant d’une soirée amicale dans une voiture prêtée. On est le 19 juin 1985. Le baby-sitter chargé de garder les deux enfants, elle et son jeune frère, est encore là le matin sans savoir pourquoi, pour lui c’était un galop d’essai, une première soirée dans la fonction. Dans la matinée il reçoit du grand-père, neurochirurgien à Colmar, le terrible coup de fil. Les enfants n’assisteront pas à l’enterrement, ils iront chez leur tante, volonté de leur mère qui écrivait un testament chaque fois qu’elle allait prendre l’avion et le déchirait au retour.

© Pierre Grosbois

Un immense miroir incliné double de la scène, est suspendu, donnant l’idée fantomatique de sa mère et d’elle, sa réplique. C’est autour d’Elles que Céline Milliat-Baumgartner a pensé le spectacle, comme un exorcisme. Elle entre en scène, robe bleutée, légère, d’enfance, portant un gros carton quelle pose dans une scénographie-écrin (costumes et accessoires Alice Touvet, scénographie Emmanuelle Roy). Le jeu de la mémoire se met en place. De sa mère, elle connaît tout dit-elle et tout lui revient : le bruit de son pas, sa robe parme et les couleurs qu’elle aime, son odeur. Si elle avait été sa mère, elle aurait craqué pour son père. Les deux s’aimaient, se disputaient, vivaient. Revient le souvenir des vacances en Grèce, elle a sept ans. Elle ouvre sa malle au trésor, dans laquelle s’anime un petit film super 8, comme un théâtre d’ombres et trace de ces vacances presque dernières, un paradis perdu. La mer monte et envahit le sol, l’image se répète dans le miroir (vidéo Christophe Touche).

© Pierre Grosbois

Un jour d’exaspération, sa mère avait dit : « Mais comment tu feras quand je ne serai plus là ? » et encore, « surtout ne sois jamais actrice, c’est trop dur ! » La phrase frappe au carreau de l’enfance blessée, et la voici sur scène. Elle sort du carton ses chaussures de ballet classique en satin, ses pointes, et tranquillement les met, moment évocateur des cours de danse classique qu’elle a pris pendant dix ans, délicate berceuse de la boîte à musique où la figurine tourne. Les godasses du père avancent toutes seules, ce père parfois ailleurs. Elle est au milieu du plateau, l’absente au centre de son monde, et du théâtre.

 « Mes souvenirs sont sous terre » dit-elle, en construisant sa vie, mettant un bouclier entre elle et le monde. Quand elle change d’école, dans la cour de récré, les copines parlent entre elles de leurs mères : « pas trop sévère la tienne ? Et ton père ? » Le mot orpheline claque. Vent, ciel et nuages emplissent le sol comme si l’ange était monté au ciel rendre visite à sa mère, elle est sur pointes et se construit un autre monde. Restent les traces, un cheveu trouvé, une tasse bleue qui finit par se casser, un livre de théâtre, la bague de fiançailles, trop belle et voyante pour être portée. Elle s’asperge d’un nuage de parfum.

© Pierre Grosbois

Passent les années. Quinze ans après elle prend connaissance du procès-verbal de police tapé à la machine à écrire, du témoignage de l’ami qui avait prêté sa voiture, du constat de décès, d’une facture de réparation du poteau contre lequel la voiture s’était fracassée à l’entrée du tunnel de Saint-Germain en Laye, des trois bijoux, deux bracelets et une boucle d’oreille qui avaient permis l’identification. Elle y place de petites pointes d’humour et brûle le constat qui devient papillon devant nous, défiant le trou noir de l’abandon et ce funeste destin (magie Benoît Dattez).

Dans cette même dérision elle énumère le cahier des charges auquel elle échappe hors des obligations familiales : « Je n’ai pas… » la liste et longue, du repas du dimanche en principe obligatoire et qui n’existe pas, à l’accompagnement de leur vieillesse. Elle dresse aussi la liste de ses angoisses. « Je fais plein de petites choses bizarres pour rester en vie » se reconnaît-elle. Les images familiales envahissent le sol et se reflètent dans la glace dont le cadre s’éclaire avec le flux et le reflux de ses pensées.

Aujourd’hui, elle a dépassé l’âge de ses parents, c’est une ode à la vie qu’interprète Céline Milliat-Baumgartner « à notre unique vie » comme elle le dit à plusieurs reprises et elle réserve une surprise finale, dans une dernière espièglerie pleine de gravité. La mise en scène de Pauline Bureau a beaucoup de doigté pour garder la luminosité du récit et partager l’indicible, comme chaque geste artistique posé autour des Bijoux de pacotille (lumière Bruno Brinas, composition musicale et sonore Vincent Hulot). Certains moments se suspendent. Céline Milliat-Baumgartner est remarquable dans ce dévoilement partagé d’une tragédie qu’elle rend fluide malgré l’émotion et la gravité. Sa mère, actrice, en aurait été fière.

Brigitte Rémer, le 29 avril 2025

Texte et interprétation, Céline Milliat-Baumgartner – Mise en scène Pauline Bureau Scénographie Emmanuelle Roy – costumes et accessoires Alice Touvet – composition musicale et sonore Vincent Hulot – lumière Bruno Brinas – dramaturgie Benoîte Bureau – vidéo Christophe Touche – magie Benoît Dattez – travail chorégraphique Cécile Zanibelli – régie générale, son et vidéo Sébastien Villeroy – régie Lumière Pauline Falourd – administration Claire Dugot – développement et diffusion Christelle Longequeue – le texte est publié aux éditions Arléa et aux éditions Hatier, collection Classiques & Cie Collège – production La part des anges – coproduction Théâtre Paris-Villette, Le Merlan/ scène nationale de Marseille et Théâtre Romain Rolland/scène conventionnée de Villejuif.

Du 28 avril au 17 mai, au Théâtre de la Bastille – 76 Rue de la Roquette 75011 Paris – tél. : 01 43 57 42 14 – sites : www.theatre-bastille.com – www.part-des-anges.com

T’embrasser sur le miel

Texte, mise en scène, montage vidéo et scénographie Khalil Cherti – jeu Reem Ali et Omar Aljbaai – spectacle en arabe levantin surtitré en français – à La Colline/Théâtre National.

© Tuong-Vi Nguyen

On se trouve dans un appartement en coupe, s’étirant de cour à jardin ; intérieur rouge plutôt ordinaire, salon avec lampadaire et radio côté jardin, salle de bains avec baignoire côté cour. De l’extérieur parviennent des bruits de foule issus d’une manifestation, une forte rumeur monte. La bande-son nous place au coeur du sujet et l’extérieur pénètre l’intérieur.

On est en Syrie en mars 2011, au début de la guerre. Une femme, Siwam et un homme, Emad – sont-ils amis, amoureux ou autre ? – ont communiqué pendant dix ans en s’envoyant des vidéos dans lesquelles ils construisent une réelle complicité en se mettant en scène. Dans leurs appartements respectifs ils racontent leur quotidien sur un mode ludique, jouant de dérision par écran interposé. Siwam regarde Emad, qui la regarde, une façon de détourner la violence et de se dérober à la guerre.

À la lampe de poche compte tenu des coupures de courant, comme une grande diva en coulisses se préparant à entrer en scène, du fond de sa baignoire, Siwam se métamorphose en madame Météo, la pomme de douche pour micro. Elle envoie son bulletin à Emad et le temps qu’il fait, un symbole fort. Sale temps en vérité, malgré son grand sourire.

© Tuong-Vi Nguyen

Tous deux sont à la recherche de séquences extravagantes pour noyer leur désespoir, au milieu d’images de guerre et de chars qui énoncent le désastre au quotidien. Mahmoud dans sa chambre fait les pieds au mur et vit à l’envers, jusqu’au nœud de cravate qu’il fait à contresens. Un canon a percé sa cloison. Il surveille ses casseroles. Tous deux se savent en sursis, construisant leur semblant de vie par ces petits actes du quotidien magnifiquement bricolés sous nos yeux. Ils tissent une autre réalité, comme un acte de de survie et de résistance, à partir de ce qui leur passe par la tête. Ils s’inventent un monde et se jettent à corps perdus dans leur vie virtuelle et échanges vidéo avec l’énergie du footballeur défendant son terrain.

© Tuong-Vi Nguyen

Derrière l’œuvre de dévastation appliquée, ces deux anti-héros nous font traverser leur quotidien dans un espace-temps réaménagé et s’efforcent de transformer ces lieux de guerre et de mort en lieux de vie. Parfois le désarroi les rattrape. « J’arrête pas de mourir » dit l’un. « Un jour je fus fatigué de ne pas vivre… Si je pleure c’est pour la vie » dit l’autre dans les apartés de la réalité. Le spectacle est fait de contraste, quand il est à l’écran elle est sur scène et vice versa. Une musique hurlante nous mène dans l’école du fils de Siwam. Dans la cour les élèves sont endimanchés, des mannequins de tissus les représentent. Siwam danse avec la mort évoquant les millions de déplacés. Le ton change avec l’évocation des enfants morts, des explosions, des corps déchiquetés, un mur de portraits s’affiche, visages parfois restés sans nom pour l’éternité. La vie s’enfuit. Siwam s’étend au sol, et soudain le chaos, tout vole en éclat les immeubles s’effondrent. Des sauveteurs soulèvent les dalles, des lambeaux de casques sont dégagés. Sous les gravats des gens. Elle appelle Emad. Plus de nouvelles. L’inquiétude est au zénith.

Quand il réapparaît il parle de l’enfance, est-il au paradis ou de ce monde encore ? « Tu jouais la reine maudite » lui rappelle-il. Une guirlande de ballons, la mélodie des oiseaux. « Je ne crois plus au chant » chante-t-il. Il est en habit militaire et part au front, fusil en bandoulière. Elle, commente les photos des copains de classe. On manque de tissu pour enterrer les enfants. « Si on ne peut pas pleurer, qu’est-ce qu’il nous reste ? » Il pleure, ramasse des objets, un enfant. Il porte son enfant. Dans le feu il disparaît.

© Tuong-Vi Nguyen

La dernière partie se tourne vers le psychiatre, comment s’en remettre ? L’imagerie montre la boîte crânienne, les couleurs du cerveau, l’usure de l’âme. Emad raconte. « Je cours avec les deux enfants. Le petit ne veut pas voir, il enfonce sa tête dans mon cou. Il faut être un papillon pour sortir… » Des images d’Ukraine se superposent. On ne sait plus où l’on est si ce n’est dans la guerre et la destruction. Le spectacle a fait un saut immense du burlesque du début au désastre final.

Khalil Cherti est scénariste et réalisateur autodidacte franco-marocain. Il a d’abord fait un détour du côté du cinéma, a conçu et réalisé des films de sensibilisation sur des causes nationales, notamment. T’embrasser sur le miel, est d’abord un court-métrage, qu’il a tourné en 2021. L’écriture de la pièce et la scène sont venues dans un second temps, c’est la première mise en scène qu’il signe au théâtre. Le jeu est magnifiquement porté par Reem Ali, formée à l’Institut supérieur d’art dramatique de Damas. Elle a mené une carrière d’actrice pour le théâtre et le cinéma en Syrie avant d’être contrainte à l’exil, elle est aussi réalisatrice et diplômée en Art-thérapie de l’Université expérimentale Paris Cité. Elle rencontre Khalil Cherti en France et leur compagnonnage se met en place. Elle joue dans ses films. Omar Aljbaai est issu du même Institut supérieur d’art dramatique, à Damas, il avait fondé dans la capitale syrienne un atelier d’écriture dramatique, L’Atelier de la rue. Il est aussi metteur en scène, s’est arrêté à Beyrouth avant de se poser en France il y a quatre ans.

Le jeu des deux acteurs et le glissement progressif de l’extravagance dans la première partie du spectacle à la réalité de la guerre dans la seconde partie, l’équilibre entre le jeu réel sur scène et le passage à l’image, émaillé de références à certains films, artistes et poètes, donne toute son épaisseur au propos. Ainsi, Écoutez ! de Maïakovski : « Puisqu’on allume les étoiles, c’est qu’elles sont à quelqu’un nécessaires ? C’est qu’il est indispensable, que tous les soirs au-dessus des toits se mette à luire seule au moins une étoile ? »

Brigitte Rémer le 25 avril 2025

© Tuong-Vi Nguyen

Avec : Reem Ali, Omar Aljbaai – dramaturgie Reem Ali – scénographie et accessoires Khalil Cherti assisté de Matthieu Henriot – lumières Jean-Eudes Auboin – son Sylvère Caton – costumes Isabelle Flosi – assistanat à la mise en scène Ghina Daou, Émilie Ganito – fabrication des accessoires, costumes et décor /ateliers de La Colline – Voir aussi le court-métrage T’embrasser sur le miel de Khalil Cherti, production Qui Vive !, Les Tisserands Production, 2021, Prix Canal + au festival international Cinemed.

Spectacle vu le 5 avril 2025, à La Colline-Théâtre National, 15 rue Malte-Brun, 75020. Paris – métro : Gambetta – site : www.colline.fr – tél. : 01 44 62 52 52.

Helikopter et Licht

Chorégraphies Angelin Preljocaj –  Helikopter, musique Karlheinz Stockhausen, Helikopter-quartet’ interprétée par Le Quatuor Arditti – Licht, musique originale Laurent Garnier – au Théâtre de la Ville Sarah-Bernhardt.

© Yang Wang

La soirée se présente en deux parties qu’Angelin Preljocaj réussit à relier avec pertinence en construisant une dramaturgie basée sur le paradoxe et la contradiction. Helikopter, pièce créée en 2001 est une expérience sensorielle dans un fort volume sonore signée en 1996 du maître avant-gardiste Karlheinz Stockhausen, suivie de Licht dont la musique originale est de Laurent Garnier qui en serait un héritier, pièce nettement plus solaire, et dont la première mondiale a eu lieu ici même, au Théâtre de la Ville, le 10 avril dernier.

La transition se fait à partir d’une interview de Stockhausen (1928-2007) réalisée par le chorégraphe et filmée par Olivier Assayas, datant de 2007. Stockhausen et Preljocaj sont liés d’amitié. Le compositeur revient sur la mathématique de sa partition en ses différentes strates et couches, superposées et synchronisées, qui modifient le sens de la perception.

© Yang Wang

Créé en 2001 dans une rythmique radicale et une composition révolutionnaire, Helikopter met en espace six danseurs. Quatre hélicoptères fortissimo et un quatuor à cordes font chauffer les hélices. Des projections interactives au sol accompagnent les danseurs qui entrent un à un pour former le collectif, se rapprochent du sol sur lequel ils se plient et se déplient, tournent sur eux-mêmes (scénographie Holger Förterer, lumières Patrick Riou). Les bras dessinent des arabesques, les gestes sont d’une grande précision et maîtrise, recouvrant la mathématique musicale.

S’enchaîne ensuite la pièce Licht, nouvellement créée à partir de la musique de Laurent Garnier, DJ, compositeur et producteur de musique électronique. Six danseuses et six danseurs exécutent des portés derrière un voile de tulle. Éclairs et bruits de tonnerre, danses à contre-jour dans de superbes éclairages (lumières Éric Soyer), au départ, costumes aux couleurs vives, jaune, rouge, vert, bleu, violet (signés Eleonora Peronetti). On glisse ensuite dans un univers plus sophistiqué et fluide, plus lumineux, quand de derrière les trois écrans en forme de hublots posés au sol en arrière-plan, apparaissent les danseurs faussement dénudés, couverts de bijoux et parures, sur la musique du groupe Les Korgis. Ils nous mènent dans un paradis à la Fellini où tous se rencontrent et se quittent en un mouvement de groupe formant une vague déferlante, loin de l’enfer de Stockhausen.

© Yang Wang

Le plaisir de la danse est toujours présent chez Angelin Preljocaj, directeur du Ballet Preljocaj basé à Aix-en-Provence, et qui y avait présenté un sublime Requiem(s) il y a un an, en tournée ensuite à la Grande Halle de La Villette (cf. ubiquité-cultures.fr du 15 juin 2024). Les danseurs de la Compagnie sont éblouissants et les univers que propose le chorégraphe, diversifiés, ils apportent l’excellence et la virtuosité, la fluidité et l’intensité. Marqué par le ballet classique, Angelin Preljocaj s’est rapidement dirigé vers le ballet contemporain, a étudié auprès de Merce Cunningham et dansé avec les chorégraphes emblématiques de son époque, dont Dominique Bagouet, Viola Farber, Michel Kelemenis. Il sait surprendre le public par son travail multiforme, ses recherches formelles et collaborations avec d’autres artistes et disciplines. Au fil du temps il invente ses langages chorégraphiques dans une précision et perfection à couper le souffle. Ses créations sont présentées dans le monde entier et reprises au répertoire de nombreuses compagnies.

Brigitte Rémer, le 22 avril 2025

Avec : Liam Bourbon Simeonov, Clara Freschel, Mar Gomez Ballester, Paul-David Gonto, Lucas Hessel, Verity Jacobsen, Florette Jager, Beatrice La Fata, Yu-Hua Lin, Florine Pegat-Toquet, Valen Rivat-Fournier, Leonardo Santini – Direction technique Luc Corazza – régie générale et son Virgile Olivieri, Martin Lecarme – régie lumières Jean-Bas Nehr, Gaspard Juan – régie scène Juliette Corazza, Rémy Leblond – régie vidéo Fabrice Duhamel – responsable atelier costumes Tania Heidelberger – habilleuse Marie Pasteau.

© Yang Wang

Helikopter – Musique Karlheinz Stockhausen, Helikopter-quartet’ interprétée par Le Quatuor Arditti. Scénographie Holger Förterer – lumières Patrick Riou – costumes Sylvie Meyniel – Assistant, adjoint à la direction artistique Youri Aharon Van den Bosch – assistante répétitrice Cécile Médour – choréologue Dany Lévêque – Extraits issus de Stockhausen–Preljocaj/Dialogue, filmé par Olivier Assayas ©MK2TV 2007 – coproduction Théâtre de la Ville/Paris. Licht – musique originale Laurent Garnier – lumières Éric Soyer – costumes Eleonora Peronetti -– vidéo Nicolas Clauss – assistant répétiteur Paolo Franco – choréologue Dany Lévêque –  

Du 10 avril au 3 mai 2025, à 20h, samedi 12 avril et 3 mai, 15h et 20h – dimanche 19 avril, 15h – Théâtre de la Ville Sarah-Bernhardt, Place du Châtelet. 75001. Paris – tél. : 01 42 74 22 77 – site : www.theatredelaville-paris.com – En tournée : 13 au 17 mai 2025 au Pavillon Noir, Aix-en-Provence – 3 juin 2025 au Théâtre La Colonne, Miramas – 6 juin 2025 Théâtre Olympia/CDN de Tours, dans le cadre du festival Tours d’Horizons – 11 au 14 juin 2025 à La Criée/Théâtre national de Marseille – 24 au 26 juillet 2025 à l’Amphithéâtre Châteauvallon, Ollioules, dans le cadre du Festival d’été de Châteauvallon – 30 et 31 juillet  2025 au Théâtre de l’Archevêché, Aix-en-Provence.

On achève bien les chevaux

Adaptation, mise en scène et chorégraphie Bruno Bouché, Clément Hervieu-Léger, Daniel San Pedro – avec le Ballet de l’Opéra national du Rhin/Centre chorégraphique national et la Compagnie des Petits Champs – au Théâtre de la Ville Sarah-Bernhardt.

© Paul Lannes – Opéra national du Rhin

Le film de Sydney Pollack tourné en 1969 avec Jane Fonda dans le rôle de Gloria, appartient aux grands classiques. On connaît moins l’auteur de ce roman noir, On achève bien les chevaux/ They Shoot Horses, Don’t They ? Horace McCoy, qui le publie en 1935. Né dans le Tennessee, aux États-Unis, de parents pauvres, il commence à travailler à l’âge de douze ans comme vendeur de journaux et après avoir exercé de nombreux petits boulots, s’engage dans l’armée, en 1917, où il est observateur aérien pendant la Grande Guerre, ce qui lui vaut la Croix de Guerre en août 1918. De 1919 à 1930 il est journaliste sportif à Dallas, commence à écrire et publie ses premières nouvelles dans les magazines. La Grande Dépression de 1929 lui fait perdre son emploi. Il arrive à Hollywood en 1931 où il enchaîne quelques petits rôles avant d’écrire des scénarios – il en écrira une quarantaine au total, dont Gentleman Jim réalisé par Raoul Walsh en 1942 et Les Indomptables, par Nicholas Ray, en 1952.

© Paul Lannes – Opéra national du Rhin

Violent réquisitoire contre le rêve américain où règne le plus fort et triomphe l’argent, l’œuvre d’Horace McCoy dérange l’Amérique conquérante. La France dès le départ soutient son talent, on le compare à Steinbeck et Hemingway. Jean-Pierre Mocky signe en 1974, pour le cinéma, l’adaptation de son second roman, Un linceul n’a pas de poche (No Pockets in a Shroud).

On achève bien les chevaux nous mène au cœur de la misère où des jeunes gens s’engagent, pour quelques dollars leur dernier recours, à danser jusqu’à épuisement, et pour divertir un public en mal de sensations fortes. Condamnés à danser, paradoxe extrême, ils nourrissent en chemin l’espoir d’être repéré par des producteurs de cinéma, et de devenir une star de l’écran. À partir de ce roman et de cette tragédie de la vie dans laquelle la danse côtoie la mort, les trois metteurs en scène reconstruisent et déclinent l’argument, à la recherche d’un nouveau langage scénique, entourés de plus de trente danseurs, comédiens et musiciens issus de la Compagnie des Petits Champs et du Ballet de l’Opéra national du Rhin. Bruno Bouché est directeur artistique du CCN/Ballet de l’Opéra national du Rhin et ancien danseur de l’Opéra national de Paris ; Clément Hervieu-Léger est metteur en scène et sociétaire de la Comédie Française, il codirige avec Daniel San Pedro la Compagnie des Petits Champs ; de nationalité espagnole et formé au Conservatoire de Madrid, Daniel San Pedro fut associé à la Scène nationale de Châteauvallon ; il a signé de nombreuses mises en scène et enseigne le théâtre à l’École de Danse de l’Opéra national de Paris. Cherchant à mêler le théâtre et la danse, ces trois artistes s’emparent du roman de McCoy, qu’ils mettent en scène ensemble.

© Paul Lannes – Opéra national du Rhin

Le marathon de danse est une épreuve d’endurance très en vogue aux États-Unis dans les années 1920/30. Son règlement à l’usage des compétiteurs parle à lui seul et laisse présager le pire : 1. La compétition est ouverte à tous les couples amateurs ou professionnels. – 2. Le marathon n’a pas de terme fixé : il est susceptible de durer plusieurs semaines. – 3. Le couple vainqueur est le dernier debout après abandon ou disqualification des autres compétiteurs. – 4. Les compétiteurs doivent rester en mouvement 45 minutes par heure. – 5. Un genou au sol vaut disqualification. – 6. Des lits sont mis à disposition 11 minutes durant chaque pause horaire. – 7. Baquets à glaçons, sels et gifles sont autorisés pour le réveil. – 8. Les compétiteurs se conforment aux directives de l’animateur. – 9. Sponsors et pourboires lancés sur la piste par le public sont autorisés. – 10. Des collations sont distribuées gracieusement durant la compétition. – 11. L’organisateur décline toute responsabilité en cas de dommage physique ou mental.

© Paul Lannes – Opéra national du Rhin

La scénographie d’Aurélie Maestre et Bogna G. Jaroslawski nous transporte dans une sorte de gymnase que le directeur et ses assistants préparent, balaient, organisent pour le marathon. La plateforme pour les musiciens et les tests sono, les dossards, les chaises hautes semblable à celle des arbitres sur un court de tennis pour suivre les sportifs, tout est en place pour l’accueil des participants, amateurs et professionnels, qui arrivent seuls ou en couple, portant seulement un petit sac. Ils se préparent, passent leur short, mettent leurs chaussures, prêts à soigner leurs pieds quand il y aura une pause (costumes de Caroline de Vivaise), accrochent leurs dossards. Les couples se forment : 4/15, 30/16, 23/41 et tant d’autres… Certains cherchent leur cavalier/ère, c’est le cas de Gloria, qui vient de loin dans tous les sens du terme, et rencontre Robert. On distribue des sandwiches et de l’eau. « Ils ont tellement la dalle, ils vont finir par s’entretuer » dit l’un des arbitres en costume lie-de-vin, à l’allure de videur de boîte de nuit, tentant d’organiser l’ensemble.

Et débute la danse, dans le respect du règlement imposé aux marathons, avec ordres distribués : sans lâcher la main de sa partenaire, dans le sens du bal, avec figures acrobatiques, marche à reculons, port des cavalières… Entre deux figures une légère pause pour évacuer ceux qui se sentent mal ou qui n’ont pas respecté la consigne et qu’on élimine. L’une est enceinte, Gloria s’empoigne aves son cavalier qui ose la faire concourir. Soins, serviettes, chaussures usées, massages, eau et sandwich pour ceux qui ont encore la force de manger… Gloria est toujours prête à la critique et à la dénonciation de tant d’injustice. Comme un modèle, une leader, ou une empêcheuse de tourner en rond, elle se sent mal et voudrait arrêter.

Sifflet, reprise de la course et l’enfer recommence pour ces duos à l’unisson, les lumières d’Alban Sauvé décrivent le glauque de la situation. Le directeur fait sa pub en véritable sauveur, démagogue à souhait. Pour le Derby, du nom des courses de chevaux et pire que les jeux du cirque les arbitres dessinent un cercle au sol, l’accélération est mortifère. « C’est l’abattoir… » Deux lits de camp et une pharmacie s’improvisent au centre. Tout le monde se concurrence, il n’y aura qu’un couple gagnant qui empochera un peu d’argent, visiblement le plus résistant, l’ambiance est délétère.

© Paul Lannes – Opéra national du Rhin

Au milieu d’un épuisement quasi-total, quelques phrases fusent : « Si tu gagnes, tu fais quoi avec l’argent ? » ou des appels au secours « Aidez-moi ! » « Je préférerais être morte… » Le directeur fait un deal avec la femme enceinte et son cavalier : mariage conclu devant les caméras, pour un peu d’argent. On suit le cortège nuptial, mené par le directeur en costume blanc, pur maquereau. Les couples éliminés contestent, l’épuisement, les évanouissements se multiplient.

Arrive une dame patronnesse, présidente d’une association de moralité publique qui questionne en coulisses le directeur et mènera à l’arrêt brutal de la manifestation. Onze couples en lice à la fin du spectacle qui ont tourné pendant 63 jours, personne n’obtiendra l’argent promis et convoité. Gloria exprime son envie de mourir, Robert l’y aidera.

Dans cette chorégraphie qui réunit trente-deux danseurs, comédiens et musiciens, où la danse et le groupe sont le cœur même du sujet, le temps s’accélère. Chapeau bas aux interprètes, danseurs et acteurs qui ont relevé le défi – on ne peut guère tricher avec le scénario – ils tournent et dansent, au bord d’eux-mêmes même s’ils ne sont pas, comme dans le film, dans l’effondrement. Ils sont dans la représentation et le jeu, dans un certain épuisement il va de soi, sous le regard du spectateur-voyeur, comme celui qui assistait aux marathons de l’époque, pariant sur la misère et peut-être même, comme au tiercé, sur le futur couple gagnant.

La rencontre entre les danseurs du Ballet de l’Opéra du Rhin dirigé par Bruno Bouché, situé au carrefour de l’Europe et explorant des dramaturgies en prise avec le monde d’aujourd’hui, et les comédiens de la Compagnie des Petits Champs que dirigent Clément Hervieu-Léger et Daniel San Pedro, permet une synergie et symbiose entre texte, musique et danse, des plus réussies. Ensemble, ils activent la métaphore du théâtre du monde, la métaphore de la vie.

Brigitte Rémer, le 10 avril 2025

© Paul Lannes – Opéra national du Rhin

Musiciens :  M’hamed El Menjra, guitare et contrebasse – Noé Codjia, trompette – David Paycha, batterie – Maxime Georges, pano – Alice Pernão, chant – Rollo, Luca Besse – Rocky, Vincent Breton – Socks, Daniel San Pedro – James, Marin Delavaud – Ruby, Susy Buisson – Mario,          Alexandre Plesis – Jackie, Muriel Zusperreguy – Freddy, Louis Berthélémy – Rosemary, Ana Enriquez – Gloria, Clémence Boué – Robert, Josua Hoffalt – Mattie, Julia Weiss – Kid, Marwik Schmitt – Madame Highbi, Claude Agrafeil. Assistant à la mise en scène et dramaturgie Aurélien Hamard-Padis – scénographie Aurélie Maestre, Bogna G. Jaroslawski – costumes Caroline de Vivaise – lumières Alban Sauvé – son Nicolas Lespagnol-Rizzi – mise en répétition Claude Agrafeil, Adrien Boissonnet – coach vocal Ana Karina Rossi. Le spectacle a été créé le6 juillet 2023 à Châteauvallon scène nationale.

Vu le 5 avril 2025, au Théâtre de la Ville Sarah-Bernhardt, place du Châtelet. 75001. Paris – site : www.theatredelaville-paris.com – CCN/Ballet de l’Opéra national du Rhin, tél. : + 33 (0)6 08 37 70 46, email : sginter@onr.fr – Compagnie des Petits Champs, tél. : + 33 (0)6 60 10 67 87, email : compagniedespetitschamps@gmail.com

Coup fatal

Pièce musicale imaginée par les artistes Rodriguez Vangama, Alain Platel et Fabrizio Cassol – Direction artistique et mise en scène, Alain Platel – direction musicale Fabrizio Cassol – compositions musicales, Fabrizio Cassol et Rodriguez Vangama production de la Comédie de Genève, au Théâtre du Rond-Point, à Paris.

© Zoé Aubry

Coup fatal est un voyage sonore et visuel plein d’énergie où la musique mêle les styles, du baroque aux plus pures percussions. Fantaisie et extravagance sont au rendez-vous, avec, en prime la savoureuse séquence finale des rois de la sape.

La pièce fut créée au Burgtheater de Vienne au cours de l’année 2014. Dix ans plus tard, la Comédie de Genève rassemble les forces vives qui permettent de la recréer : Fabrizio Cassol et Rodriguez Vangama pour les compositions musicales, Fabrizio Cassol pour la direction musicale, Alain Platel pour la direction artistique et mise en scène. Autour d’eux d’éblouissants musiciens également danseurs, virtuoses et plein d’humour.

   

© Chris Van der Burght

On embarque donc pour Kin/Kinshasa en République Démocratique du Congo, d’où sont originaires l’ensemble des musiciens et danseurs – dont une femme – et on se laisse dériver sur le fleuve Congo qui la sépare de Brazza/Brazzaville, en République du Congo. On est emmené par le Capitaine au long cours et sa guitare à double manche, Rodriguez Vangama entouré d’une douzaine de musiciens – danseurs – chanteurs, portant costumes gris-bleu avec retour d’appliqués feuilles d’automne sur le col et la couture du pantalon, à la sanza/likembe, aux percussions, balafons, aux calebasses, guitares et bâtons de pluie. Chants et frappés des mains, dessus-dessous, sifflements et appels vocaux, il y a du burlesque et de la dérision dans leur façon de se présenter sur scène.

Le début du spectacle est enlevé, les danseurs jonglent avec des chaises de jardin qu’ils lancent et s’échangent dans une belle complicité et jeux de chat perché avec suspensions et déraison. L’ensemble est convivial, généreux et ludique. Derrière un rideau aux fils d’or autour duquel court une estrade, un homme en majesté, porté par le mouvement de ces fils d’or qui le voile et le dévoile, se révèle être un superbe contre-ténor (Coco Diaz). Ses interventions des œuvres de Bach, Gluck, Haendel, Monteverdi et Vivaldi se mêlent magnifiquement aux instruments africains, aux danses et à l’ensemble, elles sont l’un des fils conducteurs et dialoguent avec les instruments et chants traditionnels qui montent dans une belle harmonie, douceur et densité.

© Chris Van der Burght

Un autre fil conducteur est tendu par deux danseurs un peu bouffons, un peu guerriers, situés à l’avant-scène côté jardin, qui mènent la danse et rassemblent autour d’eux le groupe Ils descendent aussi dans la salle saluer spectatrices et spectateurs. Parfois deux groupes s’appellent, s’affrontent et se déchaînent, et entre roulades et pirouettes montent dans la transe. Il y a les ambianceurs, les mimes, les musiciens et chaque instrument à tour de rôle est roi et prend toute sa dimension. Entre solos, duos, mouvements d’ensemble et groupes d’instruments, le rythme de la pièce se construit à la manière d’un opéra.

Dans ce flux et ce reflux musical, chanté et dansé, le plateau à un moment commence à se vider jusqu’à la l’apparition derrière le rideau d’or d’un personnage, l’ancêtre, haut en couleurs, vert, jaune et rouge, suivi progressivement du cortège des danseurs-musiciens transformés en rois de la sape, tous plus inventifs les uns que les autres dans leurs costumes improvisés/élaborés : guirlandes de cravates, bottes vernies d’un rose flamboyant, jupes mal fagotées, chemises orange et nœuds pap, kilt, chemises jaune plein soleil et lunettes qui vont avec, costumes saumon ou lie-de-vin, parapluie rouge, chapeaux excentriques, chaussettes extravagantes, bretelles tombantes. On est chez les rois de la sape qui s’en donnent à cœur joie, prêts pour prendre un selfie général, avant de s’étendre sur le sol en un moment grave et suspendu.

© Chris Van der Burght

Le Capitaine au long cours et sa guitare à double manche, Rodriguez Vangama a mis son costume blanc d’apparat, pelisse en fourrure et casquette de gradé. On voyage sur son transatlantique où chacun des personnages invente son parcours. Certains s’inscrivent dans une poésie à la Beckett, d’autres escaladent la salle à la rencontre des spectateurs qu’ils entraînent dans leur courant positif. Le final est un chant de l’espoir qui monte et se diffuse entre tous, comme un spirituals venant de loin.

Coup fatal apporte toutes les couleurs de l’arc-en-ciel par la fusion entre les genres musicaux, le métissage des langages et une mêlée des cultures. Spontanéité et maîtrise, exubérance et émotions, effervescence et ironie traversent le théâtre où les spectateurs adhèrent et participent, dans leurs réponses aux ambianceurs. Tous les musiciens-danseurs sont à saluer, ils distribuent énergie et joie de vivre avec virtuosité.

Le spectacle est signé d’un trio d’artistes qui donne les impulsions et permet ces rencontres entre salle et scène dans un temps fort, musical et chorégraphique : Alain Platel, qu’on connaît pour l’originalité de ses pièces chorégraphiques avec Les Ballets C de la B., Rodriguez Vangama guitariste hors pair, arrangeur et producteur, qui mélange la musique congolaise avec des éléments de jazz et de rock, Fabrizio Cassol compositeur et saxophoniste du groupe Aka Moon depuis 20 ans, qui mêle les expressions issues de l’oralité et de l’écriture à la musique de chambre et aux œuvres symphoniques, s’associant régulièrement à des chorégraphes.

Coup fatal est un réel plaisir sonore et visuel, plein d’élégance et d’inventivité, qui enflamme et bouleverse.

Brigitte Rémer, le 8 avril 2025

© Chris Van der Burght

Avec – Contre-ténor : Coco Diaz – Vocal : Russell Kadima, Boule Mpanya, Fredy Massamba – Balafon : Deb’s Bukaka – Danseuse : Jolie Ngemi – Percussions : Cédrik Buya – Likembe : Bouton Kalanda, Silva Makengo, Erick Ngoya – Guitare : Brensley Manzodulua – Percussions et calebasse : Evry Madiamba – Guitare électrique, balafon : Rodriguez Vangama – Scénographie : Freddy Tsimba – Lumières : Carlo Bourguignon – Son : Guillaume Desmet – Costumes : Dorine Demuynck.

Assistanat à la direction artistique Romain Guyon et Éléonore Bonah – Régie Plateau Valérie Oberson – Régie lumière Etienne Morel – Régie son Guillaume Desmet, Benoit Saillet – Directrice de production Pauline Pierron – Responsable de production Pascale Reneau – Attachée de production Elena Andrey – Production (reprise 2024) Comédie de Genève – Diffusion OTTO Productions – Production à la création (2014) KVS, Les ballets C de la B
- Coproduction à la création (2014) Théâtre national de Chaillot (Paris), Holland Festival (Amsterdam), Festival d’Avignon, Theater im Pfalzbau (Ludwigshafen), Torinodanza, Opéra de Lille, Wiener Festwochen – Avec l’appui de la Ville de Bruxelles, de la Ville de Gand, Brussels Hoofdstedelijk Gewest, Vlaamse Gemeenschapscommissie, de la Province de la Flandre-Orientale, des autorités flamandes.

Après un passage en mars à la Biennale du Val-de-Marne (à Créteil et Villejuif), présentation du spectacle au Théâtre du Rond-Point à Paris du 28 mars au 5 avril 2025, 2 bis avenue Franklin D. Roosevelt – 75008 Paris – site : www.theatredurondpoint.fr – Prochaines étapes : du 5 au 7 juin 2025 Théâtre de Namur (Belgique).

Port-au-Prince et sa douce nuit

Texte Gaëlle Bien-Aimé – mise en scène Lucie Berelowitsch, création du Préau, avec Sonia Bonny et Lawrence Davis – vu au Théâtre 14 – reprise les 24 et 25 avril 2025, au Préau Centre Dramatique National de Normandie-Vire.

© Samuel Kirszenbaum

En Haïti aucune nuit n’est calme. Elle, Zily et lui, Ferah, dansent. Elle, et lui, s’appellent et se cherchent. Ils sont jeunes et vivent dans la ville-capitale, Port-au-Prince, en bouillonnement et émeutes permanentes. On voit la ville par la fenêtre, présence élégante et lourde, on l’entend par les tirs.

Dans le huis-clos de la chambre – un espace avec une moquette, un lit, du sable, une bougie, dans une scénographie réalisée par les Ateliers du Préau sur les conseils d’Hélène Jourdan – se joue le présent, le désir et l’amour, s’esquisse l’avenir, en pointillés. Pour elle, partir. Pour lui, un arrachement impossible à la ville et à son travail à l’hôpital. « Je suis au fond de ton gouffre à moi. » Lui, ne s’imagine pas sans la ville, elle, ne s’imagine pas sans lui. « Quand tu vas mal je vacille » se disent-ils réciproquement. Ils se rassurent et se réchauffent : « On a su contourner les obstacles… » Ils se revoient traverser les rues de Port-au-Prince, « prendre la rue Nicolas, tronçon entre la vie et la mort », remonter l’avenue Jean-Paul II… »

Port-au-Prince et sa douce nuit est une ode à la ville, crépusculaire – dans les lumières de François Fauvel – une ode à la vie. Ferah se perche sur le lit, les percussions l’accompagnent. Il revoit leur rencontre. Dans la rue où il déambule et dérive, il la regarde comme une évidence : « Entre rue Dufort et mon cœur il y avait toi, Poétesse en cavale. Ton regard, prose illégale… J’ai demandé aux esprits où t’attendre… »

Une berceuse créole apporte sa couleur, sa douceur, dans cette ville où personne ne dort. « Tu ne me dis jamais rien » lui reproche-t-elle. « Tu prends toute la place, tu siphonnes mon énergie » lui répond-il. « J’ai peur, je ne veux pas partir sans toi. » Et sur la question de l’enfant qui pourrait être désiré et naître, « qu’y aurait-il à lui offrir, le désespoir ? » Sur scène, l’intimité côtoie la violence sourde. Un travail sur le son plein de finesse appelle les bruits de la ville (musique Guillaume Bachelé).

La petite musique de nuit et d’incertitude s’interrompt au bruit des tirs. « Je ferme la fenêtre… » Ferah célèbre un rituel aux divinités, dessinant au sol avec la farine de manioc la figure d’un totem haïtien en guise d’adieu. Assise au sol, Zily chante. « Je vais garder un doux souvenir… » Lui, reste dans l’ombre, devant la lueur d’une bougie. Au loin la ville.

Le texte de Gaëlle Bien-Aimé est un cri qui déchire la ville en même temps qu’un chant, sa langue est poétique et musicale. L’auteure a reçu le Prix RFI pour le Théâtre, en 2022. Port-au-Prince et sa douce nuit est le premier acte d’un diptyque dont elle présente actuellement le second chapitre, Aimer en stéréo, où une Haïtienne en exil écoute chaque jour la radio jusqu’à ce qu’un fait divers surgisse et brouille les cartes.

© Samuel Kirszenbaum

Dans Port-au-Prince et sa douce nuit, l’auteure creuse jusqu’au fond des sentiments et des possibles à travers la géographie de l’amour parallèlement à la topographie de la ville. Elle décrit l’aimantation sensuelle et amoureuse – le positif, autant que le désarroi et la peur du vide et de l’absence – son négatif. Elle place l’intime au cœur de la ville blessée, une ville qui se ronge et se détruit, à petit et grand feu.

Sonia Bonny est Zily, Lawrence Davis, Ferah, ils forment un superbe duo, musical et sans artifice, imprégnés d’une grande force et justesse, donnant toute la puissance au texte. Lucie Berelowitsch, directrice du Préau, Centre Dramatique National de Normandie-Vire depuis six ans, les dirige et met en scène la pièce avec précision et clarté. Elle a programmé un Temps fort Haïtien les 22, 24 et 25 avril, autour de Gaëlle Bien-Aimé, auteure mais aussi actrice – qui interprétera Aimer en stéréo. Deux représentations de Port-au-Prince et sa douce nuit seront données ; des projections, une exposition et des débats s’inscrivent au programme.

Ce dialogue engagé entre Gaëlle Bien-Aimé et Lucie Berelowitsch prend différentes formes, ainsi celle d’un échange culturel, artistique et professionnel entre Le Préau et l’école de théâtre ACTE fondée par l’auteure et Amos César. « Pour les comédiens et pour moi, Port-au-Prince et sa douce nuit est une rencontre très forte. C’est devenu une évidence de finaliser cette création, qui prend tout son sens au vu des derniers événements à Haïti », écrivait Lucie Berelowitsch en septembre 2023.

Comme elle le fait avec les Dakh Daughters, fabuleuses actrices et musiciennes ukrainiennes qu’elle accueille depuis les années de guerre dans leur pays, la directrice du Préau aime à créer des synergies et dans une veine poétique, invente des langages artistiques à partir des réalités sociales et politiques d’artistes d’autres pays et d’autres régions du monde.

Brigitte Rémer, le 6 avril 2025

Avec Sonia Bonny, comédienne permanente au Préau et Lawrence Davis – lumières François Fauvel – musique Guillaume Bachelé – scénographie Ateliers du Préau sur les conseils d’Hélène Jourdan – production Le préau CDN de Vire Normandie – coproductions Les Francophonies de Limoges, des écritures à la scène et le CDN de Normandie-Rouen – avec la participation artistique du Jeune Théâtre National et le soutien de la Cité Internationale de la Langue Française.

Vu au Théâtre 14 à Paris, en mars 2025 – Reprise du spectacle au Préau-CDN de Normandie-Vire les 24 et 25 avril à 19h, dans le cadre du Temps fort Haïtien organisé du 21 au 25 avril 2025 – tél. : 02 31 66 16 00 – site :www.lepreaucdn.fr

Les Messagères

D’après Antigone de Sophocle – mise en scène Jean Bellorini, avec l’Afghan Girls Theater Group – spectacle en dari surtitré en français, au Théâtre des Bouffes du Nord.

© Christophe Raynaud De Lage

« Il faudra une mémoire pour que nous oubliions et pardonnions quand adviendra la paix entre nous et entre la gazelle et le loup. Il faudra une mémoire pour qu’à la fin nous choisissions Sophocle qui brisera le cercle… » écrivait le poète palestinien Mahmoud Darwish.

De Sophocle il est question dans le spectacle présenté par l’Afghan Girls Theater Group, composé de neuf jeunes comédiennes et d’un metteur en scène qui ont quitté le pays quand les talibans ont repris le pouvoir, en juillet 2021. Les Messagères sont une adaptation de l’Antigone de Sophocle, mise en scène par Jean Bellorini, qui les accueille au Théâtre National Populaire qu’il dirige, en partenariat avec Joris Mathieu, directeur du Théâtre Nouvelle Génération/CDN de Lyon.

© Christophe Raynaud De Lage

La scénographie se compose d’un grand plan d’eau qui occupe tout le plateau et donne une élégance à l’ensemble par les réverbérations et reflets. Les actrices s’y déplacent, les pieds dans l’eau, avec grâce et simplicité, portant le texte avec ferveur. Une lune immense est suspendue, comme un œil qui protège ou au contraire est aux aguets. D’emblée règne une vitalité impressionnante dans cette aire de jeu qui parle du refus d’obéir, exprimé frontalement par Antigone jusqu’à son emmurement et qui, de toute évidence se superpose à la place de la femme dans la société afghane, rayée, effacée, spoliée.

Le geste du metteur en scène inscrit le mouvement au cœur du spectacle, l’ensemble est chorégraphié et l’eau frissonne sur les murs et le plafond du théâtre. En introduction, les actrices tournoient dans l’eau avec insouciance et font groupe, sur le texte très poétique de Martine Delerm, Antigone peut-être. Une narratrice à l’avant-scène portant une robe noire et un collier d’argent parle des petites filles aux fenêtres, même si « depuis longtemps les fenêtres n’ont plus de vitres. » Une liste de prénoms féminins est égrenée. « Sait-on-jamais quand un regard s’éteint » poursuit-elle.

Puis les rôles se dessinent, Antigone et sa sœur Ismène portent des robes blanches et s’allongent dans l’eau au clair de lune pour parler de désobéissance et de généalogie négative – elles sont filles d’Œdipe et de Jocaste sa mère, engendrées de cette union. Le chœur se forme dans des variations de couleurs chaudes et chacune y a sa place, entrant et sortant de son rôle pour rejoindre le groupe, dans cette tension entre soi et les autres. Antigone dit que sa mort sera belle. « Moi j’ai choisi la mort, toi, la vie » confirme-t-elle à sa sœur. Entre Créon, jeune comédienne portant manteau d’or et couronne, il édicte ses lois jusqu’à ce qu’une messagère apporte la nouvelle de la transgression majeure : Polynice, frère d’Antigone – mort au cours d’un affrontement avec Étéocle, l’autre frère, remettant en jeu la gouvernance de Thèbes – interdit de sépulture, a été enterré. La coupable est nommée. La lune descendue sur Thèbes, ne scintillera plus, jusqu’à s’éteindre.

© Christophe Raynaud De Lage

Le sacrifice se met en marche, entre des citoyens silencieux et un chœur plein de sagesse, représentant des Thébains, essayant de faire fléchir Créon chez qui le doute finit par s’installer. La Cité lui fait face, toutes les actrices sont alignées face au public avec détermination, comme des guerrières. Une pluie fine tombe sur la scène au rythme d’un chant afghan. « Si tu perds le bonheur, tout ce que tu as n’est que fumée… Le désastre appelle le désastre… ». Derrière une rampe de feu qu’il allume, pourtant Créon ne lâche pas prise. Même Hémon, son fils, promis à Antigone et qui demande à son père raison et sagesse, n’est pas entendu. « Tu parles mais tu n’écoutes pas » lui dit-il. Créon s’obstine, malgré les prédictions de Tirésias, de honte et de malheur qui s’abattront sur lui, il ne fléchit pas. La fin sera tragique avec la mort d’Antigone entrainant celle d’Hémon qui se transperce d’un coup d’épée, leur tombeau pour chambre nuptiale. Eurydice, épouse de Créon, apprenant la mort de son fils se poignarde. Le roi de Thèbes en perd la raison.

© Christophe Raynaud De Lage

Le texte final est écrit par Atifa Azizpor interprétant Ismène, il est enregistré. « Les Antigone(s) ont été tuées, les Ismène(s) toujours vivantes sont en souffrance, elles espèrent revoir la liberté. Leurs paroles seront-elles entendues ? » Les actrices ont une belle présence, et jouent avec cet élément, l’eau, au début avec légèreté, ensuite avec gravité et sont porteuses des voix de tous les personnages qu’elles esquissent avec force et subtilité, transmettant tout ce qui est intransigeance et souffrance, en même temps qu’humanité.

Jean Bellorini, metteur en scène, est l’homme des expériences et du théâtre de création. Ses horizons sont larges et ouverts, son travail précis. Le choix d’Antigone dans cette version afghane transmet force et émotion, tant dans son contenu que dans son esthétique. Ses clairs-obscurs et les éléments qu’il met en mouvement sont chargés de sens et de toute beauté. « Les Messagères sont ces citoyennes afghanes qui veulent dire en Occident leur amour pour leur pays et en être les ambassadrices fortes et résilientes. Ce sont ces jeunes femmes du XXIe siècle qui résistent, se construisent et inventent leur destin, malgré tout » dit-il. Toutes sont à féliciter, chaleureusement.

                                                                                              Brigitte Rémer, le 7 avril 2025

© Christophe Raynaud De Lage

Du 4 avril 2025 au 13 avril 2025 au Théâtre des Bouffes du Nord – Du mardi au samedi à 20h, matinées les dimanches à 15h – 37 bis Bd de La Chapelle. 75010. Paris – métro : La Chapelle –  site www.bouffesdunord.com – tél. : 01 46 07 34 50.

Avec l’Afghan Girls Theater Group : Hussnia Ahmadi (le garde, chœur d’Antigone) – Freshta Akbari (Antigone, chœur d’Antigone) – Atifa Azizpor (Ismène, chœur d’Antigone) – Sediqa Hussaini (le coryphée, le messager, chœur d’Antigone) – Shakila Ibrahimi (Hémon, le coryphée, chœur d’Antigone) – Shegofa Ibrahimi (chœur d’Antigone) – Marzia Jafari (Tirésias, chœur d’Antigone) – Tahera Jafari (Eurydice, chœur d’Antigone) – Sohila Sakhizada (Créon).

© Christophe Raynaud De Lage

Collaboration artistique Hélène Patarot, Mina Rahnamaei, Naim Karimi – création lumière Jean Bellorini – création sonore Sébastien Trouvé – adaptation Mina Rahnamaei – traduction des surtitres Mina Rahnamaei et Florence Guinard – direction technique Karim Smaïli – construction des décors et confection des costumes Les ateliers du TNP – textes additionnels : le texte qui ouvre le spectacle est issu de l’album de Martine Delerm, Antigone peut-être, paru aux éditions Cipango. Le texte final est écrit par Atifa Azizpor, comédienne de l’Afghan Girls Theater Group – Le spectacle a été créé en juin 2023 au TNP de Villeurbanne.

  معاً  / Ensemble

Le Festival d’Avignon se tiendra du 5 au 26 juillet 2025 sous une bannière qui, au-delà des trois clés qui le symbolisent, inscrira en arabe sur les murs des théâtres et trottoirs de la ville le mot Ensemble choisi par le directeur et son équipe, et qui se traduit littéralement par Avec. Depuis trois ans, chaque année, le Festival choisit une langue qu’elle promeut. Après l’anglais et l’espagnol, cette 79ème édition met la langue arabe sur le devant de la scène.

© 79è édition du Festival d’Avignon

« Je suis toi dans les mots / أنا أنت بالكلمات » cette phrase empruntée au poète palestinien Mahmoud Darwich, disparu il y a plus de vingt-cinq ans et référence majeure des Pays Arabes, inspire Tiago Rodrigues qui programme sa troisième édition et pourrait l’inscrire en lettres d’or ou de néon sur les frontons, comme il l’a dit aux journalistes rassemblés – belle initiative – à l’Institut du Monde Arabe.

C’est le Président de l’IMA, Jack Lang, « fanatique pluri-linguiste de toutes les langues » qui ouvre la séance, magnifiquement, avec des mots chaleureux et pleins de sens, en présence du Dr. Ali Bin Tamim, directeur du Centre de langue arabe d’Abu Dhabi. Il parle de cette cinquième langue la plus pratiquée dans le monde, une langue très ancienne, poétique et musicale, d’une grande richesse et qui construit une galaxie de mots à partir d’une unique racine. Et il prend pour exemple le mot amour décliné en une multiplicité de nuances selon les situations, à partir de sa racine, hob / حب

Il parle également de l’emprunt de la langue française à la langue arabe, des chiffres arabes qu’on utilise, des Mille et Une Nuits qu’Antoine Galand, orientaliste et professeur de langue arabe au Collège de France, traduisit pour la première fois en occident et qu’il compléta par des récits qui lui avaient été racontés et publia au début du XVIIIème. La présidente du Festival et ex-ministre de la Culture, Françoise Nyssen intervient ensuite. Elle a une longue histoire avec la langue arabe – via Farouk Mardam-Bey qui dirige la collection Sinbad d’Actes-Sud – éditions qu’elle a co-fondées avec son père. Né à Damas, il vit en France depuis 1965, et fut conseiller culturel à l’Institut du monde arabe.

Apparaît ensuite Tiago Rodrigues, directeur du Festival, qui met en exergue ce choix de la langue arabe pour cette édition, s’inscrivant comme un geste de liberté, de découverte, de plaisir de l’art, de respect de l’Autre et de partage de la pensée, et qui se réalisera grâce aux sept cents salariés engagés dans l’aventure. 20 lieux, 15 communes autour d’Avignon, 44 projets artistiques dont les deux-tiers produits ou co-produits par le Festival et la moitié créés en France, 300 événements, 121 000 places à vendre, des actions de formation et transmission et l’accueil de nombreux jeunes de 13 à 19 ans, des partenariats exemplaires et une diversité artistique pour une parenthèse enchantée.

Tiago Rodrigues © Festival d’Avignon

La liste est longue qui permet de mettre l’eau à la bouche pour ces instants de partage dans tous les lieux du Festival, dedans et dehors, autour de manifestations finement pensées et qui, à coup sûr, seront tout aussi finement conduites et réalisées autour de spectacles, lectures, concerts, expositions, tables rondes et débats, itinérances, rencontres festives… Tiago Rodrigues présente ensuite les spectacles et manifestations, appuyés par quelques mots de chaque créateur, sur écran. Il n’oubliera pas, au final, ce qu’il appelle avec justesse le slam des remerciements à tous les partenaires.

Le lancement du Festival dans la Cour d’Honneur se fera avec Nôt de Marlène Monteiro Freitas, artiste d’origine cap verdienne, dite artiste complice de l’édition et figure majeure de la scène chorégraphique internationale ; la clôture se fera avec le concert Soma de l’artiste portugais João Barbosa autrement appelé Branko. En avant-première, le 4 juillet à 19h, la chorégraphe marocaine Bouchra Ouizguen investira le parvis du Palais des Papes avec des amateurs du territoire, pour une performance participative, They always come back, célébrant la diversité.

Cour d’Honneur © Festival d’Avignon

Suit une grande liste de propositions, toutes plus séduisantes les unes que les autres, à commencer par La Voix des femmes, en partenariat avec Le Printemps de Bourges, autour de la figure de la légendaire chanteuse égyptienne Oum Khalthoum, appelée l’Astre d’Orient, ou Quatrième Pyramide, dans la Cour du Palais des Papes le 14 juillet. L’auteur-compositeur libanais Zeid Hamdan en assure la direction musicale pour marquer les cinquante ans de sa disparition. Et le lendemain, une célébration poétique de la langue arabe, Nour/Lumière, est programmée au cours d’une soirée réalisée en partenariat avec l’Institut du Monde Arabe. La richesse de cette langue, savante et poétique, prendra de nombreuses formes, de l’antéislamique au raï, des maqâm originels au rap, de la musique soufie à l’arabo-andalou. Suivront de nombreux spectacles comme Yes Dady ! de l’auteur et metteur en scène palestinien Bashar Murkus dont on avait vu Hash en 2021 (cf. notre article du 26 novembre 2021) et qui avait présenté Milk au Festival d’Avignon 2022 programmé par Olivier Py, alors directeur ; il est accompagné de Khulood Basel pour la dramaturgie et la production. Chapitre quatre de Waël Kadour, auteur et metteur en scène syrien sera présenté dans le cadre de la manifestation Vive le sujet ! Tentatives, réalisée en partenariat avec la SACD. Des chorégraphes comme Ali Chahrour (Liban), Radouan Mriziga (Maroc-Belgique), Selma et Sofiane Ouissi (Tunisie), Mohamed Toubakri (Tunisie-Belgique) présenteront leurs dernières pièces.

De nombreux artistes venant de partout dans le monde complètent la programmation diversifiée et ambitieuse du Festival, dont le retour de Thomas Ostermeier et la Schabühne de Berlin avec Le Canard sauvage d’Henrik Ibsen ; la danoise Mette Ingvartsen, dans une nouvelle chorégraphie, Delirious Night ; les performers portugais Jonas et Lander ; Mami de Mario Banushi, spectacle albano-grec. Une soirée particulière autour de Brel réinventé par Anne Teresa de Keersmaeker et Solal Mariotte est proposée dans la Carrière de Boulbon. De Suisse, Christoph Marthaler présentera Le Sommet et Milo Rau en nomade, tournera sur les terres avignonnaises avec La Lettre. La chanteuse capverdienne Mayra Andrade tentera de ré-enchanter le monde.

© 79è édition du Festival d’Avignon

Beaucoup d’artistes français ou vivant en France sont aussi au générique du Festival dont François Tanguy du Théâtre du Radeau en ses deux derniers spectacles, Item et Par autan ; Tamara Al-Saadi, Jeanne Candel, Frédéric Fisbach, Clara Hédouin, Joris Lacoste, Gwenaël Morin, Émilie Rousset. Israël Galvan en duo avec Mohamed El Khatib, deux chemins artistiques a priori éloignés créeront Israël et Mohamed (Espagne-France). Tiago Rodrigues (Portugal-France) présentera un texte qu’il a écrit et mettra en scène, La Distance.

Telles sont les grandes lignes de l’édition qui se prépare. Comme le dit avec passion le Directeur du Festival d’Avignon, soyons Ensemble pour chercher les nouvelles formes d’un monde en crise, autour de la danse, la musique et le chant, le théâtre et les écritures, les arts visuels, autour de la langue arabe poétiquement portée, haut et fort. « Mais je poursuivrais le cours du chant, même si plus rares sont mes roses » écrivait Mahmoud Darwich.

Brigitte Rémer, le 5 avril 2025

La conférence de presse s’est tenue le 4 avril à Avignon et le 5 avril à l’Institut du Monde Arabe. Le Festival d’Avignon se déroulera du 5 au 26 juillet 2025. La billetterie électronique a ouvert ce matin, 5 avril à 11h sur www. festival-avignon.com et fnacspectacles.com –

À partir du 21 juin : par téléphone, de 10h à 19h (33(0) 4 90 14 14 14) – au guichet, du mardi au samedi, de 10h à 14h et de 16h à 19h, 20 rue du Portail Boquier, Avignon.

La Conférence des oiseaux

D’après La Conférence des oiseaux/Manteq al-tayr, de Farîd al-Dîn Attâr – mise en scène Petr Forman – scénario Ivan Arsenjev, Petr Forman, Jean Claude Carrière – compagnie Frères Forman, une programmation du théâtre Les Gémeaux de Sceaux hors les murs, en partenariat avec L’Azimut/Pôle national Cirque, dans le cadre du Festival Marto.

© Irena Vodáková

Ils volent avant même que le spectateur n’ait pris place dans l’immense chapiteau et montrent le chemin. Un narrateur engage l’histoire. Un vendeur d’oiseau passe avec sa cage. On entre dans l’univers mystique du XIIème siècle époque importante du soufisme, avec le poète persan Farîd al-Dîn Attâr qui a vécu de 1142 à 1220 et signé La Conférence des oiseaux.

Le livre est publié dans une adaptation d’Henri Gougaud avec de magnifiques illustrations émanant entre autres de la BNF et du musée national des arts asiatiques Guimet, « pour que l’hirondelle prenne son envol de plus en plus haut. » Avec la huppe et une trentaine de ses compagnons nous partons à la recherche de Simorgh, l’oiseau roi de la perfection, porteur de paix. Le spectacle est basé sur la ré-écriture d’Ivan Arsenjev et Petr Forman, avec le conseil littéraire de Nora Sequardtová pour Farîd al-Dîn Attâr, à partir du scénario que Jean Claude Carrière avait écrit pour Peter Brook. Le metteur en scène en avait présenté sa lecture au Festival d’Avignon en 1979, dans une mise en scène basée sur l’idée du conte, dans une grande simplicité artisanale.

© Irena Vodáková

Dans le regard de Petr Forman, le chemin initiatique fait figure de cérémonie secrète, tout y est image et son, déplacement et chorégraphie. Une scénographie de type moucharabieh (signée Josef Lepša et Petr Forman) ferme un vaste espace incurvé qui pourrait rappeler la mosquée ou le marché traditionnel chez les marchands d’encens et de plantes médicinales, métier d’apothicaire qu’avait exercé Attar. Déplacés, ces panneaux mobiles agrandissent l’espace. Au plafond des toiles s’entrecroisent comme sous une tente bédouine, formant une sculpture vivante qui peu après le début du spectacle se retire avec élégance, découvrant dans un vaste espace, un écran incurvé à 180 degrés. Au sol, des tapis d’Orient renforcent une ambiance intime et feutrée, dans ce chapiteau surdimensionné. Tout autour et dissimulé derrière l’écran de fil une plateforme permet les entrées et sorties des acteurs et autres envolées d’oiseaux. Les projections de forêt tropicale et jeux de lumières cernent le parcours, de même qu’une bande-son qui transmet des musiques hétérogènes, des bruits de la nature en continu, battements d’ailes, cris, bruissements et pépiements (musique Simon Thierrée). Un paon fait la roue, plein d’orgueil, les oiseaux se chicanent. « Vous ne savez pas faire autre chose que vous battre ? » interpelle le chef de la bande, « Eh ! Toi ! Moineau ! – Eh ! Toi ! La chouette ! Le Rossignol ! »

© Irena Vodáková

« Ce fut au royaume de Chine, un soir vers l’heure de minuit. Il envahit soudain le ciel. Nul ne l’avait encore vu. De son corps tomba une plume. » Les plumes de Simorgh, une à une, montrent le chemin aux oiseaux partis à sa recherche pour trouver la paix. Ils prennent leur envol en collectif et dans la synchronisation, leur murmuration est une splendide démonstration chorégraphiée. Les acteurs sont masqués, gantés, vêtus de collants et justaucorps aux mille couleurs fermés d’une ceinture noire, la queue en éventail (costumes et masques : Josef Lepša, Lenka Polášková, Michaela Mayrová, Vjačeslav Zubhov). Leur vol s’inscrit au-dessus de la forêt dans ce jeu du dedans-dehors renforcé par des miroirs qui donnent l’illusion dans la démultiplication. Simorgh lui-même a créé un miroir dans lequel il se reflète et irradie. Les acteurs-danseurs-circassiens glissent dans l’air en un mouvement d’ensemble digne de la plus belle passée d’oiseaux prêts à la migration.

© Irena Vodáková

Le récit se poursuit, les plis de rochers charbonnés s’incrustent sur écran. Une cascade de lasers leur coupe la route. On vole avec eux vers Simorgh. La fatigue aidant leur inquiétude grandit. La nuit tombe et le noir s’abat laissant place au doute. « Nous cherchons le soleil. Nous avons perdu nos plumes. » La huppe se lamente : « Je suis seule… N’y a-t-il personne qui cherche la Voie ? » La nature se déchaine : orage, pluie, tonnerre. Les oiseaux survolent les montagnes sacrées, les volcans et traversent le désert blanc. Une toile au sol a la couleur du sable fin jusqu’à ce qu’une tempête le fasse voler.

Tout à coup un masque monumental aux yeux de lumière les effraie et nous regarde fixement. En hauteur, sur des plans inclinés, les oiseaux patinent comme s’ils n’atteindraient jamais le sommet. « Ce que vous cherchez ? La vérité elle-même et non son parfum… Repartez d’où vous venez ! » Une voix grave (celle de Denis Lavant) accompagne les images, puissantes, qui nous font traverser les sept vallées que les oiseaux doivent franchir : la vallée de la quête où l’on doit jeter tout ce qu’on a de trop et qui oblige au dénuement ; la vallée de l’amour où les amants jouent leur vie sur ce chemin brûlant ; celle de la connaissance où de nombreuses portes mènent au labyrinthe ; la vallée du détachement où ce labyrinthe n’est plus qu’un vague souvenir ; dans la vallée de l’unité on est seul dans un monde souterrain où le corps et l’espace ne font qu’un ; dans la vallée de l’effroi se perdent les références et la notion du temps, il y fait noir ; dans la vallée de la dissolution on frôle le vide absolu et le rien tout en ressentant une sensation proche de l’éveil. Les oiseaux finirent par rencontrer Simorgh, pour comprendre qu’en fait ils le portaient en eux. « L’ombre se confondit avec le soleil et ce fut tout. »

Le spectacle se ferme quand les acteurs déposent leurs plumes et apparats, apparaissant en collant noir. Une dernière histoire prend le dessus, la parabole des papillons qui se rassemblent pour ne faire qu’un avec la flamme. « Si tu ne contemples que toi, comment peux-tu voir ton ami ? Au travail, amis ! La paix soit à jamais sur vous ! »

© Irena Vodáková

Depuis vingt-cinq ans Matěj et Petr Forman, fils du grand réalisateur Miloš Forman travaillent en Tchéquie et sillonnent les routes sous la signature de la compagnie Frères Forman. Ils ont été formés à l’art de la marionnette et utilisent tous les styles et objets du théâtre forain, cabanes de bois et petits chapiteaux à la clé. L’animation visuelle est ici au cœur du sujet et prend une grande place notamment dans la seconde partie du spectacle avec le franchissement des vallées. Les acteurs, venant de Tchéquie, Slovaquie, France, Italie et États-Unis, apportent de la magie au conte initiatique dans leurs vibrantes gestuelles, individuelles et collectives.

Les Frères Forman avaient présenté en 2007 Obludarium, un spectacle sur les monstres de cirque joué sous chapiteau et en 2017, dans une cabane en bois, Deadtown, un cabaret western, entre le théâtre et le cinéma muet. Leur passage en France se fait rare, leur langage théâtral est atypique. D’une beauté singulière, La Conférence des oiseaux a quelque chose d’hypnotique. « Comment parler de ces mystères ? Il me faudrait, pour les connaître, avoir franchi le seuil des morts. Je suis vivant, j’ignore donc… »

Brigitte Rémer, le 31 mars 2025

Avec : Ivan Arsenjev, Maureen Bator, François Brice, Petr Forman, Rob Hayden, Milan Herich, Petr Horký, Miroslav Kochánek, Tereza Krejčová, Philippe Leforestier, David Pražák, Daniel Raček, Manuel Ronda, Zuzana Sýkorová, Veronika Švábová, Petr Vinecký, Marek Zelinka. Création plastique Josef Lepša – scénographie Josef Lepša et Petr Forman – musique Simon Thierrée – costumes et masques : Josef Lepša, Lenka Polášková, Michaela Mayrová, Vjačeslav Zubhov – conseiller littéraire sur Attar : Nora Sequardtová – voix : François Brice, Laya Khanjani, Denis Lavant – remerciements : Antoine de la Morinerie – production Forman Brothers Theatre, coproduction Théâtre-Sénart, Scène nationale, Les Gémeaux/Scène nationale de Sceaux, L’Azimut-Antony/Châtenay-Malabry, Pôle national cirque en Île-de-France – avec l’équipe technique des Gémeaux.

Espace Cirque d’Antony/Azimut1 rue Georges Suant, Antony,, tél. : 01 41 87 20 84  s/c Les Gémeaux, Scène Nationale – tél. : 01 46 61 36 67 – site : www.lesgemeaux.com

Pelléas et Mélisande

© Benoîte Fanton – Opéra national de Paris (1)

Drame lyrique de Claude Debussy sur un poème de Maurice Maeterlinck – direction musicale Antonello Manacorda – mise en scène Wajdi Mouawad – orchestre et chœurs de l’Opéra national de Paris, chef des chœurs Alessandro Di Stefano – à l’Opéra Bastille.

Claude Debussy a passé dix ans de sa vie à rechercher le monde sonore et poétique adapté à la pièce de Maeterlinck dont la première représentation eut lieu en 1893. Ce drame lyrique en cinq actes et douze tableaux signé du compositeur en 1902 ouvre sur une écriture musicale singulière et personnelle en rupture avec la forme classique, sa modernité marque l’époque.  Robert Wilson en a présenté une vision qui a fait date, au Festival de Salzbourg en 1997. Peter Sellars a mis en scène en 2005 Tristan et Isolde de Richard Wagner, très proche dans l’inspiration poétique et qui avait été créée en 1865. Bill Viola artiste vidéaste en réalisait la scénographie visuelle.

© Benoîte Fanton – Opéra national de Paris (2)

L’image se prête au lyrisme et à l’obscurité de l’œuvre, à la visualisation de la nature – eau, forêt, mer, grotte – symbole des sentiments intérieurs et de la métaphysique des personnages. Wajdi Mouawad qui aujourd’hui signe la mise en scène de Pelléas et Mélisande avec dans le rôle-titre la soprano Sabine Devieilhe et le baryton Huw Montague Rendall, sous la direction musicale d’Antonello Manacorda, crée cet environnement écologique et romantique, assisté de Stéphanie Jasmin créatrice d’images. La scénographie d’Emmanuel Clolus joue des déclivités du terrain, avec des lieux d’eau et de nature à l’avant-scène ainsi que des trappes d’où apparaissent certains personnages, et sur les hauteurs le palais du vieil Arkel. Un rideau fait de fils ou de fines cordes pouvant faire référence à la chevelure de Mélisande dans laquelle s’enroule Pelléas plus tard dans l’histoire, sert de structure-écran aux images.

L’histoire débute dans une forêt touffue et mystérieuse. Un sanglier percé d’une flèche dans le dos disparaît de l’horizon du chasseur. Golaud, interprété par le baryton-basse Gordon Bintner, cherche sa prise. Soudain l’homme fait face à une jeune femme perdue au fond de cette épaisse forêt. Craintive, transie de froid et de peur, elle dit avoir laissé tomber sa couronne au fond de l’eau. Une nappe d’eau permet le reflet et intensifie le mystère. D’emblée elle semble surgir d’un autre monde, on ne saura rien d’elle. Golaud tente de la séduire vantant son rang de prince en tant que petit-fils du vieux roi Arkel d’Allemonde : « Vous êtes belle… Quel mal vous a-t-on fait ? » demande-t-il. Il lui glisse son manteau sur les épaules et la convainc de le suivre pour se mettre à l’abri. Elle est blonde comme les blés, son nom est Mélisande, il la porte sur l’épaule comme un gibier, tous deux disparaissent. Un homme traverse la scène du côté cour au côté jardin un couteau à la main, il semble menaçant, prémonition ou cauchemar ? Des carcasses d’animaux morts s’entassent sur scène autour du cheval accidenté de Golaud, tombé des cintres, images de désolation.

© Benoîte Fanton – Opéra national de Paris (3)

On apprend plus tard que Golaud, veuf, a épousé Mélisande hors du château paternel et qu’il souhaite retourner près d’Arkel, son père, (Jean Teitgen). Il demande l’aide de Pelléas son demi-frère pour lui faire part de sa nouvelle situation. L’atmosphère est orageuse, Pelléas se trouve avec Geneviève, sa mère et celle de Golaud, (Sophie Koch). Quand Pelléas croise le regard de Mélisande ils se reconnaissent immédiatement, comme unis dans l’invisible. « Par ce regard et sans le savoir, ils se condamnent à la mort » dit le metteur en scène.

Pelléas conduit Mélisande dans le jardin du château jusqu’à la fontaine où l’eau si claire guérit les aveugles. Ils s’amusent comme des enfants, elle, joue avec son anneau qui tombe dans l’eau. Le soir, Mélisande soigne Golaud son époux après sa chute de cheval, il remarque immédiatement le doigt de Mélisande sans alliance. Furieux, il lui ordonne de la retrouver et de se faire assister de Pelléas. Tous deux se rendent dans la grotte mais quand le clair de lune laisse apparaître quelques mendiants endormis, ils s’en retournent, effrayés.

© Benoîte Fanton – Opéra national de Paris (4)

Mélisande chante à la fenêtre de sa chambre, sa chevelure tombe jusqu’à terre et enveloppe Pelléas. Golaud approche et entraîne Pelléas dans les souterrains du château le sommant d’éviter Mélisande. Une scène terrible suit, montrant la jalousie de Golaud qui cherche à obtenir du petit Yniold, son fils d’un premier mariage, des informations sur Pelléas et Mélisande. L’enfant obéit avec une grande naïveté « oui, Petit Père » répond-il. Golaud le rudoie et le hisse sur ses épaules pour voir si Pelléas est présent dans la chambre. « Mon oncle est avec Petite Mère » confirme-t-il avec sa fraîcheur enfantine rendant Golaud encore plus agressif. Le vieil Arkel essaie de dérider Mélisande et tente de ramener son fils à la raison.

Chassé du château par son demi-frère, Pelléas fait ses adieux à Mélisande lors d’une dernière rencontre le soir, près de la fontaine du parc où ils confirment leur amour mutuel. « Je vais fuir en criant de joie et de douleur comme un aveugle qui fuirait l’incendie de sa maison… » lui dit-il. Surgit Golaud plein de rage qui tue Pelléas et blesse Mélisande tentant de s’enfuir. Le petit Yniold en est témoin. Arkel et un médecin veillent sur Mélisande alitée et qui se retire de la vie tandis que Golaud tente toujours d’en apprendre davantage sur les liens de son épouse avec Pelléas. Mélisande meurt sans livrer son secret. « Ses yeux sont pleins de larmes. Maintenant c’est son âme qui pleure… » dit Arkel.

Comme un conte de fée à l’envers l’univers de Maeterlinck est sombre, ici réinterprété à la scène par Wajdi Mouawad et musicalement par la brillante direction d’Antonello Manacorda qui a travaillé dans de nombreux opéras du monde dont à Paris pour La Flûte enchantée en 2022 et Don Giovanni en 2023, et par le travail du chef de chœur, Alessandro Di Stefano. Ils livrent un Pelléas et Mélisande assez hypnotique où les voix interpénètrent l’univers scénique : le baryton-basse Gordon Bintner dans le rôle de Golaud fait régner la loi du plus fort et le désir de possession, avec talent, Sophie Koch est la mère, sa tessiture mezzo-soprano appelle l’austérité et la résignation de même que la basse Jean Teitgen interprétant le roi Arkel avec style. La soprano Sabine Devieilhe et le baryton Huw Montague Rendall, héros éponymes de l’œuvre appartiennent au monde des songes et transmettent dans leur chant l’innocence et la fragilité de leurs destins.

© Benoîte Fanton / Opéra national de Paris (5)

Auteur et metteur en scène Wajdi Mouawad avait monté Œdipe, l’unique opéra du compositeur roumain Georges Enesco à l’Opéra de Paris en 2021. Il s’est longuement penché, dans ses mises en scène, sur le théâtre grec, son écriture en est imprégnée. Né au Liban où il a vécu jusqu’à l’âge de dix ans, il connaît la tragédie. À travers Pelléas et Mélisande il démonte avec finesse les mécanismes du mensonge et du désenchantement et montre sans ostentation la violence du pouvoir et la volonté de possession. Son style oscille entre symbolisme et réalisme, lumière et ombre, férocité et poésie-harmonie. « Viens dans la lumière. Nous ne pouvons pas voir combien nous sommes heureux. Viens, viens ; il nous reste si peu de temps…» dit Pelléas à Mélisande.

Brigitte Rémer, le 25 mars 2025

Avec : Pelléas, Huw Montague Rendall – Golaud, Gordon Bintner – Arkel, Jean Teitgen – Yniold, Vadim Majou de la Débuterie, soliste de la Maîtrise de Radio France – un médecin, un berger, Amin Ahangaran, artiste de la troupe lyrique de l’Opéra national de Paris – Mélisande, Sabine Devieilhe – Geneviève, Sophie Koch.   Décors, Emmanuel Clolus – costumes, Emmanuelle Thomas – maquillage et coiffures, Cécile Kretschmar – lumières, Éric Champoux – vidéo, Stéphanie Jasmin – dramaturgie, Charlotte Farcet – En langue française, surtitrage en français et en anglais – Opéra national de Paris, en coproduction avec Abou Dhabi Festival, et avec le soutien du Cercle Berlioz/ les mécènes de l’Art Lyrique.

Visuels 1 et 4 :  Pelléas (Huw Montague Rendall) et Mélisande (Sabine Devieilhe) – visuels 2 et 5 : Golaud (Gordon Bintner) et Mélisande (Sabine Devieilhe) – visuel 3 : Geneviève (Sophie Koch) et Arkel (Jean Teitgen). Copyright Benoîte Fanton / Opéra national de Paris.

Pelléas et Mélisande a été présenté du 28 février au 27 mars 2025 pour 9 représentations, les vendredi 28 février, Mardi 4 mars à 19h30, dimanche 9 mars à 14h30, mercredi 12 mars, samedi 15 mars, mardi 18 mars, jeudi 20 mars, mardi 25 mars, jeudi 27 mars, à 19h30, à l’Opéra Bastille, 75012. Paris. Vu le 12 mars 2025.

Peer Gynt

Texte Henrik Ibsen, musique Edvard Grieg – texte français et mise en scène Olivier Py – avec l’Orchestre de Chambre de Paris, sous la direction de Anu Tali – au Théâtre du Châtelet.

© Vahid Amanpour

L’orchestre en fond de scène, ample et majestueux, est déjà une fête. Même si avec Peer Gynt, le vaurien, la fête peut tourner court. Le spectacle débute par un pugilat au village qui donne le ton. Les mauvais garçons s’y empoignent et défendent leurs territoires.

La scénographie est faite de maisons de bois comme dans les campagnes norvégiennes, avec un escalier vertigineux permettant les entrées et sorties. Elles apparaissent et disparaissent au fil de l’histoire au profit de la place du village, de l’espace de la noce, du territoire des trolls, du réduit des fous. L’une, côté jardin, porte une enseigne, Peer Gynt, où l’ange déchu (Bertrand de Roffignac) vit avec sa mère, Aase (Céline Chéenne), prise entre deux feux, l’admiration et la tendresse en même temps que le déni, la honte et le rejet. « Tu mens comme le diable » lui dit-elle face à ses récits rocambolesques qui l’exemptent de toute réalité « tu n’es pas de ce monde, tu couds toujours la vie avec le fil du rêve… »

© Vahid Amanpour

Les dialogues entre mère et fils sont diablement poétiques même si Aase ne le ménage pas, le traitant aussi de minable, de bon à rien et de raté.   Les corbeaux qui croassent autour de la maison sont autant de messagers reliant le monde des vivants à celui des ténèbres. Côté cour l’espace préservé de Solweig (Raquel Camarinha), la lumineuse, l’inatteignable. Elle demande à Aase de lui parler de Peer « dites-moi tout de lui » et contemple le désastre de sa vie : « tu parles comme si Dieu était mort » lui dit-elle. En retour Peer supplie sa mère : « dis-lui de ne pas m’oublier. »

Dramaturge norvégien Ibsen (1828-1906), expatrié pendant de longues années écrit Peer Gynt en Italie et publie la pièce en 1867. Drame philosophique et poétique, elle est représentée pour la première fois à Oslo en 1876, au Christiania Theater, accompagné de la musique qu’il a commandée à Grieg, devenue inséparable de l’oeuvre. L’accueil est triomphal alors qu’Ibsen est éloigné des cercles artistiques. Peer Gynt, cet antihéros que rien n’arrête, ni les velléités ni les parjures, défie le monde et traverse toutes sortes d’expériences où il finit toujours par se brûler les ailes.

© Vahid Amanpour

Au fil des cinq actes et trois heures quarante de représentation, dans l’ivresse et la démesure de la pièce, on traverse avec le personnage la noce au village où il porte sa mère sur les épaules et l’enlèvement de la mariée, Ingrid (Lucie Peyramaure), sa muflerie envers elle, la rencontre avec la fille du roi des trolls (Clémentine Bourgoin) qui l’emmène chez son père, dans les montagnes de Dovre, un roi en majesté perché sur une tour-mirador à roulettes (Damien Bigourdan) et entouré de ses sujets, veau, vache, cochon, couvée. Leur devise « ne pense qu’à toi » le séduit et le voilà prêt à vendre son âme au diable et à boire le nectar qui le transformera en animal, avant de se raviser et de s’enfuir par la salle, enjambant les spectateurs. Il rencontre Le Courbe (Pierre-Antoine Brunet) une sorte d’ombre qui lui apprend que la vie n’est qu’une suite de détours, puis rentre à la maison – qui entre temps a été saisie et vendue – où il trouve sa mère à l’aube de la mort et qui l’attendait, dans une pauvreté absolue. « Oublions le malheur, parlons de tout et de rien » lui dit-elle. Les images de l’enfance surgissent, « le lit de quand j’étais petit, c’était notre traineau ! » reconnait-il avec émotion. Le lit devient barque solaire, « maman, je vois Dieu » dit-il, et Peer transforme la mort de Aase en un voyage merveilleux.

© Vahid Amanpour

La seconde partie, après l’entracte, montre Peer Gynt parcourir, le monde à l’affût de bonnes affaires. Il est flambant, chapeau blanc, dollars, dents en or, qui brillent. En Afrique du Nord il se lance dans des trafics et saisi de mégalomanie se prend pour l’empereur du monde croyant encore que tout s’achète. Il grimpe dans un palmier pour échapper au pire, se cache pour observer, s’habille local, on est dans un état de non-retour. Pourtant tout s’écroule car il y a plus malin que lui. Trahi, dévalisé, ruiné, le vagabond devient prophète au milieu d’un harem où Olivier Py déploie l’orientalisme avec délectation, danses et narguilés, sphinx, désert et momie se mêlent, avant que Peer ne sombre dans sa logorrhée et la folie. Le temps n’existe plus, le médecin chef tout aussi fou que les fous, lui passe la camisole de force. Peer monte son Golgotha, une croix arrachée au mur dans les mains, où il rejoint un danseur sur le toit, un capitaine sur une passerelle. Comme un bateau ivre il prophétise sur la mer. Un canot est jeté à la dérive, sur les spectateurs.

De retour en Norvège la mort rôde et lance des étoiles. Peer a des visions et entend à nouveau tel un paradis perdu ce chant de Solweig qui l’avait tant ému. « J’entends de la musique, c’est une femme qui chante » dit-il. Elle, sur le toit le chante à nouveau. Peer voit défiler son propre enterrement, mené par un prêtre qui dit l’oraison funèbre entouré de sa cohorte de pèlerins habillés de noir. « Il aura été lui-même, jusqu’au bout » prêche-il sur fond de coups de tonnerre vrombissant. « Qui il était ? Un mauvais poète. » Peer délire, son fils troll, certificat de ses péchés, apparaît. Un chœur d’hommes, côté cour, de femmes côté jardin accompagnent son voyage, cette fois le dernier. Et il comprend que la philosophie des hommes, Sois toi-même, lui était restée étrangère, que sa vie était à l’opposé. Solweig descend, robe noire, sobre, hiératique comme tout au long de la pièce. Elle fait face à Peer qu’elle attendait dans son amour infini. Il s’endort sur ses genoux, bercé par son chant. « Ton voyage est fini, Peer, tu as enfin compris le sens de la vie, c’est ici, chez toi et non pas dans la vaine poursuite de tes rêves fous à travers le monde, que réside le vrai bonheur. »

© Vahid Amanpour

Peer Gynt est une épopée en même temps qu’un récit initiatique. C’est une histoire fantastique tissée à partir de l’imaginaire des traditions populaires, contes, danses et musiques de Norvège, le pays des trolls en est un exemple dans l’imagerie populaire. Au-delà d’un texte plein de grâce et d’effronterie, Olivier Py fait apparaitre et disparaitre dans la mise en scène des mondes, tel un magicien et conduit l’ensemble, dans le mélange des genres, de main de maître. La scénographie fait sortir les personnages de trappes, émerger des plateformes comme celle de la noce d’Ingrid dans la première partie où l’on suit les convives quelque peu éméchés, plateforme qui réapparaît à la fin quand Peer se trouve fou parmi les fous (décors et costumes de Pierre-André Weitz, lumières de Bertrand Killy). Bertrand de Roffignac donne une énergie extravagante à ce héros perdu.

© Thomas Amouroux

 L’Orchestre de Chambre de Paris, composé d’une soixantaine d’instrumentistes, est installé en fond de scène.  À certains moments le plateau s’obscurcit et derrière un tulle recouvert d’arbres se déploie la musique dirigée par Anu Tali. La cheffe estonienne se produit avec des orchestres du monde entier et fut directrice musicale du Sarasota Orchestra de Floride. Aujourd’hui avec l’Orchestre de Paris et la sublime partition d’Edvard Grieg, elle résonne dans le Théâtre du Châtelet avec intensité. Cantatrices et chanteurs qui sont aussi acteurs, offrent avec générosité des tessitures et un travail vocal et musical de haut niveau où musique et texte s’inscrivent en écho pour faire chanter la vie dans toute son âpreté et son humanité.

Brigitte Rémer, le 18 mars 2025

Avec : Peer, Bertrand de Roffignac – Aase, Céline Chéenne – Solveig, Raquel Camarinha – Damien Bigourdan – Clémentine Bourgoin – Pierre-Antoine Brunet – Emilien Diard-Detoeuf – Marc Labonnette – Justine Lebas – Pierre Lebon – Lucie Peyramaure – Olivier Py – Sévag  Tachdjian – Hugo Théry. Décors et costumes Pierre-André Weitz – lumières Bertrand Killy – assistant à la mise en scène Ivo Bauchiero. Orchestre de Chambre de Paris, sous la direction de Anu Tali (Edvard Grieg Peer Gynt, musique pour le poème dramatique d’Henrik Ibsen op. 23, Francfort-sur-le-Main, Leipzig, Londres, New-York, C.F. Peters, 1908. Nouvelle production du Théâtre du Châtelet, en français surtitré (parties chantées : en français et en anglais / parties parlées : en anglais). Peer Gynt dans l’adaptation d’Olivier Py est publié aux éditions Actes-Sud.

Du 7 au 16 mars 2025, au Théâtre du Châtelet, Place du Châtelet. 75001. Paris – Tél. : 01 40 28 28 28 – site : www.chatelet.com

Rapport pour une académie

D’après Franz Kafka traduction et dramaturgie Daniel Loayza mise en scène et lumière Georges Lavaudant – interprétation Manuel Le Lièvreà la MC 93 de Bobigny, Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis.

© Marie Clauzade

Une porte monumentale qui par sa taille pourrait évoquer la Porte de l’Enfer de Rodin, barre le plateau. Elle s’entrebâille lentement au son d’une cloche et de bruits de pas. L’homme qui entre a du mal à en atteindre la poignée pour la refermer (Manuel Le Lièvre). Il s’avance sur une allée de tapis rouge, portant queue de pie et nœud papillon clair, une broche blanche en forme de rameau piquée à la boutonnière. Il est attendu comme une star et commence son soliloque.

« Vous m’avez fait l’honneur de me demander de fournir à votre Académie un rapport sur mon passé de singe… Cinq années me séparent de ma vie de singe, mes souvenirs se sont peu à peu effacés. » On l’appelle Peter le Rouge, un surnom qui ne lui convient guère dit-il, et qu’il reçoit d’un journaliste après deux balles tirées par des chasseurs dont l’une à la hanche qui lui laisse des séquelles, le faisant boiter légèrement. La poignée de main est le premier apprentissage de sa vie d’homme.

Il raconte l’épreuve de la cage dans laquelle on l’avait placé dans l’entrepôt d’un bateau à vapeur et qui lui sciait la peau du dos, de ce sentiment qu’il n’y avait aucune issue possible. « Jusque-là j’avais trouvé tant de manière de me sortir de tout, et voilà que l’on m’en privait. » L’homme essuie son émotion à l’aide d’un mouchoir. Mourir ou être dressé, telle est pour lui la question. Pour échapper à son sort il formule l’idée qu’il lui faut cesser d’être un singe et devise sur la liberté, même si elle ne s’inscrit pas a priori dans ses objectifs, c’est une issue qu’il cherche. Et il se remémore les espaces de liberté observés chez les acrobates dans les music-halls où il attendait d’entrer en scène.

 « Aujourd’hui je me rends compte que sans le plus grand calme intérieur, jamais je n’aurai réussi à m’échapper » et il raconte que ce calme observé chez les marins de l’équipage qui l’entoure lui a permis la réflexion, et de travailler à leur ressembler. Dans le mimétisme il acquiert geste après geste, comment cracher, fumer, boire, communiquer avec eux et l’apprend en théorie et en pratique. « Aucun professeur humain n’aura jamais trouvé sur terre un étudiant en humanité de mon espèce » reconnait-il, fier et modeste. Et pas à pas, le singe prend visage d’homme et trouve le langage, non pour imiter l’homme mais pour chercher son issue. « Salut ! » fut son premier mot.

Arrivé à Hambourg il fut remis à son premier dresseur, jardin zoologique ou music-hall étaient à son générique. Il pria pour que la seconde hypothèse s’offre à lui. « Ah, messieurs, si vous saviez les choses que j’ai alors apprises et comme il est possible d’apprendre quand on cherche une issue ! On apprend à tout prix ! » Et il raconte sa manière de consommer formateur après formateur, boulimique qu’il était dans les apprentissages. « Grâce à un apprentissage sans commune mesure, j’ai pu acquérir le niveau de culture d’un Européen moyen. » Il quitte la cage et plonge dans ce monde nouveau qu’il contemple par la fenêtre. Un imprésario, des représentations le soir, un grand succès, des soirées mondaines, conférences scientifiques, banquet sont sa vie et il rejette tout ce qui lui rappelle la moindre soumission.

Parvenu à obtenir ce qu’il voulait, il dit ne rien attendre du jugement des hommes. « Je ne cherche qu’à transmettre mon savoir en contant mon histoire. Comme je l’ai fait pour vous, Éminents membres de l’Académie, je n’ai fait que la rapporter. » La porte monumentale derrière laquelle l’homme faisait son Rapport, s’ouvre (scénographie et costume Jean-Pierre Vergier, lumière Georges Lavaudant et Cristobal Castillo-Mora) Dehors, il neige. La dernière image du spectacle est d’une grande puissance, on est dans le cimetière juif de Prague où parmi les pierres tombales de guingois, se trouve celle de Kafka. L’homme s’assied dans la neige, méditatif, et se couvre la tête d’un chapeau melon, celui de l’auteur. Il est Kafka.

Dans La Métamorphose déjà, Kafka frayait avec le monde animal. Dans Rapport pour une académie le ton quoique résolument sérieux, développe en sous-teinte une certaine ironie caustique tant à l’égard du parcours de l’homme ex-singe qu’à celle de l’humanité. Pas de grand cabotinage chez Manuel Le Lièvre qui porte magnifiquement et avec singularité le texte dans toutes ses subtilités. On guette son moindre geste et ses émotions, ses observations, l’expression de sa solitude dans son parcours qui reprend les thèmes de l’altérité et de l’assimilation, de l’aliénation et de la domination. Peu de salut pour qui est différent. Un texte qui évoquerait aussi la vie de l’auteur emprisonné dans une vie de famille et engagé pendant cinq ans dans une promesse de mariage avec Felice Bauer, avant de rompre.

Ce court texte lumineux et énigmatique est daté de 1917. Perfectionniste à outrance, Kafka qui accepte peu d’être publié et voulait détruire son œuvre à la fin de sa vie, accepte qu’elle le soit dans la revue littéraire juive Der Jude, dans une Europe désespérée et désespérante où la notion de liberté est mise à rude épreuve. Georges Lavaudant dans sa mise en scène crée le trouble, avec l’image d’un personnage sur lequel on lit à peine un reste simien (création maquillage, coiffure, perruques Sylvie Cailler, Jocelyne Milazzo, Nathalie Damville), et l’utilisation d’un langage rudimentaire et raffiné d’où émerge une certaine fierté. Rapport pour une académie a valeur d’allégorie et tend un miroir à une humanité incertaine. Derrière la porte, ce peut être l’enfer.

Brigitte Rémer, le 15 mars 2021

Scénographie et costume Jean-Pierre Vergier – lumière Georges Lavaudant et Cristobal Castillo-Mora – son Jean-Louis Imbert – création maquillage, coiffure, perruques Sylvie Cailler, Jocelyne Milazzo, Nathalie Damville – production LG théâtre – coproduction Les Nuits de Fourvière, Printemps des Comédiens – La compagnie LG théâtre est conventionnée par le ministère de la Culture.

Du samedi 8 au dimanche 16 mars 2025, du mardi au vendredi à 20h, le samedi 8 mars à 19h30, le samedi 15 mars à 17h, le dimanche 9 mars à 16h30, le dimanche 16 mars à 16h – à la MC 93 Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis, Bobigny – site : www.MC93.com – tél. : 01 41 60 72 72 – En tournée : Théâtre Edwige Feuillère, Vesoul, le 27 mars 2025 MC93 – Théâtre Anthéa, Antibes, du 1er au 3 avril 2025.

Vent fort

D’après le poème scénique de Jon Fosse, traduction Marianne-Ségol-Samoy – mise en scène Gabriel Dufay, compagnie Incandescence – à la Maison des Arts de Créteil.

© Vladimir Vatsev

L’univers de Jon Fosse, écrivain norvégien, Prix Nobel de Littérature en 2023, reste énigmatique, ses pièces sont denses, linéaires et minimalistes. L’épreuve du temps qui passe est un de ses grands thèmes. Il décline le langage dans toutes ses variations, répétitions et réminiscences.

L’un de ses derniers textes, Vent fort, écrit en 2021 après son roman-fleuve Septologie, met en scène un Homme de retour chez lui après une longue absence et qui fait face à l’instant présent et à une autre réalité quand il comprend que sa place est prise. La Femme a changé d’espace et vit avec un autre, elle lui demande de partir. Cet huis clos autour du couple, sur l’amour et la séparation, apporte ses fantômes et nous parle. L’homme perd pied (Thomas Landbo), il est à la fenêtre, attiré par le vide et le tourbillon incessant du vent, « jeté dans l’explosion de ma vie » dit-il.

Le temps et l’espace se troublent comme se mêlent dans une certaine confusion le passé et le présent en mouvements de balancier, l’absence d’avenir. Il parle dans le vide, cherche sa respiration, la femme est loin déjà (Léonore Zurflüh), son amant (Yuriy Zavalnyouk) fait face à l’homme. Poèmes, chants et musique adoucissent un peu l’atmosphère à travers la figure de l’ange (Alessandra Domenici).

© Vladimir Vatsev

On est dans un espace vide, au quatorzième étage, un appartement qui figure le temps. La scène est comme l’espace mental de l’Homme. Face à nous, la fenêtre et quelques accessoires (scénographie Margaux Nessi, lumières Sébian Falk-Lemarchand). L’ensemble est sombre et le geste prend place, évoquant ce qui ne peut se formuler (conseil chorégraphique Kaori Ito). Au loin la ville se projette, présente et discrète (vidéo Vladimir Vatsev). C’est comme le soliloque d’un homme face à lui-même, obsessionnel dans ses flux et ses reflux. La femme répond à peine. « Tu ne dis rien… » lui reproche-t-il. Climat d’angoisse et d’étrangeté, difficulté d’aimer, trahisons et mensonges, inquiétudes, obsessions, bilan d’une vie, radiographie d’un couple dans son incommunicabilité.

Chez Jon Fosse les pensées les plus profondes se disent avec un vocabulaire simple et les silences sont un langage. Une pensée se construit autour de la fragilité et de l’humanité, de la question du sens de l’existence, du déni de réalité, de la folie et de ses limites. Dans Je suis le vent et Quelqu’un va venir, deux textes plus anciens, on passait aussi du rêve au cauchemar, des fantasmes à la tentation du suicide, du questionnement sur soi-même aux questions métaphysiques, de la mobilité à la contemplation, de l’amour à la solitude. Le vent c’est aussi le souffle et la respiration cet espace sacré, l’intérieur et l’extérieur.

© Vladimir Vatsev

Dans la mise en scène de Gabriel Dufay les éléments parlent – fenêtre, portes, vent, gestes – comme cette fenêtre qui bascule jusqu’à se décrocher et tomber dans le vide, symbole du vacillement de la raison chez cet Homme, perdu. Le metteur en scène entretient une relation de longue date avec l’auteur, dont il a publié la correspondance et créera un spectacle autour de plusieurs de ses pièces à la Comédie-Française, en septembre 2025. Il expérimente l’hybridation des genres et des disciplines, et avait présenté à la Maison des Arts de Créteil Fracassés de Kae Tempest et Colère noire de Brigitte Fontaine. Sa direction d’acteurs est précise et fine, tous dans une hyperconcentration.

Au quatorzième étage devant la fenêtre, « Ne te penche pas ! » aura-t-elle dit à plusieurs reprises. L’Homme se penche. Un cri déchire l’espace, qui dit Non ! La vie la mort se jouent en quelques secondes. La scène se recouvre de brume. La seule chose qui existe / en tout cas pour l’être humain / c’est un maintenant / qui est si bref qu’il n’existe plus / avant même qu’on l’ait pensé / oui comme une petite lumière / oui de l’éternité / Une petite étincelle d’éternité / Mais c’est quoi une étincelle / Un éclat soudain de lumière / Une vision soudaine / aussi vite disparue écrit Jon Fosse.

Brigitte Rémer, le 10 mars 2025

Avec Alessandra Domenici, Thomas Landbo, Yuriy Zavalnyouk, Léonore Zurflüh – collaboration artistique Alessandra Domenici – scénographie Margaux Nessi – conseil chorégraphique Kaori Ito – vidéo Vladimir Vatsev – lumières Sébian Falk-Lemarchand – costumes Aude Desigaux – son Bernard Vallery – régie son/vidéo Anaïs Georgel – construction décor Jean-Luc Malavasi – assistant à la mise en scène Arnaud Bocquet – administration Clio Baran et Jérôme Bocquet. Vent fort est publié par L’Arche, éditeur et agence théâtrale, dans la traduction de Marianne Ségol-Samoy – voir aussi la correspondance entre Jon Fosse et Gabriel Dufay publiée par l’Arche, Écrire, c’est écouter.

Vu le 5 mars 2025 à la Maison des Arts de Créteil, Place Salvador Allende 94000 Créteil – tél. 01 45 13 19 19 www.maccreteil.com – En tournée : le 18 mars 2025 au Théâtre des 2 Rives, Charenton-le-Pont – du 20 au 22 mars 2025 au TJP Grande Scène, Strasbourg – le 29 avril 2025 au Théâtre de Chartres – octobre 2025 à l’Échangeur de Bagnolet.

Antoine et Cléopâtre

Texte et mise en scène Tiago Rodrigues, avec des citations d’Antoine et Cléopâtre de William Shakespeare – interprétation Sofia Dias et Vítor Roriz, compagnie Mundo Perfeito – au Théâtre de la Bastille.

© Magda Bizarro

Un grand mythe et deux noms inséparables, comme Roméo et Juliette, le politique en plus ; des images du film de Josef Mankiewicz avec Elizabeth Taylor et Richard Burton, en 1963 ; Shakespeare s’inspirant de Plutarque dans sa Vie de Marc Antoine, autant d’images de ce couple emblématique nous habitent. De nombreux compositeurs ont chanté cette reine d’Égypte, Haendel, Massenet, Berlioz, John Adams et tant d’autres, le mythe de l’Égypte ancienne reste au zénith.

Loin de tout drame historique, avec Sofia Dias et Vítor Roriz, duo d’artistes travaillant ensemble depuis une vingtaine d’années, Tiago Rodrigues nous emmène dans la réminiscence, le vis-à-vis, l’effet miroir, le double, les ombres. On est dans le mouvement perpétuel où deux êtres se cherchent, se frôlent, se réinventent à chaque moment.

© Magda Bizarro

La scène est recouverte d’une toile d’un gris très clair marbré, au sol et sur le mur de fond de scène. Côté jardin, un immense mobile rappelant Calder tourne imperturbablement, ses facettes jaune et bleu lancent leurs reflets et donnent le mouvement, tel un métronome. Côté jardin, une platine et le disque vinyle de la bande originale du film de Mankiewicz tourné en 1963 et signée Alex North que les danseurs-acteurs régissent eux-mêmes et dont la pochette nous fait face (scénographie Ângela Rocha).

« Antoine voit » lance Cléopâtre, « Cléopâtre voit » répond Antoine en écho, le travail repose sur cette frontière floue entre un homme et une femme qui se cherchent. Sur ce même principe de la répétition et du ressassement, le texte se dit, par bribes, et se déplace au fil du langage corporel et chorégraphique, comme une spirale. Elle, raconte ses visions, le meurtre, la corde teintée de sang, le nœud. Il regarde. Lui, voit son propre corps allongé, transpercé par son épée. « L’Égypte est ma prison » déclare-t-il avant que leurs bras ne s’imbriquent et que leurs mains ne se touchent. Ils entrent dans le présent et peu importe l’avenir.

Les mots sont comme un tremblement, à peine suggérés, balisant pourtant l’histoire, avec une Cléopâtre déguisée en esclave, un Antoine jouant aussi à l’esclave selon les subterfuges imaginés. « Cléopâtre plonge dans les eaux du Nil. Antoine plonge dans les eaux du Nil. Antoine respire, Cléopâtre respire… » La tension dramatique est bien là. Cléopâtre fait un cauchemar et le partage dans la lumière jaune. Elle est au Palais (création lumière Nuno Meira).

© Magda Bizarro

Dans un savant entrelacement de gestes et de mots défilent le désert et le Nil, le dégradé des sentiments, les tentatives, la présence-absence. Le bracelet en forme de serpent donne son pouvoir, tous les attributs y sont et les espaces-temps se mêlent comme se révèle leur désir. Le jeu politique en coulisses conduit à la distance ensuite et à la mort, si proche. « J’appartiens à ton passé » lance Cléopâtre, seule à Alexandrie et qui se sent délaissée alors que lui est à Rome et épouse Octavie, fille de Jules César avec qui elle  avait eu une relation passionnelle et un fils, rapprochant son pays et le monde romain. C’est après, que Cléopâtre avait débuté sa relation avec Marc Antoine. Puis les rôles se mélangent, davantage encore, avec l’intervention du messager. « Antoine va bien. Il s’est marié… »

Reprise du texte comme un disque rayé, mort d’Antoine, suivie d’une liste de mots dérivés comme si la folie s’était glissée par-là : mon amour, mort d’Antoine, mot d’amour… Doucement, du sang, puissant, puissante, poison, poisson, un oiseau ! La vie, l’envie, s’en va, la vie, ça va, avance, suspend, le sergent, serre-moi, les romances, les romains… La main, la fin, le vin… C’est du sang, séduisant, c’est lui, c’est l’ennemi… C’est la nuit de sa vie qui s’enfuit…» un torrent de mots dignes des recherches de l’Oulipo sur fond de la mort de Cléopâtre, suicide vraisemblable… « Je meurs, Égypte ! »

Basés à Lisbonne, les deux acteurs-danseurs Sofia Dias et Vítor Roriz développent un langage corporel épuré, énigmatique et la dérive du mot qui caresse puis blesse. Ils expérimentent, créant en un seul mouvement, ininterrompu, la douceur et la fluidité, un monde onirique aux frontières du rêve. Il y a quelque chose de lumineux dans ce spectacle si sobre, si évident et si élégant, comme une synchronisation où l’un est le réflecteur de l’autre tout en étant son reflet et son écho.

La finesse du travail qu’ils réalisent avec Tiago Rodrigues comme chef d’orchestre est admirable. L’acteur, metteur en scène, dramaturge et producteur portugais, actuellement directeur du Festival d’Avignon, casse les codes et reconstruit le sens. Il permet la rencontre entre les arts et les pays et défie nos perceptions. C’est de la haute-voltige !

Brigitte Rémer, le 6 mars 2025

Avec : Sofia Dias et Vítor Roriz, compagnie Mundo Perfeito – scénographie Ângela Rocha – costumes Ângela Rocha et Magda Bizarro – création lumière Nuno Meira – musique extraits de la bande originale du film Cléopâtre (1963), composée par Alex North – collaboration artistique Maria João Serrão et Thomas Walgrave – traduction française Thomas Resendes – construction du mobile Decor Galamba – direction technique et régie lumière Cárin Geada – régie générale Catarina Mendes. Production déléguée Otto Productions – Nicolas Roux Production exécutive de la création originale Magda Bizarro et Rita Mendes. Une création originale de la compagnie Mundo Perfeito (2014), avec le soutien du Gouvernement Portugais et DGArtes, coproduction Centro Cultural de Belém, Centro Cultural Vila Flor et Temps d’Images – résidence artistique Teatro do Campo Alegre et Teatro Nacional de São João. Avec le soutien du Museu de Marinha
Remerciements Ana Mónica, Ângela Rocha, Carlos Mendonça, Luísa Taveira, Manuela Santos, Rui Carvalho Homem, Salvador Santos et Bomba Suicida www.ottoproductions.fr

Du 27 février au 14 mars 2025, à 20h, samedi à 18h, relâche le dimanche – Théâtre de la Bastille, 76 rue de la Roquette. 75011. Paris – site : www.theatr-bastille.com – tél. : 01 43 57 42 14 –

Et la bête blessée la regardait… Où est Rosa Luxemburg ?

D’après la correspondance de Rosa Luxemburg – idée, conception et texte Aurélie Youlia, conception et mise en scène Inka Neubert, avec Pierre Puy et Aurélie Youlia – coproduction de la Compagnie des Luthiers et du Theaterhaus G7 de Mannheim, au Théâtre de l’Épée de Bois/Cartoucherie de Vincennes, Paris.

© Theaterhaus G7, Mannheim

Ces Lettres de Rosa Luxemburg, femme de combat née en 1871 en Pologne alors sous domination russe, assassinée à Berlin en 1919, font partie du patrimoine de la famille Luxemburg. À la mort de Rosa, son frère Josef les récupère, ainsi que ses différents écrits et son herbier. C’est aujourd’hui Kazimierz Luxemburg, son neveu, qui s’inscrit dans la chaîne de transmission et permet ce travail de mémoire. À cinq ans, il assistait aux funérailles de sa tante, Rosa.

Issue d’une famille de commerçants juifs polonais, Rosa Luxemburg fait de brillantes études au lycée de Varsovie et s’engage très tôt dans des activités subversives l’obligeant à se réfugier en Suisse où elle se lie à divers militants socialistes. Elle présente une thèse en économie politique et c’est l’une des premières femmes au monde à obtenir un doctorat en la matière, la première pour la Pologne. C’est à Berlin ensuite où elle s’installe et obtient la nationalité allemande en 1898, qu’elle découvre le SPD/Parti social-démocrate et y milite un temps. Elle travaille comme journaliste pour la presse socialiste et comme traductrice – elle parle yiddish, polonais, russe, allemand et français – elle est aussi enseignante à l’école du SPD où elle donne des cours d’économie, d’histoire de l’économie et d’histoire du socialisme.

Théoricienne marxiste, militante socialiste et communiste, son énergie et son intelligence sont remarquées dès 1893 lors de sa première intervention en public au congrès de l’Internationale ouvrière, elle a vingt-deux ans. Elle acquiert très vite une certaine notoriété, renforcée par la publication d’un texte érudit, d’abord publié sous forme d’articles, Réforme sociale ou Révolution ? On l’appelle Rosa la Rouge. Après avoir adhéré au SPD elle critique ses positions et dénonce la guerre, avant de fonder avec Karl Liebknecht en 1916 la Ligue des Spartakistes, mouvement révolutionnaire et antimilitariste. Elle sera emprisonnée à plusieurs reprises.

Les deux acteurs, narrateurs de l’histoire de vie de cette militante emblématique, arrivent de la salle (Aurélie Youlia et Pierre Puy). Ils s’installent dans une sorte de bureau-atelier, type studio d’architecture où s’éparpillent livres, lettres et photos, les fragments de sa vie, sous le regard de sa machine à écrire témoin de ses pensées et de ses actions (scénographie et costumes Isabell Wibbeke, lumières Stefan Griesshaber). Ils construisent le récit de l’engagement de cette femme « romantique et radicale » en même temps, Rosa Luxemburg. Dans ce laboratoire de pensée politique, ils dépouillent patiemment et ardemment les lettres transmises par Kazimierz Luxemburg, colle sur l’écran de fond de scène quelques mots, bribes, slogans, affichettes et portraits. Des images vidéo et images d’archives complètent les documents présentés (vidéo et son Philippe Mainz).

© Theaterhaus G7, Mannheim

La première lettre lue en allemand vient de Berlin, deux jours avant sa mort, Aurélie Youlia parfaitement bilingue, la livre avec émotion. On comprend que la tête de Rosa et celle de son mouvement, sont mises à prix. Le spectacle débute par la fin de l’histoire sur les circonstances de sa disparition, dans tous les sens du terme, assassinée, en même temps que Karl Liebknech, par des officiers des corps francs, milice formée à l’instigation du ministre social-démocrate de l’Intérieur Gustav Noske, puis disparition de son corps. Elle sortait de quatre ans d’emprisonnement. Une photographie montre les assassins fêter sa mort. C’est un cercueil vide qui accompagne ses funérailles rassemblant plus de cent mille personnes, suivies de  spéculations sur fond de mensonges et dissimulations – preuves à l’appui par son avocat – disparition non encore élucidée à ce jour.

© Theaterhaus G7, Mannheim

Le texte reprend les moments clés de son parcours, tout en dessinant le contexte global de la fin du XIXème et début du XXème. Dreyfus est envoyé en Guyane, les Frères Lumière déposent leur projet de cinématographe, Apollinaire est blessé par des éclats d’obus, en mars 1916. Lectures et chansons, en langue française et parfois langue allemande se tissent au fil des événements rapportés – chansons notamment des mères ayant perdu leur fils à la guerre : sa relation avec Léo Jogiches, militant lituanien qu’elle rencontre à l’Université de Varsovie mais qui ne la suivra pas en Allemagne, sa démission du SPD, ses fausses identités pour retourner à Varsovie, la description de sa cellule, une libération sous caution applaudie par plus de mille femmes à sa sortie de prison et l’appel à se rassembler, prémisses du 8 mars, journée internationale du droit des Femmes, ses lettres à Karl Kautsky, homme politique et théoricien marxiste allemand et autrichien né à Prague. Au fil du récit se complète la toile chargée de photos et documents qui servent de guides. On traverse sa déprime quand elle est emprisonnée à Breslau, aujourd’hui Wroclaw en Pologne, son chagrin quand elle apprend la mort d’un ami, Hans Diefenbach.

« Très chère Sonitschka, j’espère avoir bientôt la possibilité de vous envoyer cette lettre, aussi je m’empresse de l’écrire. J’ai été si longtemps privée de la joie de m’entretenir avec vous, tout au moins par lettre. Mais je devais réserver à Hans Diefenbach, les quelques lettres que j’avais la permission d’écrire, car il les attendait. C’est fini, maintenant. Mes deux dernières lettres s’adressaient à un mort et on m’en a renvoyé une. Je ne puis y croire… » Beaucoup de lettres ont aussi été détruites par Rosa elle-même, par peur de perquisition. La tension dramatique monte au fil de la représentation et, par-delà les chansons, une musique, discrète mais présente, comme une petite veilleuse, accompagne le spectacle.

Rosa Luxemburg, assassinée mais pas morte, pour mémoire, et qui écrivait : « Rester un être humain est jeter s’il le faut, joyeux, sa vie tout entière, sur la grande balance du destin mais en même temps se réjouir de chaque journée de soleil et de beaux nuages. » Un spectacle de théâtre documentaire subtilement rapporté par Aurélie Youlia et mis en scène par Inka Neubert, porté par les deux acteurs, Pierre Puy et Aurélie Youlia, avec précision, passion et justesse.

Brigitte Rémer le 5 mars 2025

Avec : Pierre Puy, Aurélie Youlia (Jeu et chant) – mise en scène Inka Neubert, du Theaterhaus G7 de Mannheim – vidéo et son Philippe Mainz – scénographie et costumes Isabell Wibbeke – lumières Stefan Griesshaber

Du 20 février au 9 mars 2025, du jeudi au samedi à 21h, samedi et dimanche à 16h30, au Théâtre de l’Épée de Bois, Cartoucherie de Vincennes. 75012 – site : www.epeedebois.com – une coproduction de la Compagnie des Luthiers (Paris) et du Theaterhaus G7 de Mannheim (Allemagne), avec le soutien de la Baden-Würtemberg Stiftung, du Fonds Citoyen franco-allemand et d’Anis Gras.