Yom – Alone in the light

© Léa Rouaud

Concert au Théâtre Jean-Claude Carrière, Domaine d’O/Montpellier, le 10 novembre 2023 – Yom, composition et clarinette, Léo Jassef, piano.

C’est un éblouissant duo qui enveloppe le public, ce soir-là au Domaine d’O, de ses sonorités chaudes. Yom est à la clarinette, Léo Jassef au piano. En un souffle ininterrompu, Yom pénètre le public de ses réitérations et récurrences et construit, dans une complicité absolue avec le pianiste, un long poème dramatique.

Tous deux se connaissent, ils ont enregistré sous label Komos en 2020 Célébration, un album composé d’abord en studio pour fêter la venue au monde du fils de Yom, et qui mêle piano, percussions et clarinette, créant des sonorités bien particulières, en sourdine, douces comme une boîte à musique, à la fois cinématographiques et oniriques. « J’ai passé neuf jours en studio et j’ai utilisé tout ce temps qu’il est très rare d’avoir pour travailler réellement chaque morceau. Je peux dire que c’est mon premier album de compositeur. Comme une célébration. »

© Léa Rouaud

Dès l’âge de cinq ans Yom décidait de la clarinette en écoutant Pierre et le Loup. Il apprend d’abord la flûte à bec à l’école de musique de son quartier puis la clarinette à partir de l’âge de dix ans, au Conservatoire à rayonnement régional de Paris. Il se passionne très vite pour la musique Klezmer qu’il expérimente, dans ses ornementations et improvisations, musique issue des ashkénazes d’Europe orientale et centrale qu’on joue notamment pendant les mariages et festivités religieuses, dans laquelle il se reconnaît une part d’hérédité,

Tout en jouant avec des formations diverses, Yom creuse son sillon en solo et fait des pas de côté au gré de ses rencontres. Son album Unue – qui signifie Espérance, en espéranto, était sorti en 2009. C’est un album de complicités musicales où il joue en duo avec des musiciens tels que Denis Cuniot, spécialiste de musique Klezmer, Wang Li spécialiste de guimbarde et de flûte à calebasse, Ibrahim Maalouf, bien connu à la trompette, Farid D guitariste, et d’autres encore.

Il y eut ensuite, entre autres, Le Silence de l’exode, musique ininterrompue déjà, qui avait existé d’abord sur scène lors d’un concert donné à la Dynamo de Banlieues bleues, en septembre 2012. Yom le relie à son histoire personnelle et familiale, à sa propre « fantasmagorie généalogique, l’exode du peuple juif à la sortie d’Égypte il y a 3300 ans… car l’humanité est faite d’exodes, d’épopées, d’odyssées » poursuit-il. Trois instruments l’accompagnaient, une contrebasse (Claude Tchamitchian), un violoncelle (Farid D) et des percussions – zarb, daf et bendir (Bijan Chemirani).

© Léa Rouaud

Yom poursuit sa route et descend vers le sud, se rapprochant de la Turquie aux sonorités plus profondes et plus graves. Dans son dernier album, Alone in the light, produit par Planètes Rouges en décembre 2022, avec Léo Jassef et Julien Perraudeau, ingénieur du son en même temps que musicien, il part à la rencontre de ses ancêtres, « des multitudes tapies dans l’ombre de l’Histoire qui laissent en chacun de nous une particule de présence, qui nous construisent et qui parfois s’expriment avec ou à travers nous » dit-il. Au gré de ses arpèges en souffle continu il navigue entre vibrations, éruption et exploration et passe de la lumière tranquille aux fulgurances, qu’il lance avec passion.

Au carrefour de géographies et d’influences musicales multiples – classique, contemporaine, jazz, de tradition orientale – Yom poursuit sa conversation poétique avec Léo Jassef, dans la symbiose de leurs instruments, pour le plus grand plaisir et l’émotion du public du Domaine d’O, ce soir-là. Comme un voyage initiatique, son nocturne éclairé a quelque chose de sacré et de contemplatif, il est pure énergie, concentration et lyrisme.

Brigitte Rémer, le 22 novembre 2023

Concert au Domaine d’O de Montpellier, le 10 novembre 2023, 178 Rue de la Carrierasse, 34090 Montpellier –  tramway ligne 1, arrêt Malbosc, Bus, ligne 24, arrêt Galéra – tél. : 04 48 79 89 89 – site : www.domainedo.fr – en tournée, le 27 novembre, au Théâtre de l’Athénée, Paris – 7 et 8 décembre, La Passerelle, scène nationale de Saint-Brieuc (22) – 15 décembre, Le Triton, Les Lilas  – L’album Alone In The Light, est sorti le 13 octobre 2023, label Planètes Rouges.

Le Mythe de Sisyphe

D’après l’œuvre d’Albert Camus – adaptation et interprétation Pierre Martot – collaboration artistique Jean-Claude Fall – compagnie Pierre Martot/Théâtre de Sisyphe, au Lavoir Moderne Parisien.

© MhLeNy

Le Mythe de Sisyphe est un essai publié en 1942 par Albert Camus, qui s’inscrit dans le « Cycle de l’Absurde » ainsi que son roman L’Étranger publié la même année, et deux pièces de théâtre, Caligula et Le Malentendu, deux ans plus tard. Né en 1913 dans le département de Constantine, en Algérie, Camus, tout au long de son œuvre – pour laquelle il obtient le Prix Nobel de Littérature, en 1957- s’interroge sur le sens de l’homme dans un monde inintelligible où l’âme a disparu, et sur l’absence de Dieu. Il reprendra ces mêmes interrogations dix ans plus tard, avec la publication de L’Homme révolté qui, avec Les Justes et La Peste, terminera son « Cycle de la Révolte. »

C’est un seul en scène qui est proposé par Pierre Martot. L’acteur apparaît dans l’aire de jeu par la salle. Pour point de départ et comme dans l’essai, c’est sur le suicide qu’il devise, prenant le public à partie. « Se tuer, c’est avouer que ça ne vaut pas la peine… » et cela montre, dit-il, le caractère dérisoire de la vie ordinaire, entre inutilité et souffrance. Il en cherche les causes et les questionne « car enfin, il s’agit de mourir… » Il nomme la routine, la lassitude et le pire ennemi de tout, le temps. Il nomme l’inhumanité de l’homme en reconnaissant : « Au fond de toute beauté, git l’inhumain. » Dans l’étrangeté qu’il évoque et l’hostilité millénaire du monde, plutôt que le suicide, Camus défend la révolte.

© MhLeNy

Dans l’espace vide du Lavoir Moderne Parisien aux murs de pierres qui, à elles seules, parlent, un bureau et un micro devant lequel se pose parfois l’acteur-écrivain dans son itinéraire labyrinthe. Une faible ampoule pend du plafond. Plus loin un micro sur pied. Ce clair-obscur convient bien au combattant de l’absurde auquel l’acteur prête vie, avec beaucoup d’expressivité. « Pour toujours je serai étranger à moi-même et à ce monde. » L’évocation par Camus de l’absurde face à sa propre image, relayée par l’acteur, donne du grain à moudre au spectateur. Pour Camus, le suicide est acceptation et résout l’absurde, il offre de mourir irréconcilié, c’est en même temps une méconnaissance. La mort est là, comme seule réalité, les jeux sont faits et il n’y a plus de lendemains.

© MhLeNy

Sur scène, Pierre Martot – qui a aussi réalisé l’adaptation de l’essai, pour une première fois proposée au théâtre par un acteur seul en scène – après le traitement du raisonnement absurde qu’il vient de mettre en espace et en volume, parle de l’homme absurde avant d’aborder la création absurde, troisième partie de l’essai, et de clôturer avec le mythe de Sisyphe, qui ferme aussi l’ouvrage. Il se déplace d’un point à l’autre de l’espace scénique, tantôt inquiet, tantôt en colère, toujours en recherche, toujours convaincant. Se parle-t-il à lui-même, s’adresse-t-il à Dieu l’inexistant, apostrophe-t-il le public ? Il ressasse, dans un monde peu raisonnable et très inflammable, réitère là où l’homme a désappris d’espérer, insiste, au-delà de l’intelligence, sur le chaos de tous côtés et jusqu’en soi. Et dans cette vie sans consolation ouvrant sur l’effondrement et le néant, il s’enflamme. « Je sais ce que veut l’homme. Je sais ce que le monde lui offre », poursuit-il.

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C’est un texte sans filtre que porte Pierre Martot-Albert Camus, comme un lion en cage et dans sa soif d’absolu. Camus, le philosophe, parfois se réconcilie à la vie, notamment par les arts, « le verbe, l’art, la musique, la danse ont quelque chose de divin » dit-il, même si les oeuvres sont éphémères. Car il s’agit de vivre. Il s’interroge sur la place de l’œuvre d’art et évoque Goethe dans son expérience du temps, déclarant : « Mon champ c’est le temps. » Il nomme, pour penser le plateau, plusieurs héros de théâtre comme Iago, Alceste, Gloucester ou Sigismond, Phèdre comme héroïne, reprend les mots de Camus parlant de l’acteur dont le corps est roi, l’acteur comme voyageur du temps, voulant tout atteindre et tout vivre, se perdant pour se retrouver. Voyageur, Pierre Martot l’est aussi devant nous et nous fait voyager. « Il y a ainsi un bonheur métaphysique à soutenir l’absurdité du monde » insiste-t-il en référence à Dostoïevski. « De toutes façons, il s’agit de mourir à la scène et au monde » renchérit-il.

Debout devant le micro, l’acteur s’embrase dans les mots de l’auteur, en reconnaissant le créateur comme le plus absurde des personnages, même si créer c’est vivre deux fois et que c’est aussi donner une forme à son destin. Il revendique les chemins de la liberté, s’insurgeant contre la mort, suprême abus. Sisyphe, « condamné par les dieux à rouler sans cesse un rocher jusqu’au sommet d’une montagne d’où la pierre retombait par son propre poids » devenu héros absurde malgré lui par ses passions et son tourment, dans ce travail inutile et sans espoir. « Je laisse Sisyphe au bas de la montagne ! On retrouve toujours son fardeau. » Tout n’est pas épuisé pourtant. Il n’y a pas de soleil sans ombre reprend l’acteur, qui fait un rappel à la conscience. Porteur de nuit, l’homme, toujours en marche, se retourne sur sa vie et sait qu’il restera pourtant dans le noir. « Nous finissons toujours par avoir le visage de nos vérités. »

Par sa formation en psychologie clinique et pathologique, Pierre Martot s’intéresse aux paysages intérieurs. Acteur depuis 1986 après s’être formé auprès de Philippe Adrien, Jean-Claude Fall, Ariane Mnouchkine et John Strasberg, il a tenu de grands rôles du répertoire tragique et joué dans les pièces d’auteurs classiques et contemporains, sous la direction de divers metteurs en scène. Et comme il est dit dans le spectacle « l’éternité n’est pas un jeu » et l’aventure du spectacle a quelque chose de déchirant dans son introspection. Cette invitation à réflexion sur la question du sens, prise dans le mouvement du spectacle que conduit Pierre Martot, amène le spectateur à une expérience sensible dans ce lieu d’exploration et d’épuisement qu’est le théâtre.

Brigitte Rémer, le 24 novembre 2023

D’après Le Mythe de Sisyphe, d’Albert Camus, publié aux éditions Gallimard – adaptation et interprétation Pierre Martot – collaboration artistique Jean-Claude Fall – assistanat, Baptiste Meilleurat – régie générale, Mathieu Rodride.

Vu le 29 octobre 2023, au Lavoir Moderne Parisien, 35, rue Léon, 75018 Paris – métro Château Rouge, Barbès Rochechouart – tél. : 01 46 06 08 05 – site : www.lavoirmoderneparisien.com – programmé le 25 novembre à 19h, au Moulin d’Andé, 65 rue du Moulin 27430 Andé – site : ww.moulinande.com – tél. :  02 32 59 90 89 – Tournée en cours.

Luz

Adaptation du roman d’Elsa Osorio, Luz ou le temps sauvage, et mise en scène de Paula Giusti, compagnie Toda Vía Teatro, au Théâtre du Soleil/Cartoucherie de Vincennes.

© Rodolphe Haustraete.

C’est une plongée dans l’histoire sombre de l’Argentine, à travers les interrogations de Luz sur sa famille, (Luz signifie Lumière ! et dans ce cas, Vérité) elle nous prend à témoin. Née en 1975 pendant la dictature, la jeune femme est brutalement saisie d’un doute sur ses origines quand elle met au monde son propre fils. Elle a vingt ans et se lance alors à la recherche d’elle-même et de son identité.

À partir du roman d’Elsa Osorio – née en 1952 à Buenos-Aires – roman dense et complexe avec ses allers et retours dans le temps, Paula Giusti transpose la démarche du metteur en scène dans sa recherche de création pour l’énonciation d’un sujet et sa transformation en objet théâtral. Elle est, dans le spectacle, cette metteuse en scène en train de façonner son histoire par des jeux de miroirs, accompagnée d’un musicien, six comédiens et six marionnettes.

© Rodolphe Haustraete.

L’histoire de Paula Giusti se superpose à celle d’Elsa Osorio, l’auteure. Elle en dit les analogies : « Je suis née en Argentine en 1975, dans la ville de Tucumán où le militaire Antonio Domingo Bussi a été d’une efficacité redoutable pendant la dictature… » Dans le pays, 30 000 disparus, dont un certain nombre ont fait partie de ce qui s’appelait les vols de la mort, jetant les prisonniers dans l’océan depuis la porte d’un avion, 15 000 fusillés, 9000 prisonniers politiques, 500 bébés volés dont seulement 130 connaissent aujourd’hui leur véritable filiation. Autant dire que l’Histoire n’est pas close et que des procédures sont toujours en cours. Tous les Argentins, depuis ces années de dictature militaire – qui se sont étendues de 1976 à 1983 – vivent avec ce mot Desaparecidos, comme symbole du vol d’enfants nés en captivité, et symbole d’absence quant à leurs mères.

Luz, qui a quitté l’Argentine à l’âge de vingt-cinq ans, remonte le fil de l’Histoire, qu’elle découvre par fragments, en Espagne, aux États-Unis et sur place en Argentine, et comprend que sa mère, détenue politique, avait accouché en prison d’une petite fille destinée à la famille d’un des tortionnaires, appelé La Bête. Une seule personne connaît ses origines, c’est Miriam, la compagne de ce tortionnaire qui avait en charge de veiller sur la mère et le bébé à son domicile avant de remettre l’enfant à la famille d’adoption. Or Miriam se lie d’amitié avec sa prisonnière et, à ses risques et périls, l’aide à s’enfuir, s’engageant à veiller sur l’enfant et à récupérer son acte de naissance. Luz se lance alors à la recherche éperdue et éprouvante de sa mère, en recoupant les indices et les témoignages, et en saisissant les associations susceptibles de lui apporter des éléments de vérité, dont lesAbuelas de la Plaza de Mayo/Les Folles de la Place de Mai, à Buenos Aires. Refaisant le chemin de l’enfance, elle remet aussi en cause sa famille adoptive.

© Rodolphe Haustraete.

À ses côtés, Eduardo, le père adoptif, au début complice du mensonge dans lequel Luz a grandi et qui, quand il décide de regarder la réalité en face et de la lui révéler alors qu’elle a sept ans, est assassiné ; Mariana, sa mère adoptive à qui le mensonge convient ; Carlos, son père biologique, exilé politique en France et qui aura du mal à reconnaître sa fille et se trouvera ébranlé de découvrir son statut de père et de grand-père, alors qu’il avait décidé de couper tout lien avec son pays d’origine ; La Bête, tortionnaire exécutant les ordres du pouvoir militaire et essayant de tirer profit de la situation en offrant un bébé à sa femme, Miriam, qui ne peut en avoir ; elle,  ancienne prostituée ayant reçu peu d’éducation mais qui sait ouvrir les yeux sur la réalité et s’exposer, en aidant Liliana la mère de Luz, avant de s’enfuir à son tour et de rencontrer la jeune femme, qui n’aura eu de cesse de la chercher. Miriam lui fera récit de ses origines.

© Rodolphe Haustraete.

Dans cette chronique des années noires, des marionnettes complètent la distribution : les grands-parents de Luz, le Général Dufau et sa femme Amalia, qu’elle porte dans son sac à dos ou qui apparaissent dans une valise, le poids de la mémoire ; la mère biologique de Luz, Liliana, depuis longtemps disparue car assassinée, représentée par une tête qui prend vie à travers le corps de plusieurs comédiens ; Luz bébé, un petit paquet qui passe de mains en mains ; le médecin accoucheur, Murray ; Jorge Rafael Videla, le dictateur qui s’est emparé du pouvoir à la tête d’une junte militaire, en 1976 et y restera jusqu’en 1981, passant ensuite le relais à Roberto Eduardo  Viola.

Les tréteaux se dressent au début du spectacle et le dialogue s’installe entre la metteuse en scène, assise côté public et les acteurs. La troupe arrive, les personnages se présentent. « Je meurs dans la seconde partie » annonce celui qui sera le père adoptif de Luz. « Vous êtes ? » demande l’un, « Miriam » répond l’actrice. Les interactions entre personnages et marionnettes se construisent. Quand Luz rencontre son père biologique dans un café, et qu’il ne la reconnaît pas, elle le ramène à la réalité de la mi-novembre 1976 : « On a détruit nos maisons, on a volé nos enfants. » La scène se rejoue et sur la nappe-écran se projettent des images d’actualité de l’époque, témoignant de l’horreur. Et elle amorce l’histoire de Miriam et de La Bête, son mari tortionnaire qu’elle disait « un peu ballot mais brave » et qui lui avait promis le bébé d’une « subversive », un bébé-cadeau… Et Luz raconte, le cadavre de sa mère qu’on lui a finalement montré et dont on a confirmé l’hérédité par les analyses ADN mises en place depuis la fin des années 80, la fuite de Miriam, sa rencontre avec Luz et son petit garçon. L’émotion est présente à toutes les étapes du récit, mis en images, et jusqu’à la fin quand son père passe outre son amnésie et redonne son identité à l’absente, la mère de Luz, Liliana Ortiz.

© Rodolphe Haustraete.

Le spectacle est accompagné, sous différentes formes, des interventions du musicien Carlos Bernardo, guitariste, compositeur et multi-instrumentiste, entre bruitages, berceuse et orchestrations qui soulignent la gravité du sujet et la tension des personnages. Tous sont acteurs aux mains nues ou donnant vie à un personnage-marionnette qui brouillent les pistes des identités, collant ainsi au sujet, se dédoublent et se démultiplient, reflétant la complexité de l’adaptation du roman. Et par ce biais du théâtre dans le théâtre, Paula Giusti et sa troupe abordent de manière frontale et précise cette douloureuse question de la disparition et des traces, où se rencontrent la mémoire individuelle et la mémoire collective.

C’est avec la création du spectacle Autour de la stratégie la plus ingénieuse pour s’épargner la pénible tâche de vivre, que la compagnie Toda Vía Teatro voit le jour, en 2005, autour de Paula Giusti. Créé en Argentine, ce spectacle avait valeur d’introduction subjective et ludique à la vie de Fernando Pessoa, à partir de son œuvre. Paula Giusti crée ensuite en 2008 Le Grand cahier, d’Agota Kristof ; en 2015, Le Révizor, de Gogol ; en 2019, Le Pain nu, d’après Mohamed Choukri, ainsi que L’affaire méchant loup, pour jeune public ; en 2020, Des histoires qui changent le monde, contes et chansons données en plein air pour braver le Covid. Luz a été créé en mars 2023 et vient de se poser quinze jours au Théâtre du Soleil,

Toda Vía Teatro reprend la route, alors que l’Argentine – qui semble « avoir une faculté d’oubli » comme le dit le texte – vient d’élire à sa tête un dangereux ultra-droite et qu’on reste dans le vide. « À quoi ça sert de savoir ? » posait l’un des personnages, avec inquiétude…

Brigitte Rémer, le 25 novembre 2023

Avec les comédiens-manipulateurs : Dominique Cattani, Larissa Cholomova, Pablo Delgado, Laure Pagès, Florian Westerhoff et Armelle Gouget – musique sur scène/composition originale Carlos Bernardo – assistance à la mise en scène Pablo Delgado – stagiaire assistante de création d’accessoires et de décors Léane Coutelier – régie générale et lumières Florian Huet – Le roman Luz ou le temps sauvage d’Elsa Osorio est publié aux éditions Métailié.

Du 7 au 26 novembre 2023, du mardi au samedi à 20h dimanche à 16h, au Théâtre du Soleil, route du Champ de Manoeuvre. M° Château de Vincennes, puis navette ou bus 112 – site : theatredusoleil.fr – réservations 06 68 62 42 64 – Prochaine représentation, le 30 novembre 2023 à L’Archipel de Fouesnant- Les Glénan (29).

Exit Above

© Anne Van Aerschot

D’après La Tempête, de William Shakespeare – chorégraphie d’Anne Teresa de Keersmaeker – musique Meskerem Mees, Jean-Marie Aerts, Carlos Garbin – au Théâtre de la Ville/Sarah-Bernhardt, dans le cadre du festival d’Automne.

La cage de scène est grande ouverte montrant ses nouveaux équipements. Sa hauteur est imposante, de nouvelles passerelles, escaliers et ponts s’entrecroisent au plafond. Les panneaux acoustiques qui avaient fait leur temps ont été remplacés par des murs et dégagements techniques de couleur noire. La salle Sarah-Bernhardt du Théâtre de la Ville, toujours aussi impressionnante, a infléchi sa courbe. On retrouve ce lieu qu’on a toujours aimé et Anne Teresa de Keersmaeker le met en valeur. Un danseur aux figures multiples de break dance (Solal Mariotte) frappe dans les mains nous permettant d’apprécier la qualité sonore de la salle.

© Anne Van Aerschot

Sur le sol noir de la scène, s’entrecroisent des figures géométriques décalées et en couleurs. Quatre guitares sont alignées, côté jardin, et la musique ponctue les deux histoires qui se croisent, celle de La Tempête de Shakespeare et celle du blues, à l’origine des musiques d’aujourd’hui. Walking Blues enregistré en 1936 par le musicien Robert Johnson qui a influencé les générations suivantes, est une source d’inspiration. Jean-Marie Aerts, musicien et producteur, joue des musiques pop et blues en live et se mêle aux danseurs, il est aussi en duo avec Meskerem Mees, autrice-compositrice-interprète flamande d’origine éthiopienne, éblouissante chanteuse à la voix douce, d’une grande évidence et simplicité dans sa présence et sa façon de se mouvoir et qui fait fonction de narratrice. Elle établit ainsi le lien entre tous, imprimant à la chorégraphie un mouvement de ballade musicale. Carlos Garbin, danseur de Rosas, la troupe d’Anne Teresa de Keersmaeker, qui a appris la guitare et s’est passionné pour le blues, est le troisième auteur de la création musicale, il est aussi danseur.

Le groupe entre, guidé par une voix : Go walking ! Let’s go for a walk!, selon la chorégraphe « la marche est la ligne de base du mouvement. » Deux hommes portent avec élégance une longue jupe noire. Rythmes, respirations. Une étoffe de soie argentée vole au vent, poussée par une soufflerie que pilote un danseur, comme en pleine tempête, à la barre d’un navire. On entre chez Shakespeare. Les danseurs jouent avec ce nuage qui passe et s’enroulent dedans. Apparaît la figure de l’ange dans la représentation de Paul Klee, Angelus Novus, à partir d’un texte de Walter Benjamin, Sur le concept de l’histoire : « Ce tableau représente un ange qui semble sur le point de s’éloigner de quelque chose qu’il fixe du regard… Mais du paradis souffle une tempête qui s’est prise dans ses ailes, si violemment que l’ange ne peut plus les refermer. Cette tempête le pousse irrésistiblement vers l’avenir auquel il tourne le dos, tandis que le monceau de ruines devant lui s’élève jusqu’au ciel. Cette tempête est ce que nous appelons le progrès. » Ici, par ce tissu fluide et d’argent, un ange passe.

© Anne Van Aerschot

Des silences, des suspensions et des arrêts, des ondulations et des balancements, tout est mouvement. Le collectif est présent dans son hétérogénéité et du groupe se détachent des solos, duos et trios. Meskerem Mees glisse avec grâce sur la scène et conduit l’ensemble, avec le guitariste. Lent, rapide, accélérés. Tremblements et sifflements d’oiseaux et autres corbeaux. Quelques changements de costumes à vue, le solo d’une danseuse en robe rouge, discrète, mais bien là dans son élégance, la musique électronique, le chant, tout est dépouillé. Deux danseurs aux jupes blanches tournent. Ils entrent et sortent, engagent un geste, changent de partenaires. Au centre le micro tourne comme un lasso, le tonnerre approche. Noir. Poursuite. Rond de lumière, contrejour, voix, guitare.

La narratrice-chanteuse et musicienne revient jouant du saxophone, elle traverse la lumière. Des sons discontinus relaient le chant. « Aujourd’hui je suis né. I can’t do. Nothing. J’entends encore l’océan. » Un texte aux inflexions expressives est repris en chœur. Feux de détresse, rondes, marche avant, arrière, sauts, farandoles, jeux, accélération. Meskerem Mees danse au son de la batterie. Il y a des moments d’explosion et de perte de gravité avant que les choses ne se délitent, que les hommes ne jettent leurs chemises comme des naufragés et que tout se déchaîne. Soudain une fumée recouvre le plateau, sorte de napalm et comme une fin du monde. La scène se métamorphose, la mort et la violence s’invitent. Tout espoir s’efface. Seul le musicien reste debout. L’ensemble est comme un champ de bataille, une sorte de charnier. Il n’y a rien à voir, rien à faire, seule la mort… On est dans l’aujourd’hui. « Emmène-moi ! » Meskerem Mees est touchée, on la porte comme pour l’ensevelir. « Partez ! » Les danseurs s’immobilisent, la musique est forte. Ils se remettent en mouvement, reprennent leur marche, puis tout se suspend. Ils sont en ligne et nous regardent, ils amorcent un mouvement d’ensemble, lancinant.

Dans Exit Above, pièce créée l’été dernier au Festival d’Avignon, Anne Teresa De Keersmaeker explore les relations entre la danse et la musique, comme elle le fait depuis les années 80 dans les chorégraphies qu’elle signe. De Steve Reich à Jean-Sébastien Bach ou Mozart, des musiques du Moyen-Âge au jazz, elle explore toutes les formes musicales. Ici le blues est à l’honneur et terrain d’expérimentation, par la présence et le grand talent de la toute jeune Meskerem Mees – née à Addis-Abeba, qui vit et travaille en Belgique et a publié son premier album, Julius, en 2021 ; qui a joué dans plusieurs festivals dont le Montreux Jazz Festival et obtenu différents Prix – par les interventions en composition et interprétation à la guitare de Jean-Marie Aerts, né à Bruges et qui est aussi producteur studio et celle de Carlos Garbin, né au Brésil, également danseur et assistant artistique dans différentes productions, dont l’opéra.

Anne Teresa De Keersmaeker accompagne ses recherches chorégraphiques d’incursions dans le monde social et notre environnement. Ses figures géométriques obsessionnelles sont ici dessinées au sol comme une configuration incertaine du monde, une carte troublée et qui s’efface  Fidèle à son travail, le Théâtre de la Ville le présente dans toutes ses créations chorégraphiques, depuis 1985.

Brigitte Rémer, le 15 novembre 2023

© Anne Van Aerschot

Créé avec et dansé par Abigail Aleksander, Jean Pierre Buré, Lav Crnčević, José Paulo dos Santos, Rafa Galdino, Carlos Garbin, Nina Godderis, Solal Mariotte, Meskerem Mees, Mariana Miranda, Ariadna Navarrete Valverde, Cintia Sebők, Jacob Storer – musique, Meskerem Mees, Jean-Marie Aerts, Carlos Garbin – musique interprétée par Meskerem Mees, Carlos Garbin – scénographie, Michel François – lumière, Max Adams – costumes, Aouatif Boulaich – direction des répétitions, Cynthia Loemij, Clinton Stringer – texte et paroles Meskerem Mees, Wannes Gyselincktexte d’ouverture Über den Begriff der Geschichte, Thèse IX, de Walter Benjamindramaturgie Wannes Gyselinck direction des répétitions Cynthia Loemij, Clinton Stringer – coordination artistique Anne Van Aerschot – assistanat à la direction artistique Martine Lange – administration de tournée Bert De Bock – direction technique Freek Boey – assistanat à la direction technique Jonathan Maes – régie plateau Jonathan Maes, Quentin Maes, Thibault Rottiers – régie son Alex Fostier – direction costumes Emma Zune assistée de Els Van Buggenhout – habillage Els Van Buggenhout – couture Chiara Mazzarolo, Martha Verleyen.

Du mercredi 25 au mardi 31 octobre, lundi au samedi à 20h, relâche dimanche – Théâtre de la Ville/Sarah-Bernhardt, 2 Place du Châtelet. 75004. Paris – métro Châtelet-RER : Châtelet-Les Halles – tél. : 01 42 74 22 77 – Suite de la tournée : Du 29 novembre au 2 décembre 2023 De Singel (Belgique) – 27 février 2024 CC Hasselt (Belgique) – 6 mars 2024 Theater Rotterdam (Pays-Bas) – 15 mars 2024 Le Cratère Scène nationale d’Alès – 19 mars 2024 Scène nationale d’Albi – 22 et 23 mars 2024 Le Parvis Scène nationale de Tarbes – 26 mars 2024 Scène nationale Grand Narbonne – 5 et 6 avril 2024 Opéra de Lille – 26 et 27 avril 2024 Teatro Central de Sevilla (Espagne) – 19 mai 2024 Teatro del Canal de Madrid (Espagne) – 12 et 13 novembre 2024 Sadlers Wells (Royaume-Uni).

Par autan

© Jean-Pierre Estournet

Mise en scène et scénographie François Tanguy, Théâtre du Radeau – avec le Festival d’Automne.

François Tanguy s’est éclipsé en décembre 2022. Il avait créé Par autan quelques mois auparavant, le 17 mai, au Théâtre des 13 Vents, de Montpellier. Sa troupe du Théâtre du Radeau poursuit la route, pour le partage de cette dernière création, sous sa signature.

C’est par temps de grand vent que s’écrit le spectacle à partir d’un canevas de textes de sources différentes qui se construisent en séquences, s’enchâssant les unes dans les autres : textes de Robert Walser, dont La Sonate, Réclame et Tableau vivant ; Shakespeare avec Hamlet, Le Roi Lear et Richard III ; Dostoievski, des Frères Karamazov et du Petit oignon ; Tchekhov, La Mouette et La Noce ; Kafka avec A.Gottfried Kölwel et Le Journal ; Kleist, La Cruche cassée et son mythique  Prinz von Homburg. Sont aussi présents les poètes T.S. Eliot et Luis de Góngora, le philosophe Kierkegaard, Mendelssohn par sa chanson Abschiedslied der zugvögel. Autant dire qu’on traverse les siècles, les univers et les styles. À chaque texte sa musique, de Schubert à Grieg, de Mahler à Stockhausen, d’Hindemith à Dusapin. Plus de vingt-cinq textes et autant de partitions, autant d’images proposées par François Tanguy.

© Jean-Pierre Estournet

La première séquence retient son souffle sur un magnifique texte de Robert Walser, dit en voix off : « Dans une grande ville, une cour éclairée par la lune. Au milieu de la cour, une caisse en fer. Une partie chantée qui vient de l’intérieur et qu’on entend jusque dans la salle de spectacle… » La scène est encombrée de rideaux et paravents, de fenêtres opaques et d’objets de guingois. Une grande table en bois, quelques planches aux rôles multiples, des chaises en formica, du kitsch, tout comme l’élégance décalée des personnages, ils sont six, assis ou presque, à nous regarder. Derrière la cloison, un pianiste et son instrument. Les tréteaux sortis, on entre dans ce voyage des comédiens où François Tanguy joue de l’hétéroclisme, du contrepoint, du paradoxe.

Apparaît le patron du Cabaret de la Montagne, sorte de géant de la montagne venant encaisser les trente pfennigs d’entrées dans son établissement sur fond de bruitage et pépiements d’oiseaux. Une jeune femme danse. « Applaudissez bien fort, même si vous n’avez pas aimé » demande-t-il. De ce Cabaret, aux nymphes du Lac Léman qui s’en sont allées, signées du poète Eliot, il n’y a qu’un pas. Derrière une immense vitre opaque se déposent des personnages. Kantor n’est jamais très loin. Une cantatrice devant un rideau de scène-toile à matelas se donne un air ; à son chant solo succède un chant choral, apportant son relief, repris en off par un chœur puissant. Passent un Écossais en vêtements de là-bas, un Tyrolien tout aussi exotique, un berger. Les cloches du troupeau résonnent dans la vallée. « A cet instant vous avalez vous-même une gorgée de votre lait des Alpes qui a encore la tiédeur du pis… »

© Jean-Pierre Estournet

Soudain la gifle du vent d’autan s’abat violemment sur scène, étoffes et personnages volent et s’envolent. Arrive la pluie, une femme tente une traversée, une paysagiste portant sa toile dans les bras. « Les jours de pluie, le froid et le vide sont épouvantables. La campagne donne le frisson. » Tous les dérèglements et les anachronismes se croisent. L’un porte un chambranle de porte, l’autre hausse la voix mais personne ne l’entend, une cloison disparaît et déstructure la maison. Chapeaux extravagants, grimages, fausses barbes. « C’est comme si le va-et-vient entre le général et le particulier se déroulait sur une vraie scène de théâtre, alors que la vie en général ne serait inscrite que sur le décor du fond » remarque Kafka. Monté sur la table, Kierkegaard s’illumine oscillant entre divin et diabolique, et esquisse la légende d’Agnès et le triton. On se croirait chez les dadaïstes.

© Jean-Pierre Estournet

Passe par là le Prince de Hombourg, portant avec fierté le costume de son époque, à faire pâlir de jalousie l’assemblée. Il déclame quelques strophes en langue allemande : « Nun, o Unsterblichkeit, bist du ganz mein ! Du strahlst mir, durch die Binde meiner Augen, Mit Glanz der tausendfachen Sonne zu ! » (Maintenant, ô immortalité, vous êtes tous à moi ! Tu brilles sur moi à travers le bandeau de mes yeux, Avec la splendeur du soleil mille fois !) Puis s’avance la mariée de La Noce sur fond de grondement de tonnerre. « Je vous aimais… » dit-elle. De La Noce à La Mouette Tchekhov rôde, « On étouffe, il va y avoir de l’orage cette nuit… » Le dispositif scénique s’est ouvert laissant voir le pianiste et donnant une perspective et une profondeur de champ. À nouveau une rafale de ce vent d’autan, le vent des fous, qui empêche de dormir la nuit, soulève les nappes, les esprits, les tables et les bancs. « Les anges n’ont pas besoin d’espoir » poursuit Walser avant que Richard III n’abatte son épée et que Dostoïevski ferme la danse : « Tu ne vas quand même pas partir mon petit Aliocha ! Qu’est-ce que tu fais de moi ? Tu m’appelles, tu me déchires, et ça recommence, cette nuit ça recommence, je reste seule ! » Le rideau se tire sur un clair-obscur à la Rembrandt où disparaissent ces personnages archétypes.

La poétique de François Tanguy, dans Par autan comme dans l’ensemble de son œuvre, engage son art de l’invention à la manière de l’Arte Povera. Il invente des mondes à partir d’objets banals réinterprétés, du rapiècement des meubles, rideaux et morceaux de bois, du bric et du broc tant dans l’environnement scénique que dans les costumes, les éléments sonores et les textes, construits en paraboles vers un infini qu’il touche aujourd’hui. Le travestissement, l’humour, le gai savoir, l’extravagance, l’hybride et le dépareillé, l’éclectique et l’hétéroclisme sont à la base de son travail où des lambeaux de personnages se disputent le leadership. Son cabinet de curiosités s’est enrichi au fil des spectacles et de la créativité qu’il suscitait chez les acteurs, au Théâtre du Radeau où il officiait depuis 1982. Ses mises en scène ont souvent été présentées par le Festival d’Automne et un hommage lui a été rendu à Gennevilliers le 18 novembre, moment de partage avec sa troupe. Météo de gros grain dans le paysage théâtral, comme un vent d’autan.

Brigitte Rémer, le 19 novembre 2023

© Jean-Pierre Estournet

Avec : Frode Bjørnstad, Samuel Boré, Laurence Chable, Martine Dupé, Erik Gerken, Vincent Joly, Anaïs Muller – élaboration sonore Éric Goudard, François Tanguy – lumières François Fauvel, Typhaine Steiner, François Tanguy – régie générale François Fauvel – régie lumières François Fauvel, Typhaine Steiner, Julienne Rochereau – régie son Éric Goudard, Emmanuel Six – couture Odile Crétault – construction François Fauvel, Erik Gerken, Julienne Rochereau, Jimmy Péchard, Paul-Emile Perreau – production, diffusion Geneviève de Vroeg-Bussière – diffusion internationale Arafat Sadallah – À voir aussi, du 15 au 24 mars 2024, Item, l’avant-dernier spectacle monté par François Tanguy et le Théâtre du Radeau, au Théâtre de l’Aquarium, dans le cadre de BRUIT/Festival théâtre et musique.

Du 9 au 20 novembre 2023, lundi, jeudi, vendredi à 20h samedi à 18h, dimanche à 16h, relâche mardi et mercredi – au T2G Théâtre de Gennevilliers, CDN, 41 avenue des Grésillons. 92230 Gennevilliers – www.theatredegennevilliers.fr – tél. : 01 41 32 26 10 – et site Festival d’Automne : www.festival-automne.com – tél. : 01 53 45 17 13.

Le Joueur d’échecs

Texte de Stefan Zweig, traduit et interprété par Gilbert Ponté, la Birba Compagnie, au Théâtre Essaïon.

© Pierre François

Né à Vienne en 1881, Stefan Zweig écrit Le Joueur d’échecs entre 1938 et 1941 durant son exil à Rio de Janeiro, au Brésil. La nouvelle est publiée en 1943 à Stockholm, à titre posthume. Un an plus tôt il se donnait la mort ainsi que sa femme, pour fuir le nazisme. Derrière son récit, qui oppose au cours d’une partie d’échecs le champion du monde Mirko Czentovic – un Hongrois vaniteux, rustre et sans aucun affect – à Monsieur B. qui en perd la raison, le spectre de l’Histoire.

Au son d’un morceau de trompette jazz, on embarque sur un paquebot partant de New-York pour l’Argentine. Un mouvement de foule attire l’attention du narrateur : les flashs crépitent autour d’une célébrité montée à bord, on lui apprend qu’il s’agit du champion mondial du jeu d’échecs Mirko Czentovic. Et l’auteur-narrateur qu’interprète ici Gilbert Ponté, seul en scène, n’a de cesse de le rencontrer et se met lui-même à jouer. Au cours de la traversée il fait connaissance avec quelques passagers dont un homme d’affaires écossais, Mac Connor, assez imbus de sa personne et qui souhaite affronter le champion. Il raconte cette première partie d’échecs entre Mac Connor et Czentovic qui accepte de jouer moyennant deux cent cinquante dollars, et qui le fait de la manière la plus dédaigneuse et cynique possible, sans même s’asseoir face à l’échiquier. Lenteur, calcul, dix minutes entre chaque coup, Czentovic gagne en vingt-quatre coups. « La partie terminée, cette sorte de machine à jouer aux échecs prononça : Mat ! puis resta là, immobile et muet, attendant de savoir si nous désirions recommencer. » Mac Connor voulait en découdre et annonça Revanche ! en payant le même prix pour cette seconde partie. « Je fus épouvanté de son ton provocant ; en ce moment, il faisait plutôt penser à un boxeur qui va asséner un coup qu’à un gentleman bien élevé » commente le narrateur, interprétant tous les personnages. Et la description qu’il fait du joueur d’échec, ce monomaniaque, est cinglante et précise : « Les monomaniaques touchent l’infini… »

La seconde partie s’engage dans une tension dramatique qui monte d’un cran au-dessus. L’intouchable Czentovic avait accepté que l’adversaire soit multiple, autour de Mac Connor « tout notre cercle participait. Nous discutions chaque coup avec plus de passion qu’auparavant et nous ne nous mettions d’accord qu’au dernier moment pour donner à Czentovic le signal qui le rappelait à notre table. » Au moment où Mac Connor à un moment, poussait son pion, une main inconnue intervint pour suspendre son geste : « Pour l’amour du ciel, ne faites pas ça ! » lui souffle-t-on. « Nous vîmes un homme d’environ quarante-cinq ans, au visage étroit et anguleux, que j’avais déjà rencontré sur le pont, et qui m’avait frappé par sa pâleur extrême… Cet homme semblait tomber du ciel à la manière d’un ange sauveur. » Un nouveau palier dans la montée dramatique du récit, digne d’un polar, se met en place : « N’avancez pas maintenant, évitez l’adversaire ! » lui souffle l’homme. Et faisant corps avec Mac Connor, le groupe adversaire surprend, et semble déstabiliser l’arrogant Czentovic, prétentieusement seul contre tous… qui « cherchait manifestement à savoir qui lui opposait tout à coup une si énergique résistance. » Il déclara la partie nulle et en proposa une troisième à l’adresse du nouvel entrant, mais celui-ci déclina.

© Pierre François

Nouvelle montée d’adrénaline sur le pont du paquebot, le narrateur se voit chargé par ses pairs de convaincre l’homme, Autrichien comme lui, d’accepter la partie. S’ouvre alors une autre fenêtre dans le texte, comme dans le spectacle, avec le récit de vie de Monsieur B. qui donne les clés de son refus. Stefan Zweig se montre là diaboliquement habile et remet la guerre sur le devant de la scène. Monsieur B. travaillait dans une étude d’avocats fondée par son père, et qu’il dirigeait. Malgré la discrétion de tous, l’introduction d’une taupe dans son équipe l’obligea à cacher certains documents, à en emporter chez lui, à en détruire d’autres. A la veille de la guerre il fut arrêté et placé sous le contrôle de la Gestapo. On ne l’envoya pas dans un camp de concentration, on le confina dans l’isolement d’un hôtel de luxe pendant quatre longs mois, pour tenter de lui extorquer de précieux renseignements. « Je ne voyais jamais aucune figure humaine, sauf celle du gardien, qui avait ordre de ne pas m’adresser la parole et de ne répondre à aucune question. » Aucun dérivatif, aucun livre, le temps qui s’étire inlassablement, lui, comme sous cloche, qui s’étiole lentement, s’inventant des actions pour faire marcher son cerveau comme, se souvenirs de textes appris, s’inventer des calculs, compter des boutons… Les seules sorties étaient les interrogatoires. Il commença à perdre pied. « À de petits signes inquiétants, je connus que mon cerveau se détraquait. »

Et c’est dans l’antichambre d’un interrogatoire que Monsieur B. commença à renaitre : il trouva un livre dans la poche d’une vareuse militaire suspendue à une patère et le prit, avec d’infinies précautions et malgré le risque, réussit à le cacher et à le monter dans sa chambre. « Mais quel instant inoubliable que celui où je me retrouvais dans mon enfer, enfin seul, et cependant en cette précieuse compagnie. » Le livre escamoté était un manuel de jeu d’échecs. La déception passée, il se lança dans son décryptage et se mit à faire des parties, lui contre lui-même. « Pour conserver son charme à ma nouvelle occupation, je partageai méthodiquement ma journée : deux parties le matin, deux parties l’après-midi, et le soir une brève révision des quatre. » Bientôt il ne se passa plus de son activité et inventa lui-même d’autres parties, partageant son cerveau entre « cerveau blanc et cerveau noir » et comprenant que l’excitation provoquée par sa nouvelle passion et addiction s’appelait pathologie. Il était les trente-deux figures noires et blanches, il était soixante-quatre cases, mais on ne peut se battre contre soi-même. Sur scène et recouvrant le personnage-acteur, la vidéo d’un échiquier qui ressemble fort à une prison montre l’acteur, dévoré par sa passion, fébrile jusqu’au délire et jusqu’à ce qu’il se retrouve à l’hôpital, sans savoir vraiment pourquoi. Il dût sa libération au médecin qui lui relata les conditions dans lesquelles il fut hospitalisé, après sa crise de démence.

Le narrateur remplit sa mission et persuada Monsieur B. d’accepter le tournoi. « Vous ne prétendez pas sérieusement, j’espère, que je me mesure avec un champion mondial et que je le mette hors de combat. La seule chose qui m’intéresse, c’est de savoir une fois pour toute si je jouais vraiment aux échecs, dans ma chambre d’hôtel, ou si j’étais déjà fou. En un mot, si j’étais en deçà ou au-delà de la zone dangereuse. C’est le but unique de cette partie à mes yeux. » La partie eut bien lieu, Czentovic réfléchissait plus longuement ; nous comprîmes à ce signe que la lutte était sérieusement engagée » et il fallut, un peu plus tard, que le grand champion prenne acte de son échec. Mais toujours avec le même mépris, Czentovic balaya les pions puis demanda une seconde partie. Monsieur B. qui s’était engagé à ne jouer qu’une seule et unique fois accepta pourtant, ce que le narrateur lui déconseillait. La partie fut lente, et incisive, deux ennemis se détruisaient mutuellement, métaphore omniprésente du nazisme dans le récit. « Czentovic ne bougeait pas. Lent, calme, il réfléchissait, et je sentais toujours mieux que sa lenteur était voulue et méchante » jusqu’à ce que Monsieur B. éclate, perde le contrôle et qu’il arrache, à tort, le roi, dans un cri strident, « Échec au roi ! » Il montait au plus haut du même délire qu’il avait connu dans sa chambre d’hôtel, à l’isolement, en apprenant mentalement toutes les stratégies des échecs et dans la même attitude de dépendance. Le narrateur vint à son secours et l’empoigna. Il capitula et reconnut sa méprise, s’excusa, puis se retira avec courtoisie devant l’arrogance glacée de Czentovic : « Dommage, dit ce dernier, magnanime. L’affaire n’allait pas si mal. Pour un dilettante, ce monsieur est très remarquablement doué. »

© Pierre François

Ainsi finit le récit dont l’action principale se déroule autour de la table de jeu, espace réduit en soi, donnant l’impression au spectateur d’y prendre réellement place. Fin narrateur, Gilbert Ponté excelle dans l’art de conter et se métamorphose au fil de la narration, passant avec fluidité et en quelques gestes et mouvements d’un personnage qu’il habite, à l’autre. Avec une grande expressivité et dans une économie de moyens il est l’incarnation de chacun des personnages, accompagné des lumières d’Antoine Le Gallo qui donnent du relief et de la profondeur à la pierre du théâtre, sculptant une atmosphère. Dans les entre-deux revient la trompette swing du début.  L’acteur metteur en scène qui se définit lui-même comme comédien-conteur mène une carrière de soliste et sillonne les routes de France depuis une trentaine d’années. Il a notamment créé La Ferme des animaux de Georges Orwell, Francesco, le Saint-jongleur d’après Dario Fo, et son dernier solo est l’adaptation d’une nouvelle de Heinrich Von Kleist, Michaël Kohlaas l’homme révolté. Suzanne Flon est une des figures de proue de son parcours théâtral qui avait débuté à Paris par des apprentissages à l’École nationale supérieure des arts et techniques du théâtre et au Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique et qui s’était poursuivi en travaillant dans de nombreuses compagnies. De spectacle en spectacle Gilbert Ponté crée sa propre écriture théâtrale. Avec Le Joueur d’échecs il porte magnifiquement l’univers clair-obscur de Stefan Zweig terrassé par le cauchemar de la guerre, il en assure lui-même la traduction et l’adaptation, et conte d’une manière profonde et lumineuse ce récit, s’inspirant de la vie de solitude de l’auteur, perpétuel exilé.

Brigitte Rémer, le 15 novembre 2023

Traduction, mise en scène et jeu Gilbert Ponté – lumières, Antoine Le Gallo – du 16 octobre 2023 au 7 février 2024, les lundis et mardis à 19h15 – Théâtre Essaïon, 6, rue Pierre au lard, 75004. Paris – métro : Hôtel de Ville, Rambuteau –  site : www.essaion-theatre.com

Cabaret de l’Exil – Femmes Persanes

Scénographie, conception et mise en scène, Bartabas – assistante à la mise en scène Emmanuelle Santini – Théâtre équestre Zingaro, au Fort d’Aubervilliers, jusqu’au 31 mars 2024.

© Alfons Alt

Ce troisième volet du Cabaret de l’Exil – après le Cabaret yiddish et sa musique klezmer, et après le Cabaret Irish Travellers et ses ballades – met à l’honneur les Femmes Persanes. Avec leurs instruments de musique – Firoozeh Raeesdanaee au kamantcheh et au chant, Shadi Fathi à la setâr, au shourangiz et au daf, Farnaz Modarresifar au santûr, Niloufar Mohseni au tombak – elles sont en majesté et transfigurent la représentation. « Oui, il fut un temps, où chantaient les poétesses le visage toujours découvert, un temps où l’on louait le talent des maîtres de musique au féminin » rappelle Bartabas, l’inventeur du concept.

On entre de plain-pied dans l’univers poétique de son Théâtre équestre Zingaro, qu’il fonde en 1984, toujours en mouvement et recommencement, jamais à court d’idées ni de pensées : « Avec la tribu Zingaro, il me plaît de bâtir des spectacles de contrebande où la pensée se glisse comme par effraction et sème le trouble dans la conscience émerveillée du spectateur » écrit-il. Le centre de la piste luit, c’est une piste d’eau au fond rougi, comme une piste de sang dans laquelle les musiciennes se reflètent, ponctuant les séquences de leurs mélodies et de leurs chants, populaires et savants. En vis-à-vis côté jardin, une musicienne-amazone (Catherine Pavet), se tenant comme à un gouvernail-rose des vents ou ajustant son sextant, leur répond de loin en loin.

© Hugo Marty

Au-dessus de la piste apparaît un funambule portant le masque d’un âne, qui entreprend sa périlleuse traversée à l’aveugle, sur le câble tiré (Stéphane Drouard, fildefériste) ; l’écuyère-comédienne introduisant la séquence s’assied sur une chaise d’écolier au centre de la piste, les pieds dans l’eau, entourée de cinq ânes qui la regardent. « Jamais je n’ai espéré devenir une étoile dans le mirage du ciel » leur confie-t-elle, l’œil au firmament. Un cheval brun arrive au centre et s’immobilise. Debout, en équilibre sur son dos, l’écuyère prononce une phrase-poème, rituel qui reviendra inlassablement au fil du spectacle. « Oui, il fut un temps où, sans être hantée par l’au-delà, la femme s’avançait debout sur sa monture pour éprouver la beauté du monde et clamer les joies de la passion amoureuse. » Puis le cheval se met à galoper le long de la piste sur l’étroite bande de terre restée sèche, l’écuyère, frêle guerrière, porte une épée. Les barrières s’ouvrent, ils disparaissent. En fondu enchaîné sur un minuscule cercle au plancher de bois tourne avec élégance une femme derviche dans sa robe blanche marquée à la taille d’une ceinture rouge (Sahar Dehghan, danseuse). Accélérations, réverbérations.

© Hugo Marty

Passe un couple à dos d’âne, image furtive de la fuite en Égypte, suivie de l’apparition de deux femmes enveloppées d’un tissu bleu gris, qui se déplient et laissent apparaitre de somptueux habits brodés (création costumes, Chouchane Abello Tcherpachian). Debout sur le cheval au galop elles se pendent au tissu en effectuant d’acrobatiques saltos, forment une figure à deux têtes montées sur les épaules l’une de l’autre et assurent des changements de mains virtuoses. Au centre, par ses gestes, la dresseuse guide le cheval et l’encourage. Passe l’écuyère-comédienne chevauchant un petit âne anthracite avec lequel elle s’entretient, puis deux princesses l’une vêtue de bleu, l’autre de rouge. Une reine-mère a pris place dans un charriot, une fine dentelle tombe de son chapeau. Deux chevaux noirs, l’un petit, l’autre grand, cheminent ensemble. D’élégants personnages, vestes de velours et élégants turbans passent avec dignité sur un cheval blanc.

Dans la pénombre ensuite des brulots posés sur pilotis, dans l’eau, annoncent l’arrivée de deux femmes jonglant avec des torches de feu. « Mon visage découvert ne me dénude pas. Pourquoi porterai-je sur ma tête le poids de tes faiblesses ? » Et elles jettent des étoiles en lançant les cinq bras de leurs flambeaux, comme des Shiva, et exécutent une magnifique danse du feu ; les percussions les accompagnent. Quatre grands oiseaux-huppes qui pourraient ressembler à des paons blancs sont portés tels des animaux sacrés et déposés aux quatre coins de la piste par des pénitents aux grands manteaux de velours noir. Un cinquième, bleu, aux plumes dépliées est posé, empaillé, sur un autel-cheval qui danse au rythme de la musique. Quatre autres pénitents, masqués et aux manteaux brun-vert, viennent les reconduire.

© Hugo Marty

Les séquences se succèdent, chacune pleine de surprises, de nouveautés et d’extravagances. Quatre écuyères aux vêtements toutes couleurs arrivent à grande allure sur un cheval au son d’un chant porté. Elles posent pied à terre et chacune à leur tour exécute des figures en attrapant à la volée le cheval lancé au galop ; costumes, pantalons bouffants, couleurs et imprimés, il y a toujours ce même raffinement, la constante du spectacle. Retour de l’âne blanc portant sur le dos un tableau noir et sur le tableau noir des écritures blanches. « Je suis moi. Je suis femme. Je suis vie. » Les chaises sont renversées, l’écuyère-comédienne qui l’accompagne est voilée. Image d’exil sur notes jouées au kamantcheh et chant de nostalgie repris par les autres musiciennes mêlant le son et le rythme de leurs instruments.

Revient la femme derviche, en robe rouge vermeil, dans sa gestuelle soufie, la ligne courbe et fluide de ses bras. Un cheval blanc arrive au galop, à contre-sens. Une caravane traverse la piste, marchant sur l’eau, chevaux et ânes transportent la maison, toute une vie sur le dos : bidons multicolores, chaises entassées, figures de proue, chien, fagots et branches, batteries de cuisine, sacs de riz, livres, fleurs serrées dans un papier. À nouveau l’exil par temps de grand vent. Le funambule au masque d’âne observe la marche lancinante et forcée. Suivent les oies, en perte de repères et qui n’en font qu’à leur tête, le cygne résigné. Puis un défilé de chevaux couleur tabac s’arrêtant tour à tour au centre de la piste, montés par des écuyères guerrières lançant un texte très court, sorte d’haïku. « Oui, il fut un temps où, à cheval, les guerrières scythes récitaient leur destin et déjà leur parole témoignait d’une conscience rebelle » conte Bartabas. « Mon cœur me dit que tu seras là, ce soir, ou demain » lance la première. « Ton amour, c’est de l’eau, c’est du feu, et des flammes me consument et des vagues m’engloutissent » dit la seconde. « Mon pantalon couleur de feu glisse sur mes cuisses. Mon cœur me dit que tu seras là ce soir, ou demain » poursuit la troisième. « Viens, tout autour de mon cou, je te bercerai sur la coupole de mes seins. » Ces mots volent comme autant de caractères posés sur un papier précieux.

© Hugo Marty

S’avance une jeune femme à la robe de satin noir qui se suspend par les cheveux à un filin d’acier et s’élève. Serait-ce la mort ? Le visage est serein, la posture hiératique, elle glisse dans les airs comme on glisse sur l’eau, dans une grâce infinie, prend la posture du scribe accroupi et tourne sur elle-même. Ni barque solaire ni royaume des morts, une magnifique artiste dans une discipline étrange et rare. (Eva Szwarcer capillotraction). Et la marche de l’exil reprend. Sept ânes accompagnés de deux chevaux sur lesquels sont montés les cheikhs, portant manteaux noirs, turbans et lunettes de soleil, leur dignité en bandoulière. Un brassard avec un numéro leur est accroché dans le dos. Le 7 s’annonce rebelle, s’égare souvent et rebrousse chemin. Des femmes aux longs manchons de soie couleur pastel formant un arc en ciel et volant au vent, fendent au galop l’espace de la piste. Le troupeau d’oies suit sa route et dans le clair-obscur un chant solo accompagne la poudre d’or lancée dans les airs comme autant d’étoiles ou d’alphabets, lettres d’or qui s’inscrivent dans la nuit. « Ne livre pas mes lèvres au verrou du silence car je dois dire tous mes secrets et faire entendre au monde entier le crépitement enflammé de mes chants… »

Énergie, pensée et beauté, une fois encore Bartabas et son arche de Noé séduisent, par le jeu des échelles, des contrastes et des couleurs, par l’amour des chevaux et par les éléments, feu, eau, terre et air, qui tissent le spectacle. Dans cette troisième édition du Cabaret de l’Exil les musiques venues d’Iran, pays à la culture millénaire et aux libertés surveillées, mettent les Femmes Persanes à l’honneur, et avec elles toutes les Femmes des mondes opprimés.  « Me voici. Je suis moi. Je suis femme. Je suis monde. Et sur mes lèvres passe le chant de l’aube blanche. »

Brigitte Rémer, le 12 novembre 2023

Avec les musiciennes : Chant et Kamantcheh, Firoozeh Raeesdanaee – Setâr, Shourangiz et Daf, Shadi Fathi – Santûr, Farnaz Modarresifar – Tombak, Niloufar Mohseni – Création sonore, percussions, Catherine Pavet. Artistes : Bartabas, Amandine Calsat, Sahar Dehghan (danseuse), Stéphane Drouard (fildefériste), Marion Duterte, Johanna Houé, Camille Kaczmarek, Perrine Mechekour, Alice Pagnot, Tatiana Romanoff, Emmanuelle Santini, Alice Seghier, Eva Szwarcer (capillotraction). Micos : Henri Carballido, Yael Coudray, Volodia Girard, Florent Mousset, Paco Portero. Chevaux et ânes : Corto, Dun, Famoso, Guerre, Hamadan, Harès, Héragone, Houblon, Inca, Isope, Ispahan, Jade, Kaboul, Kandahar, Karaj, Kawa, Pablo, Parade, Qom, Raoul, Tabriz, Téhéran, Vino, Zurbaran, la Mule et l’Âne, et la mule Chiraz – Responsable des écuries, Johanna Houé – groom de Bartabas, Ludovic Sarret – soins aux chevaux : Julie Boucherot, Caroline Viala – création costumes, Chouchane Abello Tcherpachian – costumiers : Eloise Descombes-Rotella, Jean Doucet, Anne Véziat – assistantes costumières : Gwendoline Grandjean, Tifenn Morvan – patineuse, Léa Deligne – habilleuses : Isabelle Guillaume, Cléo Pringigallo, Clarisse Véron  – accessoiristes : Samuel Babinet, Delphine Cerf, Romain Duverne, Juliette Nozieres, Sébastien Puech – masque d’âne, Cécile Kretschmar. Directeur Technique, Hervé Vincent – son, Juliette Regnier – lumière : Clothilde Hoffmann, Léa Mathé – techniciens plateau : Laurent Bureau, Pierre Léonard Guétal, Christelle Naddéo, Erwan Tur – technicien de maintenance, Ouali Lahlouh Dessin affiche, Serena Luna Raggi. Sur les deux premiers Cabaret de l’exil, voir aussi nos articles des 4 décembre 2021 et 23 mars 2023.

Du 20 octobre 2023 au 31 mars 2024, mardi, mercredi et vendredi, samedi à 19h30, dimanche à 17h30. Relâche lundi et jeudi, au Théâtre équestre Zingaro, 176 avenue Jean-Jaurès, 93300. Aubervilliers – métro : Fort d’Aubervilliers/sortie 1 – tél. : 01 48 39 54 17 – site : www.zingaro.fr

Alfred et Violetta

Violetta et Alfredo © Irakli Sharashidze

De Rezo Gabriadze et Leo Gabriadze, librement inspiré de La Traviata, à La Scala-Paris. En langue géorgienne surtitrée en français.

Le grand maître de la marionnette, Rezo Gabriadze a travaillé pendant plus d’une quarantaine d’années au Théâtre de Tbilissi, en Géorgie, où il avait fondé sa troupe, en 1981. Artiste russe, puis géorgien né en 1936, il était aussi réalisateur de cinéma, dramaturge, écrivain, peintre et sculpteur. Ses spectacles ont tourné dans le monde. En France, il a notamment présenté au Festival d’Avignon Chants de la Volga en 1997 puis Ramona, en 2017. Dans une interview réalisée par Agnès Santi cette même année il disait : « J’ai choisi la marionnette parce que cet art était peu pratiqué et m’offrait plus de liberté que n’importe quel autre.  De plus, l’art de la marionnette est enraciné dans un héritage millénaire, et j’aime inscrire ma vie dans cette filiation lointaine et sans frontières. C’est un voyage absolument passionnant ! »

Le Narrateur © Irakli Sharashidze

Alfredo et Violetta fut le premier spectacle qu’avait présenté Rezo Gabriadze dans son théâtre de marionnettes. Il l’a recréé peu avant sa disparition, en 2021, dans une version entièrement revisitée en ses décors, personnages, musiques et lumières. Ayant pris le relais de la direction artistique de la troupe, Leo Gabriadze, son fils, présente aujourd’hui à Paris le spectacle emblématique de son père, comme un héritage partagé. Il est venu lui-même l’introduire.

Librement inspiré de La Traviata d’après le roman d’Alexandre Dumas La Dame aux camélias, et la composition musicale de Verdi, l’histoire est ici transposée à Tbilissi en 1991, alors que la guerre civile gronde, qui ouvrira, le 9 avril 1991, sur l’Indépendance de la Géorgie, marquant la fin de la tutelle russe. Elle nous fait aussi voyager dans d’autres villes de Géorgie comme Khashuri, Abastumani et Dighomi, ainsi qu’à Milan, Venise et Rome. La première mondiale de cette nouvelle version a eu lieu au Théâtre Goldoni de Venise en février 2022, théâtre coproducteur du spectacle avec le Change Performing Arts de Milan. Trois maîtres de marionnettes sont en surplomb au-dessus du décor – ils sont six en tout, trois hommes et trois femmes – penchés sur leurs personnages finement sculptés, habillés avec raffinement et si expressifs, marionnettes à fils à qui ils donnent vie, de manière virtuose. Gantés et vêtus de noir, on peut suivre leurs mouvements et voir leurs visages au-dessus des panneaux magnifiquement peints, rappelant Chagall et Soutine, sortes de palissades qui nous mènent dans les villes et la campagne géorgiennes. La concentration et l’adresse de leurs doigts chorégraphient le parcours des personnages, dans une douceur, une précision et une autorité du mouvement qui, à elles seules font spectacle.

Cuckoo © Irakli Sharashidze

On pénètre dans l’histoire par le court récit d’un narrateur placé côté cour, qui reviendra fermer le spectacle. Il nous fait découvrir la ville aux superbes balustrades en fer forgé de la rue Chevtchenko et la maison au balcon où réside Violetta, au dernier étage du n° 22. Autour, règne une bande de malfrats pilotée par Clou, personnage double qui abrite dans son chapeau un autre personnage, sorte de double et de diable dialoguant avec lui, et commentant la situation. Ce petit monde est toujours prêt aux mauvais coups. Clou agresse le vendeur de pastèques sous la supervision d’un corbeau de mauvais augure qui fait régner la loi et qui défend sa place, et se moque d’Alfredo, beau jeune homme et grand scientifique, qui vient de recevoir son visa pour l’Italie lui permettant de poursuivre ses recherches en astronomie.

Du côté des généreux, il y a Cuckoo qui enjoint Alfredo de le suivre pour lui présenter Violetta. Il y a Alezane le cheval fidèle, et il y aura Loco, la locomotive qui les ramènera à Tbilissi à ses risques et périls. L’oiseau qui pépie apporte de la vie et de la gaieté, de la poésie. Après quelques embûches, la rencontre entre Alfredo et Violetta a lieu, elle est magnétique. Violetta est rongée par la tuberculose. Alfredo doit rejoindre l’Italie. On les voit tous deux au cinéma, regardant un film. et se jurer fidélité. « Mon remède, c’est toi » lui dit Violetta. Intervient le père de son amoureux, Germont, qui la somme de cesser toute relation avec son fils, éminent scientifique bientôt reconnu comme le grand astronome de demain. Au désespoir, Violetta se plie à la demande, on la voit marcher en solitaire, avec sa valise.

Pendant ce temps, en Italie Alfredo présente son projet aux sages du collège d’astronomie, baptise une nouvelle étoile repérée, Violetta, et devra revenir quatre mois plus tard rencontrer ces mêmes savants chargés de vérifier les données. Il gagnera ce concours et la reconnaissance de ses pairs. Mais la guerre en Géorgie le rappelle dans la capitale, « une neige noire tombe sur Tbilissi. »  Il n’y retrouve pas son amoureuse et se voit contraint de chanter dans les rues pour survivre, comme lui a suggéré Benedictus, une statue de bas-relief.  Avant, c’est une chimère qui lui avait conseillé de s’arrêter à La Scala de Milan pour assister à La Traviata, ce qu’il fera, et ce qui apporte une très jolie scène où, dans un tout petit théâtre posé dans la scénographie, on suit avec lui l’Opéra de Verdi.

Cuckoo, personnage plein d’empathie venu au secours de Violetta l’a emmenée à la campagne pour la protéger et la faire soigner. La menace étant partout, les voilà contraints de rentrer à la capitale. Une très jolie séquence où la solidarité entre Alezane, Cuckoo et Sergo, la locomotive – fière de pouvoir escalader le Caucase et de rouler sans rails – ramène Violetta à Tbilissi, même s’ils sont contraints en chemin de se séparer et suggèrent à Alezane, de rechercher sa mère dans la forêt. Les vieilles locomotives fascinent Rezo Gabriadze, comme un monde qui disparaît. L’une d’elle, une locomotive particulièrement optimiste, était son héroïne dans le spectacle Ramona qu’il avait créé en 2012.

Violetta et Germont © Irakli Sharashidze

De retour enfin à Tbilissi, la ville est de cendres, méconnaissable, la maison de Violetta, détruite. Cuckoo installe la jeune femme dans la vieille voiture du grand-père. Lui, campe un peu plus loin, au bord de la rivière et tout près du zoo, pour aider les animaux en détresse. Tous les jours, il rend visite à son amie, tandis qu’Alfredo chante et que la racaille, Clou et sa bande, poursuit vols et pillage et ironise sur la guerre. Mais Rezo Gabriadze change le cours des choses et de l’histoire, tordant le cou à Dumas comme à Verdi, rendant la fin plus légère. Derrière la détresse de Violetta, le Corbeau change de camp et s’engage aux côtés des généreux. Germont, sans nouvelles de son fils, présente ses excuses à Violetta. Hormis la mort de Cuckoo qui affecte la jeune femme, tout se termine par un happy end où l’amour reprend ses droits.

Une succession de scènes plus poétiques les unes que les autres composent le spectacle, la musique et les chants populaires en marquent les étapes. Ainsi le chant de l’amour passé ou le chant des ruines au retour, autant de musiques teintées de douceur et de nostalgie qui s’inscrivent en contrepoint à l’actualité de la guerre. Derrière l’histoire, lyrique et nostalgique, dans laquelle les animaux sont les alter ego de l’auteur, se trouvent de nombreuses références : politique – la chappe de béton, russe, qui a enseveli la Géorgie pendant de longues années ; culturelle, par les références architecturales et graphiques à la Rome antique et par l’Italie et Verdi ; scientifique, avec les astronomes ; sociale, par la culture urbaine de Géorgie dans laquelle Rezo Gabriadze et Leo Gabriadze nous plongent.

Les mains des maîtres de marionnettes accompagnent avec une grande finesse et précision les scènes d’Alfred et Violetta, et dansent. Le spectacle est un pur joyau et un plaisir de la représentation, entre la réalisation des sculptures-marionnettes, la maestria de la manipulation et la densité donnée à l’histoire racontée, dans l’épaisseur des références et les temps, passé et présent, qui se décalent et qui se mêlent. Une belle leçon de théâtre, une belle leçon de vie.

Brigitte Rémer, le 10 novembre 2023

Dramaturge, directeur artistique, Rezo Gabriadze – metteur en scène, Leo Gabriadze – maîtres de marionnettes : Tamar Amirajibi, Niko Gelovani, Irakli Sharashidze, Tamar Kobakhidze, Giorgi Giorgobiani, Medea Bliadze – directeur technique, Mamuka Bakradze – ingénieur du son David Khositashvili – traduction, Macha Zonina et Daniel Loayza – productrice, Veronika Gabriadze.

Du 8 au 30 novembre 2023, mardi au samedi à 20h30, le dimanche à 15h – à La Scala-Paris, 13, Boulevard de Strasbourg. 75010. Paris – métro : Strasbourg Saint-Denis – tél. : 01 40 03 44 30 – site :www.lascala-paris.f

Also Known as Africa/ AKAA – 8ème édition

Armand Boua © Lis 10 Gallery (1)

Art & Design Fair, dédiée aux scènes artistiques d’Afrique, de ses diasporas et Afro-descendantes – directrice Victoria Mann, directrice artistique Armelle Dakouo, commissaire d’exposition et écrivaine Allison Glenn – du 20 au 22 octobre 2023, au Carreau du Temple.

C’est un rendez-vous annuel incontournable où se rencontrent artistes et galeries internationales. L’édition 2023 a accueilli cette année 120 artistes de 36 nationalités différentes et 37 galeries venant de tous les points du monde. Le thème principal touchait à la pratique curatoriale. Plusieurs invitations ont été lancées à des commissaires et à des artistes pour des projets, installations et contributions écrites qui questionnent cette pratique, et plusieurs tables rondes se sont tenues sur le sujet, dans l’auditorium du Carreau du Temple. Le livre d’art qui depuis trois ans accompagne chaque édition, Others Shall Come/D’autres viendront – signé des trois co-auteures Armelle Dakouo, Allison Glenn et Jeanne Mercier – traite aussi de cette question.

© Prisca Munkeni, Kub’Art Gallery (2)

Si un certain nombre de galeries sont de fidèles adeptes de AKAA et reviennent y présenter leurs artistes, un tiers de nouvelles galeries ont rejoint cette édition qui témoigne de la création et de l’inventivité à nulle autre pareil des artistes d’Afrique, et de la vitalité artistique africaine. Ainsi So Art Gallery et MCC Gallery, du Maroc ; Yosr Ben Ammar, de Tunisie ; Kub’Art Gallery, de la République Démocratique du Congo ; Afronova, d’Afrique du Sud ; Oda’Art Gallery, du Nigeria et d’autres du continent, ainsi que des galeries de Genève, Milan, Los Angelès, Paris. AKAA est une ruche où se côtoient expérimentation et pensée artistique transmettant l’image positive et l’énergie des ailleurs, son format, dans ce lieu du Carreau du Temple, sans grandiloquence mais chaleureux, permet la rencontre.

Nous ne présenterons ici que quelques-unes des galeries invitées et des artistes qu’elles accompagnent, dans une vision très partielle de la Foire. Toutes mériteraient qu’on s’y arrête. Ainsi la Kub’Art Gallery de Kinshasa en République Démoratique du Congo, plateforme des arts visuels créée en 2011 par Yann Kwete qui met en lumière trois artistes : Eddie Budiongo, Rachel Malaika et Prisca Munkeni Monnier, dite Furie. Sous le titre End of transmission, elle parle du genre et des identités post-coloniale, se situe au carrefour du récit historique et de la réécriture du passé par la composition et l’invention d’un nouveau récit, et d’une mise en abyme et en images de la société d’aujourd’hui. La LIS10 Gallery, née en 2019 de la rencontre entre Alberto Chiavacci, collectionneur passionné par l’art contemporain africain et Nicola Furini, galeriste expérimenté dans l’art moderne et contemporain qui, malgré la pandémie traversée juste après la création de la galerie, se sont investis dans la recherche et la rencontre avec les artistes africains. Ils ont notamment exposé deux artistes ivoiriens dans leur nouveau lieu d’Arezzo, en Toscane – Aboudia et Yéanzi – ce dernier est également présenté dans cette édition AKAA, il modifie et renouvelle le portrait en utilisant l’art du feu par le plastique qu’il fait fondre et représente, sans peinture, les personnes qui l’entourent au quotidien. Né à Abidjan, Armand Boua est le second artiste que présente la galerie, un peintre connu pour sa technique de peinture sur carton avec de l’acrylique et du goudron, puis le grattage de la peinture qui crée des espaces négatifs.

T. Ankomah © Gallery Brulhart (3)

Autres galeries, la Karim Francis contemporary Art Gallery met en valeur, en Égypte, depuis 1995, les artistes égyptiens contemporains tous médiums confondus, et notamment peintres et sculpteurs. Il découvre, encourage, soutient, présente et accompagne leur travail au niveau national, régional et international, à partir de sa galerie située au centre du Caire. Il comble ainsi le vide de la scène artistique contemporaine égyptienne. L’œuvre de Mustafa El Husseiny qu’il présente est intitulée Memory Flow. L’artiste travaille sur sa propre mémoire, qu’il cartographie et reconstitue comme un puzzle, en produisant des cartes virtuelles qui renvoient aux lieux où se sont produits les souvenirs évoqués. Sa production, technique mixte sur carton, est assez mystérieuse, il faut y chercher le portrait caché. La Gallery genevoise Brulhart promeut l’art contemporain des femmes d’origine africaine et jette des ponts entre différentes cultures. Elle présente l’œuvre de l’artiste ougandaise pluridisciplinaire Sheila Nakitende qui s’est essayée à la peinture avant d’explorer l’installation et la performance, et celle de la Ghanéenne Theresah Ankomah. Dans un tableau très épuré fait d’un textile peint sur lequel repose une feuille de palmier tressée et teintée qui a pour titre Akwantukɛsaɛ, elle évoque notre voyage sur terre et parle du pouvoir des femmes, au service de la famille et de la communauté.

La galerie d’art contemporain internationale, This is not a white cube, a des espaces d’exposition à Luanda en Angola et à Lisbonne au Portugal, mais c’est la première galerie au Portugal qui, au-delà des milieux lusophones, regarde vers les productions artistiques du Sud en général. Elle s’intéresse aux récits associés au continent africain et à sa diaspora et présente Cassio Markowski, originaire de l’État de São Paulo, au Brésil. L’artiste utilise une diversité de moyens et de techniques allant du dessin au collage et de la peinture à la vidéo. Il parle du Brésil et de sa famille, met en scène les végétaux du pays et la symbolique animale, cherche à créer des images conceptuelles à partir de thèmes qui lui tiennent à cœur comme l’enfance, la nature, l’identité et la mémoire. Son point de départ vient d’illustrations de livres et de magazines sur la botanique et l’Histoire et son travail se situe entre autobiographie et fiction. Très poétique, son œuvre  pose un geste théâtral.

La MCC Gallery de Marrakech, au Maroc – Marrakech Contemporary Collection – fondée et dirigée par Fatima-Zohra Bennani Bennis, participe au renouveau créatif de l’art contemporain au Maroc, qu’elle cultive selon un haut degré d’exigence la plaçant au niveau international. Elle possède un grand espace dans le quartier industriel de Sidi Ghanem et donne corps à l’ambition des artistes qu’elle accompagne. C’est aujourd’hui Amine El Gotaibi, artiste multiforme né à Fès, qui pour ses projets d’envergure dans l’espace et dans le temps, convoque toutes disciplines traditionnelles comme dessin, vidéo ou peinture, ainsi que des installations comme l’ingénierie mécanique ou le voyage. Son œuvre interroge poétiquement les pouvoirs hégémoniques. Pour lui, « créer, c’est l’obsession indéfinie d’un acte défini. » Il s’intéresse aux moutons et explore un savoir-faire ancestral lié à la laine et présente ici, sur un métier à tisser vertical, une œuvre douce et vaporeuse intitulée Désert de laine, réalisée en 2022.

Andrew Ntshabele, Loo and Lou Gallery (4)

Né dans une petite ville rurale d’Afrique du Sud au temps de l’apartheid et vivant à Johannesburg depuis l’âge de quatre ans, Andrew Ntshabele se souvient de ses fêlures et travaille en lien avec son environnement. Il utilise la technique du collage et plus particulièrement du papier journal qui a valeur de document historique et y transpose des scènes de la vie quotidienne qu’il prend en photo et qu’il peint, mettant l’accent sur les personnes ordinaires. Il présente The Inner city of Johannesburg et Enfance. « Mes sujets reflètent le monde dans lequel je vis, les gens qui m’entourent et mes œuvres d’art sont une forme de commentaire social. » Il est représenté par Loo and Lou Gallery, de Paris.

Une installation monumentale, sur une proposition curatoriale de Fahamu Pecou, artiste et fondateur d’ADAMA – African Diaspora Art Museum of Atlanta – a pris place au cœur de la Foire : Limin/en, de l’artiste jamaïcain Cosmo Whyte, qui vit et travaille à Los Angelès et qui est représenté par la galerie Anat Ebgi. L’artiste cherche à reconstruire les histoires et les identités fragmentées, déchirées par le colonialisme et la suprématie blanche. Il travaille sur la perception et s’appuie sur l’ouvrage du philosophe kenyan, Ngugi wa Thiong’o, publié en 2009, Something Torn and New – An African Renaissance. Il s’inspire des projets architecturaux inachevés de son père et utilise le dessin, la sculpture et la photographie, invitant à la réflexion entre architecture et pouvoir, nationalisme et déracinement. On pénètre dans son espace comme dans un labyrinthe, quelques mots sont posés sur les parois, des personnages telles des ombres s’impriment sur des rideaux de minuscules perles noires disposées en rangs très serrés.

Adama Sylla © Galerie Talmart (5)

Bien d’autres initiatives ont été proposées par AKAA, dont Les Rencontres, plateforme de réflexion et de débats publics où se croisent artistes, curateurs et professionnels de l’art, dans l’Auditorium du Carreau du Temple, sur une proposition d’Armelle Dakouo, directrice adjointe de la Foire. L’une des tables rondes portait sur Le portrait comme conversation ou le portrait miroir d’une société et de ses mœurs, moment passionnant modéré par Jeanne Mercier, critique, commissaire et fondatrice d’Afrique in visu, avec l’artiste franco-sénégalaise, Delphine Diallo, photographe, visionnaire et collagiste – comme elle aime à se présenter – et qui définit le portrait comme « la porte de l’âme. » Représentée par la Fisheye Gallery à Paris, elle explique le processus de ses visions : « Je rêve, je me rappelle mes rêves. Je les mets dans mes collages, je me connecte avec ma vision. »  L’artiste Prisca Munkeni Monnier, dite Furie, représentée par la Kub’Art Gallery de Kinshasa, dont nous avons parlé plus avant dans cet article, évoque ses traumatismes coloniaux à commencer par celui de son identité, par son nom qui avait été coupé, donc tronqué. Elle attire l’attention sur la complexité des choses les plus invisibles, « ce qui se cache, derrière les couches et les calques. » – Ange-Frédéric Koffi, plasticien ivoirien aux pratiques multiples et commissaire d’exposition s’est exprimé sur l’influence du photographe sénégalais, Adama Sylla, qu’il expose. C’est un photographe né en 1934, en Casamance, archiviste de profession et précurseur de la photographie au Sénégal dans les années 1950, qui a documenté avec son appareil photo le quotidien du pays, de l’aube de l’indépendance à nos jours. Après avoir déclaré que « La photo ne marchait pas au coup de cœur » Ange-Frédéric Koffi a parlé des représentations, « When we see us » autrement dit, « Le corps noir, vu par les Noirs. » Une carte blanche des Rencontres a été donnée à l’association Marcelles Marseille qui a présenté un projet d’exposition intitulé La page n’était pas blanche, réalisé par la commissaire Farrah Bencheikh et la scénographe Violette Dadot.

C. Markowski © This is not a white cube (6)

Dans l’immense travail accompli par AKAA pour la réussite de cette édition, se sont tissés des partenariats : avec Ellipse Projects, permettant à Ras Sankara, artiste autodidacte togolais, lauréat du Prix ellipse 2023, de réaliser une performance intitulée Aflanga/Le Drapeau, dans les allées de la Foire. Depuis 2015 il a placé l’art de la performance au centre de sa pratique, et utilise son corps comme medium, faisant référence à son identité et à sa culture ; avec Richard Mudariki, artiste et fondateur de la plateforme artHarare Contemporary, qui a présenté dans la Lounge VIP le travail de cinq artistes femmes, du Zimbabwe : Fungai Marima, Tanaka Mazivanhanga, Ana Uzelac, Linnet Rubaya et Xanthe Somers, selon une scénographie qu’il a imaginée ; avec l’Institut Français du Cameroun et Bandjoun Station qui ont présenté Talents 237, un projet d’exposition sous le commissariat de Carine Djuidje, qui a mis à l’honneur huit jeunes artistes talentueux de la création contemporaine camerounaise : William Bakaimo, Romaric Bidias, Arnold Fokam, Bienvenue Fotso, Roméo Temwa, Leuna Noumbimboo, Grâce Dorothée Tong et Madeleine Wilfried Mbida. Enfin, Véolia a présenté The Raven Collection, avec l’artiste éco-responsable RJ sous le commissariat de Clara Francese.

C’est une magnifique édition 2023 qu’a présentée AKAA,, qui annonce en même temps l’important virage qu’elle prend, par son internationalisation. Les événements et les lieux consacrés à la scène africaine se développent de par le monde – Madagascar, Sharjah ou Washington, entre autres – cela permet de prendre de la distance avec les stéréotypes et d’affiner le regard sur un art africain plein de vitalité, mais elle se tourne aussi vers les Amériques et les Caraïbes, dans le dialogue qu’elles nourrissent avec l’Afrique. En ce sens, AKAA prépare une prochaine édition qui se tiendra du 2 au 12 mai 2024, à Los Angeles. Rendez-vous là-bas !

Brigitte Rémer, le 30 octobre 2023

Visuels – (1) Armand Boua, L’équipe de foot, 2022 mixed media, tar and collage on canvas 148 x 210 cm © Lis10 Gallery, Courtesy Lis10 Gallery – (2) Prisca Munkeni Furie – EXETER chapitre I, Soldai au regard de Joconde – 2022 – 120×80 cm-inkjet baryta paper, photo montage, mixed media-© Prisca Munkeni-Courtesy  Kub’Art Gallery – (3) Theresah Ankomah, Akwantukɛsaɛ © Gallery Brulhart – (4) Andrew Ntshabele, Loo and Lou Gallery © BR – (5) Adama Sylla © Galerie Talmart – (6) Cassio Markowski © This is not a white cube.

Comité de sélection ayant accompagné AKAA dans le choix des galeries retenues :  Ifeoma Dike, psychologue, consultante, curatrice, militante culturelle et productrice, née au Nigéria et vivant au Royaume-Uni – Bénédicte Alliot, directrice générale de la Cité internationale des Arts, à Paris – Anne de Villepoix, directrice de galerie à Paris. Responsables de production, Yannick Boesso et Morgane Perroy – chargée de communication, Fiona Harwood – chargée des relations exposants et VIP, Mimi Vuurman – régisseur, Hadrien Forestier.

AKAA, Art & Design Fair, du 20 au 22 octobre 2023, au Carreau du Temple, 4 Rue Eugène Spuller, 75003 Paris – métro : Temple et République – les 20 et 21, de 12h à 20h, le 22 de 12h à 18h – Site : akaafair.com

Phèdre

Texte de Sénèque, traduction Frédéric Boyer – mise en scène Georges Lavaudant – au Théâtre de l’Athénée Louis Jouvet.

© Marie Clauzade

Georges Lavaudant a choisi Sénèque à travers la nouvelle traduction de Frédéric Boyer pour s’affronter à Phaedra/Phèdre, délaissant Racine. Sénèque meurt en 65 après J.C. et s’est vraisemblablement inspiré des tragédies de Sophocle et d’Euripide. Il traite d’une femme, puissante et transgressive, piégée dans un amour impossible car incestueux. Né d’un premier lit de Thésée son époux, avec Antiope reine des Amazones, Hippolyte dont elle est follement éprise est davantage versé à cultiver sa virilité en solitaire qu’à répondre à ses désirs. La langue de Frédéric Boyer, traducteur, est vigoureuse et moderne. Par la violence exprimée de la passion et de la transgression, elle inscrit la tragédie dans le monde d’aujourd’hui.

Dans la mise en scène qu’il réalise, Georges Lavaudant traite cette même passion de manière animale et sauvage, tout en enveloppant ses personnages dans une forme simple, directe et épurée. Le texte est court et, contrairement au théâtre grec qu’il connaît bien, il dit découvrir ce théâtre romain, dont il donne quelques clés : « Les pièces du théâtre romain ne prenaient pas place isolément le soir. Elles s’inscrivaient dans une journée cérémonielle, laquelle commençait le matin avec une retraite aux flambeaux et un défilé, avait lieu ensuite une cérémonie religieuse, à laquelle succédaient des jeux, des joutes avec des animaux, puis des sacrifices, et enfin il y avait la pièce. »

© Marie Clauzade

Cinq personnages jouent la partition, et il n’y a pas de chœur. L’action est donc resserrée et minimale, uniquement basée sur le jeu des acteurs – et chorégraphiée avec l’aide de Jean-Claude Gallota : Astrid Bas est une Phèdre entière, sensuelle et incandescente, princesse de sang royal, fille de Minos, le roi de Crète et de Pasiphaé, sœur d’Ariane, épouse de Thésée. Elle veut tout :  l’apparat, les tissus, les parfums « Je suis encore une femme libre » proclame-t-elle ; Bénédicte Guilbert la Nourrice, tente de la raisonner, « elle brûle en silence, elle ne se supporte plus… C’est un sale amour » commente-t-elle ; Aurélien Recoing est Thésée, avec autorité et sensibilité, roi d’Athènes, époux de Phèdre, il rentre de la guerre, il rentre des enfers ; Maxime Taffanel, Hippolyte, son fils, est plus amoureux de la chasse et de lui-même que de la dévorante Phèdre, sa belle-mère. Et en réponse au dévoilement de son amour, « Je suis habitée d’un désir qui ne peut se dire… Prends-moi, je serai ton esclave » il chante une ode à la liberté et à la nature, et la repousse violemment.

Sur l’écran du fond de scène se profilent des ombres aux proportions inversées, un homme aux bois de cerf passe, l’esquisse d’un monstre marin apparaît, et à plusieurs reprises s’affichent de petits textes-commentaires, dits de la belle voix grave de Georges Lavaudant. Une scène puissante est aussi celle où le Messager, Mathurin Voltz, fait son récit à Thésée, tous deux côte à côte, vêtus d’un costume noir. Ils égrènent la fin d’un monde, et des villages – Épidaure, Corinthe, disparus. Récit est ensuite fait à Thésée de la mort d’Hippolyte, scène cruelle où il affronte un monstre marin, bête cornue sortant de la mer faisant tomber puis rouler la tête du jeune homme qui rebondit, ses chevaux épouvantés : « la vague sicilienne est monstrueuse » poursuit-il.

© Marie Clauzade

Le cadavre d’Hippolyte posé devant Thésée, Phèdre avoue son mensonge et déclare l’innocence de celui qu’elle convoitait : « J’ai voulu la mort du coupable, et je pleure sa disparition » dit-elle. « Je pleure sa perte, pas sa mort » répond Thésée, en écho. Devant lui, Phèdre se tue en se plongeant l’épée d’Hippolyte dans la poitrine. Restent les lamentations et le monologue de Thésée, inconsolable de la mort du fils, dont il s’accuse : « Moi cruel ouvrier de la mort… Je veux qu’on me donne une mort atroce. Terre, ouvre-toi … Enterre-le. »

Aveu, accusation et malédiction sont les temps forts de la narration, à la fois poème et tragédie. Le décor minimum et la sobriété des costumes n’offrent aucune échappée. Seuls l’essence du texte et les gestes ébauchés conduisent vers la brutalité archaïque des sentiments, portés par ces personnages de l’ombre. Par cette mise en scène Georges Lavaudant poursuit son parcours de création. Il a plus de quatre-vingts spectacles à son actif dont une dizaine d’opéras. Une fois encore, avec ce Phèdre de Sénèque il ne craint pas la prise de risques et montre que la mise en scène est pour lui un acte d’écriture.

Brigitte Rémer, le 25 octobre 2023

Avec : Astrid Bas, Phèdre – Bénédicte Guilbert, la Nourrice – Aurélien Recoing, Thésée – Maxime Taffanel, Hippolyte – Mathurin Voltz, le Messager. Lumières Georges Lavaudant et Cristobal Castillo-Mora – régisseur général Nicolas Natarianni – régisseur son Jean-Louis Imbert – habilleuse Nathalie Damville – habillage, en alternance Anne Yarmola et Alexia Laguerre. Une coproduction LG théâtre et Printemps des Comédiens, avec le soutien du Centquatre à Paris.
Le texte est publié aux éditons Actes Sud-Papiers.

Jeudi 12, Vendredi 13, Samedi 14, Mardi 17, Mercredi 18, Jeudi 19, Vendredi 20, Samedi 21 octobre à 20h, dimanche 15 et 22 octobre, à 16h, Athénée Théâtre Louis-Jouvet 2/4, square de l’Opéra Louis-Jouvet, 75009 Paris – métro : Opéra, Havre-Caumartin, RER A Auber – tél. : 01 53 05 19 19 – site : www.athenee-theatre.com. En tournée 2023 : jeudi 9 novembre Théâtre Edwige Feuillère à Vesoul – mardi 14 novembre Radiant-Bellevue (Caluire-et-Cuire) – mardi 28 novembre Théâtre de St-Malo – vendredi 1er décembre Théâtre de Vienne – mardi 5 décembre au Dôme (Albertville).

Lohengrin

Opéra romantique en trois actes, livret et musique de Richard Wagner – mise en scène, décors et costumes Kirill Serebrennikov – direction musicale Alexander Soddy, cheffe des Chœurs Ching-Lien Wu – Orchestre et Chœurs de l’Opéra national de Paris – spectacle en langue allemande, surtitrage en français et en anglais, à l’Opéra Bastille.

© Charles Duprat

Richard Wagner (1813-1883) s’inspire de légendes germaniques et plus particulièrement du roman médiéval de Wolfram von Eschenbach, Parzival pour l’écriture de son livret : un chevalier venu du ciel, Lohengrin, fils de Perceval, envoyé du Graal sur terre, apparait à Elsa, alors accusée d’avoir fait disparaître son frère, l’héritier du duché de Brabant. Il lui offre le salut, la protection et l’amour en échange de son silence sur son identité et sur son origine. Elle rompt ce pacte et quand elle pose la question interdite, il scelle l’irréversible séparation, traduction probable de l’impossibilité d’une union entre l’humain et le divin.

Après Le Vaisseau fantôme et Tannhaüser, Lohengrin est le dernier des trois opéras dits « romantiques » de Wagner, composé à trente-sept ans, en 1850. Le prélude qui ouvre l’oeuvre sur les mémoires d’Elsa est ici commenté par les images de Kirill Serebrennikov, metteur en scène et cinéaste qui signe sa première production à l’Opéra national de Paris. Il aborde le drame du point de vue d’Elsa qui « paraît si pure, si lumineuse… » dit une voix. Les chœurs d’une grande amplitude y occupent une place importante, dans le sillage de l’orchestre que dirige Alexander Soddy qui signe la direction musicale de l’ensemble. Des leitmotivs tournent, tant dans la musique que dans la lecture qu’en fait le metteur en scène. Kirill Serebrennikov en a aussi conçu le décor, (avec Olga Pavluk) et les costumes (avec Tatiana Dolmatovskaya).

La scénographie qu’il a imaginée est mobile et permet de démultiplier les personnages et les actions, accentuant le côté clinique du dédoublement, ainsi que la poétique (les lumières sont de Franck Evin). Trois pièces en enfilade entre le côté cour et le côté jardin de la scène, ont été construites. Dans le trouble d’Elsa aux figures multiples, le spectateur perd ses repères. Les cloisons de l’ensemble sont mouvantes, l’espace se transforme, un cabinet de toilette à l’extrémité complète l’ensemble qui, au fil des actes, se déstructure. Un grand écran surplombe la scénographie et s’y insère, les images projetées viennent en écho à l’action qui se déroule sur le plateau (vidéo Alan Mandelshtam).

Trois actes composent l’œuvre : le premier acte, Le Délire, figure le monde fantasmatique d’Elsa, qui n’a plus ses parents et qui reste obsédée par la perte de son frère bien-aimé, mort à la guerre. Elsa est visitée par l’image d’un chevalier, Lohengrin, représenté sous la forme d’un cygne, symbolisé sur scène par deux hommes prolongés de plumes blanches, moitié de cygne chacun. Tout est rêve et allégorie. Trois chanteuses-actrices, Elsa et ses doubles, rembobinent ensemble un écheveau de laine. Le chœur est masculin, puissant et nomade, à certains moments tous les chanteurs se regroupent sur scène et la remplissent, ils composent le tableau. Des cercles de lumière soulignent les personnages. « Quelle force divine s’empare de nous… ? » Le soldat est présent partout, sur scène et dans l’image, il est mille frères d’Elsa. Lohengrin  n’est pas le bienvenu pour certains, il ne se présente pas, on ne lui accorde aucun crédit. Pour se faire reconnaître Friedich von Telramund le provoque en duel. « J’attends le combat » répond-il calmement. Le roi Henri, souverain et son porte-parole, le héraut, y assistent. Tout est en mouvement. « Si je gagne, veux-tu m’épouser ? » lance Lohengrin à Elsa, phrase qu’il accompagne d’une sérieuse mise en garde : « mais ne t’avise pas de savoir mon nom ni mon origine… » Le combat, réalisé avec des bâtons lumineux, place von Telramund face à la honte de son échec.

© Charles Duprat

Le second acte, La Réalité, se déroule en deux parties : la première se situe dans la clinique psychiatrique où Elsa est prise en charge par Ortrud, un oiseau de mauvais augure pris dans ses propres démons et Friedich von Telramund son époux, qui ne se remet pas de la honte de son combat perdu. Les hallucinations d’Elsa s’intensifient. La seconde partie de l’acte II conduit le spectateur dans un hôpital situé sur la ligne de front. Dépité par sa défaite, Friedich von Telramund parle de s’enfuir ou de se tuer. Une crise l’oppose à Ortrud. Cette dernière élabore un plan pour venger son époux de celui qui a ruiné sa réputation. Elsa est soignée dans la clinique psychiatrique qu’ils dirigent et pour arriver à ses fins Ortrud tente de la séduire et de se réconcilier, dialogues prêtant à des jeux en miroir tandis que les trompettes sonnent le bannissement de Telramund, accompagné de personnages-insectes aux têtes noires dont on ne voit pas le visage. Dans l’hôpital, les soldats blessés jouent aux cartes. On les voit cantiner avec leurs épouses. Des cercueils circulent et le poids de la guerre s’intensifie dans la mise en scène : le roi visite l’hôpital, les cadavres s’accumulent, des fleurs circulent. Les femmes des disparus et des morts, vêtues de noir, portent le portrait de leurs fils et époux et demandent des comptes. Elsa et Ortrud se déchirent : « Tu me dois la préséance… Et ton époux, qui le connaît ? » lui jette Ortrud. « Le tien est banni… » se contente de lui répondre Elsa, avant qu’elle n’entre dans une rage folle. Pour pousser le mystérieux Lohengrin dans ses retranchements,  Friedich von Telramund l’accuse de sorcellerie, profère des menaces et demande que soit publiquement déclinée son identité, « son nom, son rang, ses honneurs. » Elsa, mal en point, reste de marbre.

L’acte trois intitulé La Guerre voit la destruction de la clinique, et suit Elsa et Lohengrin pour quelques instants de bonheur. La puissance dramatique de l’œuvre est à son sommet, la guerre au centre de la scène. Les images en noir et blanc, d’une grande violence, accompagnent le tri des morts et la reconnaissance des corps, sur scène où les cadavres ne cessent de s’empiler. Ortrud maudit le monde devant le cadavre de son époux. Avant de disparaître, certains militaires, bien abimés et plus estropiés les uns que les autres, se marient. Le duo Elsa-Lohengrin donne un peu d’humanité avant de se défaire : « Je t’avais vu dans l’ivresse d’un songe… » car Elsa demande à Lohengrin quel est son nom et brise ainsi son serment, entrainant la disparition de son amoureux. Plus de défenseur, plus d’espoir, étendue sur un lit Elsa se meurt. Le cygne passe.

© Charles Duprat

Kirill Serebrennikov a commencé à travailler sur Lohengrin alors qu’il était interdit de sortie du territoire suite à assignation à résidence, à Moscou. Alexander Neef, directeur général de l’Opéra national de Paris est venu lui proposer de monter Lohengrin, cette invitation arrivait  après celle de monter Parsifal à Vienne, ce qu’a d’abord fait le metteur en scène, en 2021. Les récits de ces deux œuvres se recoupent, Lohengrin est créé en 2023, à Paris. La lecture qu’en donne le metteur en scène nous plonge au cœur de l’actualité et de la guerre entre la Russie et l’Ukraine, comme une prédiction de l’artiste. Son parti-pris de représenter la guerre s’explique, dit-il, par le frottement entre le romantisme et sa proximité avec la mort : « En dehors de toute considération musicologique, il ne faut jamais oublier que le romantisme est toujours basé sur la notion de mort. L’idée du romantisme comprend en elle-même celle du dépassement de la mort. Le culte des ruines, la célébration du côté sombre de l’existence » dit-il.

© Charles Duprat

Dans sa mise en scène, le surnaturel et la magie côtoient la brutalité de la guerre, décalent le temps et provoquent des basculements. On connaît le metteur en scène dans la puissance du geste qu’il pose, nous avions publié un article sur son précédent spectacle, Le Moine noir, (cf. article du 28 mars 2023). Sa vision de Lohengrin, pour sombre qu’elle soit, à partir de la guerre et des fantasmes d’Elsa et de sa psyché perturbée, rencontre l’excellence des solistes et celle de l’Orchestre et des Chœurs de l’Opéra national de Paris. L’intensité qui se dégage de l’ensemble ébranle, dans un contexte où les images, sur écran comme sur scène, savent mêler la beauté et la mort.

Brigitte Rémer, le 25 octobre 2023

Avec : Heinrich der Vogler, Kwangchul Youn – Lohengrin, Piotr Beczala (souffrant) remplacé par Klaus Florian Vogt – Elsa von Brabant, Johanni van Oostrum (A)* (23, 27 septembre – 14, 18, 21, 24 octobre), Sinéad Campbell-Wallace (B)* (30 septembre, 11, 27 octobre) – Friederich von Telramund, Wolfgang Koch – Ortrud, Nina Stemme (23 septembre > 14 octobre), Ekaterina Gubanova  (18 > 27 octobre) – Der Heerufer des Königs, Shenyang – Vier brabantische Edle : Bernard Arrieta, Chae Hoon Baek, Julien Joguet, John Bernard – Vier Edelknaben : Yasuko Arita, Caroline Bibas, Joumana El Amiouni, Isabelle Escalier (* Débuts à l’Opéra national de Paris) –  décors Olga Pavluk – costumes Tatiana Dolmatovskaya – lumières Franck Evin – vidéo Alan Mandelshtam – chorégraphie Evgeny Kulagin – dramaturgie Daniil Orlov – Spectacle vu le mercredi 11 octobre 2023, avec Klaus Florian Vogt, dans le rôle de Lohengrin.

Du 23 septembre au 27 octobre 2023, à l’Opéra national de Paris, Place de la Bastille, 75012. Operadeparis.fr – diffusion en direct le 24 octobre sur le site de l’Opéra de Paris ; en différé sur Medici.tv à partir du 1er novembre, et sur France Musique le 11 novembre.

Blind Runner

Texte et mise en scène Amir Reza Koohestani, Mehr Theatre Group, spectacle en persan surtitré en français – au Théâtre de la Bastille, dans le cadre du Festival d’Automne.

© Benjamin Krieg

Elle, est prisonnière politique, son mari lui rend fréquemment visite, attitudes et états d’esprit fluctuent. Sous le regard des caméras de surveillance le fossé se creuse, le quotidien de la prison ne se raconte guère. Leur point commun, la course, qu’ils essaient de pratiquer l’un et l’autre, de chaque côté du mur de séparation : « On inspire, on expire ensemble » jusqu’à ce qu’elle lui fasse savoir qu’en fait rien ne lui manque, si ce n’est le marathon. » Une troisième figure vient s’intercaler, celle d’une jeune femme devenue aveugle suite à une balle reçue lors d’une manifestation. Comme eux qu’elle a rencontrés, elle espère fuir son pays pour rejoindre l’Angleterre. Pour y arriver, elle s’entraine à courir avec détermination, son projet étant de couvrir de nuit les vingt-sept kilomètres du tunnel sous la Manche pour en minimiser les risques.

© Benjamin Krieg

Un jour, la femme cherche à convaincre son mari de guider la jeune aveugle lors d’une course qui se tient à Paris, à laquelle elle doit participer et recevoir une médaille. Ill finit par accepter, la conversation entre eux est devenue si difficile. Il s’entraîne avec elle, une jeune femme banale, dit-il, à la recherche d’un rythme commun. De France, elle le retient et tous deux prennent la décision de ne pas rentrer et de tenter ce passage pour l’Angleterre auquel elle a tant rêvé, de nuit, et le plus rapidement possible pour ne pas risquer d’être percutés par le premier train du matin.

Quand ils pénètrent dans le tunnel, en courant, et que défilent les murs qu’ils longent, la caméra se substitue aux yeux défectueux de la jeune aveugle, et la bande-son entre en action. Alors survient le vrombissement d’un train.

La forme du spectacle, très rigoureuse, met en jeu l’image qui fait le va-et-vient entre les personnages au plateau, le couple, côte à côte et qui ne se touche pas, et les gros plans de leurs visages qui s’affichent sur un immense écran, en fond de scène. Le couple court réellement sur scène et s’épuise. Et l’image, comme le plateau nu, donne une impression d’immensité, alors qu’on est dans le parloir de la prison. L’image traduit l’espace de liberté auquel ils aspirent.

Derrière cette métaphore de la recherche de liberté par la course, Amir Reza Koohestani, auteur et metteur en scène iranien, parle de sa vie, de la société iranienne, de ses espoirs. Il a personnellement tenté la course et éprouvé cette illusion de libération d’une part, d’autre part il a observé les images des Jeux paralympiques de Tokyo que lui montrait la dramaturge, où des aveugles courent de toute leurs forces, attachés l’un à l’autre par la main. Enfin, derrière son récit se profile le sort de nombreux prisonniers politiques et se joue le destin d’une population souvent privée de ses droits.

© Benjamin Krieg

Né en 1978 à Shiraz, Amir Reza Koohestani écrit dès l’âge de 16 ans, puis suit des cours de mise en scène et de réalisation. Il tourne deux films restés inachevés avant de se consacrer à l’écriture de pièces de théâtre, il a 20 ans. Sa troisième pièce, Dance on glasses, est présentée au Théâtre de la Bastille en 2005 et le projette sur les scènes européenne et internationale. Depuis il en a écrit et monté beaucoup d’autres, dont Hearing qu’il a présentée au Théâtre de la Ville de Téhéran en 2015 avant de la présenter au Festival d’Avignon, puis au Théâtre de la Bastille, en 2016. Elle est le second volet d’une Trilogie dont la première s’intitule Timeloss, présenté en 2014 au Théâtre de la Bastille et la troisième Summerless, présentée au Théâtre National de Bretagne à Rennes, en 2018.

L’actrice et l’acteur qui interprètent les personnages de Blind Runner, Ainaz Azarhoush et Mohammad Reza Hosseinzadeh, ne ménagent pas l’énergie que demande la course, et intériorisent en même temps ce qui ne peut se dire, ils sont remarquables. La facture du spectacle par ailleurs interpelle par sa sobriété et met en lumière ce que privation de liberté, silence, et répression, veulent dire.

Brigitte Rémer, le 28 octobre 2023

Avec : Ainaz Azarhoush et Mohammad Reza Hosseinzadeh. Dramaturgie Samaneh Ahmadian – assistant à la mise en scène Dariush Faezi – lumières et scénographie Éric Soyer – vidéo Yasi Moradi, Benjamin Krieg – musique Phillip Hohenwarter, Matthias Peyker – costumes Negar Nobakht Foghani – traduction française et adaptation surtitrage Massoumeh Lahidji – opératrice surtitres Negar Nobakht Foghani – directeur de production Pierre Reis – Bureau Formart – assistante logistique et communication Yuka Dupleix – Bureau Formart

Du 5 au 20 octobre 2023, au Théâtre de la Bastille, 76 rue de la Roquette. 75011. Paris – sites : www.theatre-bastille.comwww.festical-automne.comwww.mehrtheatregroup.com – tél. : 01 43 57 42 14.

Une Assemblée de femmes et Me and my soul

© Alice Sidoli

Soirée en deux temps : présentation du spectacle Une Assemblée de femmes, d’après le texte d’Aristophane, par le Théâtre National Palestinien-Al Hakawati, (direction Amer Khalil), adaptation Jean-Claude Fall, co-mise en scène Roxane Borgna, Jean-Claude Fall et Laurent Rojol – précédé de Me and my Soul, performance et chorégraphie de Raïda Adon – Vu le 22 septembre à l’Institut du Monde Arabe/Paris, dans le cadre du cycle Ce que la Palestine apporte au monde.

C’est une soirée exceptionnelle présentée par l’Institut du Monde Arabe, avec le Théâtre National Palestinien-Al Hakawati. François Abou Salem, directeur de la compagnie El-Hakawati l’avait fondé en 1984 à Jérusalem-Est, et la troupe est venue à plusieurs reprises au Théâtre des Quartiers d’Ivry, invitée par Elisabeth Chailloux et Adel Hakim qui le dirigeaient. Ce dernier a mis en scène avec la troupe plusieurs spectacles : Antigone, en mars 2012, repris en novembre de la même année (cf. notre article du 15 novembre 2012, dans Le Théâtre du Blog) puis repris en 2017 pour l’inauguration de la Manufacture des Œillets (cf. notre article du 12 janvier 2017, dans Ubiquité-Cultures) ; Chroniques de la vie palestinienne co-mises en scène avec Kamel El Basha, un hymne à la vie, à la création, aux rêves qui avaient force de témoignage, comme les photos de Nabil Boutros rapportées des territoires palestiniens et présentées dans le hall du théâtre (cf. notre article du 27 mars 2012, dans Le Théâtre du Blog) ; Des Roses et du Jasmin une traversée de l’histoire contemporaine et du conflit israélo-palestinien de 1944 à 1988, spectacle présenté en 2017 (cf. notre article du 30 janvier 2017, dans Ubiquité-Cultures).

© Alice Sidoli

Une Assemblée de femmes, autrement dit celles qui siègent à L’Assemblée, est issue de L’Assemblée des femmes, comédie grecque antique d’Aristophane composée vers 392 avant Jésus-Christ : les Athéniennes se rassemblent à l’aube pour décider de leur sort et prendre les décisions qui s’imposent pour sauver la cité, en lieu et place des hommes. Pour ce faire elles se travestissent en empruntant à leurs maris et derrière leur dos, pantalons et vestes, chapeaux et chaussures, se collent barbes et moustaches postiches. « Tâche de parler comme un homme, sois comme un homme, pense comme un homme » se disent-elles entre elles, s’encourageant les unes les autres. En soi la situation est déjà des plus comiques, d’autant quand les hommes se réveillent et qu’ils se retrouvent sans vêtements, se souvenant avoir rendez-vous à l’Assemblée, et pour cause, ils sont payés. Ils revêtent alors les robes de leurs épouses.

© Alice Sidoli

La pièce est une satire politique autant qu’une ode à la femme, à la justice, aux droits humains. Les femmes font corps et se regroupent pour faire pression et dire non à l’oppression et à la violence. Elles sortent et se battent comme des lionnes, relèvent des défis à commencer par celui du patriarcat et de l’autocratie. Plusieurs draps tendus artisanalement et posés côte à côte, forment des écrans derrière lesquels, éclairées par des falots, elles projettent leurs ombres et envoient une multiplicité de messages, complément au texte et aux actions qui se déroulent sur scène. Une échelle et un porte-voix pour accessoires, des projecteurs pour éblouir la salle et s’adresser au peuple, le public. On est entre le théâtre de tréteaux et le théâtre-forum.

« Vous avez bien fait tout ce qu’on a décidé ? s’inquiète l’une d’elle, qui s’inscrit comme leader. » C’est par le burlesque qu’elles font passer leurs messages et abolissent le rapport scène-salle. On les retrouve prenant place dans le public, au premier rang, jouant avec les espaces scéniques et les espaces de la salle, avec le public. « Les femmes ont plus d’idées que les hommes » profèrent-elles avec décontraction et conviction, « elles font les choses de façon plus sensible, elles ont la responsabilité de la famille. »  Ces femmes poussent très loin le jeu, montent un programme politique, l’une se verrait bien présidente, tout en déclarant que « chacun de nous est capable de changer le monde. »

© Alice Sidoli

Le télescopage hommes-femmes prête à une cacophonie attendue, souligné par des cris, des sirènes hurlantes, des gesticulations, de la provocation. « Qu’est-ce qui a été décidé ? » se risque à demander l’une d’elle. « De leur donner le pouvoir » répond un homme. Et toutes de lancer leurs vêtements empruntés pour partir travailler. Un homme questionne sa femme, avec démagogie, la réponse est une scène de ménage et la déclaration d’une urgence absolue. « Nous allons proposer tout cela… » dit une autre. « Et toi, tu en penses quoi ? » demande une troisième à la salle. Un écran s’illumine des mots de Mahmoud Darwish : « Nous avons tout sur cette terre pour que ça vaille le coup de vivre… » et toutes se tournent vers le public pour le questionner. S’engage un débat avec la salle, qu’elles réussissent à maitriser : « Nous voulons entendre de vous. C’est le moment de… Donnez-nous vos idées. » Quelques questions fusent autour de l’impérialisme occidental, de l’éducation, de la violence conjugale, des religions, de l’apartheid vécu en Palestine.

Leur programme est annoncé, telle une belle utopie : « tout est à tous, on partage les terres et l’argent, les biens et les ressources et on fait communauté ; c’est la fin des puissants, personne ne pourra voler personne, tout le monde travaillera la terre… Il nous faut essayer. » Et chacune y va de son paradoxe : « Qui s’occupera de la maison ? Je peux vivre sans eux, oui mais qui nous remontera le moral ? » Et l’un apporte ses trois valises, pleines de ses affaires personnelles, pour partager : « Tu es fou, un peu de bon sens… » le reprend-on. Un autre attend de voir ce que fait le voisin. Deux autres semblent sceptiques et expriment leurs doutes et les choses se diluent, « il y a tant de choses qu’on a décidé de faire et qu’on ne fait jamais… » Et les Palestiniennes et Palestiniens présents sur scène, constatent leur capacité d’adaptation : « En Palestine, on change le monde tous les jours. »

La chute du spectacle leur donne du courage et des slogans : « Vous êtes fortes et vous êtes uniques. Femmes du monde, soyez fières d’être femmes. » On ne sait si, dans son Assemblée des femmes, Aristophane tournait en dérision l’utopie sociale et politique du pouvoir des femmes, ou les admirait, mais on peut lire la pièce comme un plaidoyer sur le vivre ensemble et la place des femmes, tant dans la société qu’en politique. Le Théâtre National Palestinien-Al Hakawati, et particulièrement les actrices, qui, le temps de la pièce, prennent le pouvoir, sont remarquables de causticité et de mobilité dans leur prise de parole publique et dans le langage théâtral qu’elles élaborent. On ne sait plus vraiment où l’on est : Athènes, Paris ou Jérusalem-Est dans sa tradition du Hakawati, le conteur arabe.

R. Adon, Me and my soul © A. Sidoli

Précédant une Assemblée de femmes, une performance et peinture vidéo signée de Raida Adon, Me and my soul, était présentée, dans une chorégraphie de Renana Raz. La forme mêle design vidéo et projection live réalisé par Asia Nelen, la danse est interprétée par Raida Adon. Une intervention proche du théâtre d’ombres où l’artiste dialogue avec son ombre, avec elle-même, et commente un texte poétique par ses dessins. Elle apporte un univers onirique face à la guerre, parle de résilience et d’espoir. Des oiseaux meurent en plein vol et se transforment en avion, des corbeaux de mauvais augure rôdent. Raida Adon mène un jeu à deux, basé sur le dédoublement et le face à face. Elle se relève et tombe, efface de sa jupe quelques signes qui se répètent et se déforment. Elle marche, puis se couche le long de l’écran qui affiche une croix, des cloches, les pleureuses. Elle grave ses dessins sur l’écran, s’allonge contre un corps mort, donne la main à une forme humaine-un squelette, puis son mouvement se suspend, elle chante et se fond au végétal. L’écran s’éteint, on entend le bruit de la mer qui se retire, au loin, et dont les couleurs se délavent et s’épuisent. Artiste palestinienne multimédia, Raida Adon lie ses œuvres – présentées dans plusieurs galeries et musées internationaux – à sa biographie, évoquant les nations en conflit et les relations entre les sociétés interdépendantes.

Le cycle proposé par l’IMA Ce que la Palestine apporte au monde a débuté au mois de mai et se poursuit jusqu’à la mi-novembre. Son objectif était d’évoquer la Palestine à l’heure où elle semblait quelque peu délaissée et de la montrer telle qu’elle inspire le monde, dans sa complexité et sa richesse, d’explorer, « comment vit, s’exprime et se perçoit la Palestine aujourd’hui. » Dans la crise du pire qui s’est invitée depuis le 7 octobre dernier et à laquelle elle fait face, et avec elle le monde, qu’en sera-t-elle demain ?

Brigitte Rémer, le 27 octobre 2023

Une Assemblée de femmes, avec :  Fatima Abu Alul, Ameena Adilehn, Iman Aoun (comédienne et directrice du Théâtre Ashtar), Mays Assi, Firas Farrah, Nidal Jubeh, Shaden Saleemn,  Amer Khalil (comédien et directeur du Théâtre National Palestinien-Al Hakawati) – adaptation,  Jean-Claude Fall – co-mise en scène Roxane Borgna, Jean-Claude Fall et Laurent Rojol – interprète Dana Zughayyar – traduction de la pièce d’Aristophane en arabe palestinien Ranya Filfil – Création franco-palestinienne par le المسرح الوطني الفلسطيني/ الحكواتي The Palestinian National Theatre, coproduite par le TNP, la Manufacture/compagnie Jean-Claude Fall, l’Institut Français de Jérusalem-Chateaubriand, avec le soutien du Consulat Général de France à Jérusalem – Me and my soul, Performance et peintures vidéo, Raida Adon – chorégraphie, Renana Raz – design vidéo et projection live, Asia Nelen.

Exposition Ce que la Palestine apporte au monde, du 31 mai au 19 novembre 2023, du mardi au vendredi de 10h à 18h, samedi et dimanche de 10h à 19h. Fermé le lundi – Institut du Monde Arabe, 1 Rue des Fossés Saint-Bernard, Place Mohammed-V, 75005 Paris – métro : Jussieu – site : www.imarabe.org – (cf. notre article du 30 juin 2023, dans Ubiquité-Cultures).

Mourn Baby Mourn

© Hélène Robert

Danse-performance, conception et danse Katerina Andreou – au Centre Georges Pompidou, dans le cadre du Festival d’Automne.

C’est un solo habité qu’elle danse, enfermée dans les murs invisibles de sa mélancolie. Katerina Andreou travaille la matière comme on pétrit une pâte, tiraillée entre deux options : l’abattement et l’allégresse. Sa gestuelle est singulière et magnétique. Elle essaie de bâtir ? Sitôt elle déconstruit. Elle tente l’envolée ? Bientôt elle retombe. Elle est dans l’exaltation ? Elle titube dans ses pensées négatives. Elle voudrait ? Elle ne peut. Elle saurait ? Elle s’immobilise. Elle rencontrerait ? Elle s’isole.

Au pays de Katerina Andreou il y a de la poésie, de la fantaisie, du désir et du non-désir, de la colère et de la douceur. Le geste est vain, le geste est plein, il n’est rien, dans le doute, il est tout, dans la colère et la provocation. Le geste est ritournelle, il est récurrence. Il s’inspire de l’univers de l’écrivain Mark Fisher, de ses pensées en philosophie politique, musique et culture populaire. Sans doute se souvient-elle des danses traditionnelles qui se pratiquaient dans les fêtes de village, dans la région de l’Épire au nord de la Grèce où elle passait les étés chez son père.

© Hélène Robert

L’espace scénique est cerné de néons posés au sol, quelques parpaings ici et là qu’elle manipule comme un forçat, sur un écran justement érigé en parpaings défilent des mots-clés comme tentatives de résoudre les énigmes du monde, de son monde. Ces mots projetés comme un flux et un reflux, déclaration, manifeste ou séries d’onomatopées, ajoutent au trouble. Katerina Andreou construit sa dramaturgie sur les bases incertaines du monde d’aujourd’hui et dans l’hypothèse de celui de demain. Autant dire qu’elle se débat dans le magma et la confusion d’un passé révolu et d’un futur incertain.

Dans Mourn Baby Mourn l’artiste remet en jeu ses utopies, se questionne sur la capacité et le sens de la création et semble tourner en rond dans un certain désespoir. Elle fait les cent pas, jette jambes et bras dans l’abandon de toute raison et lance ses fusées de détresse. Elle a de l’énergie, se jette à corps perdu, bouillonne et s’abandonne dans le flouté de territoires inconnus. Elle porte short et chaussures souples de boxeuse, devient animale, rend visible son invisible, véritable questionnement, actuel et brûlant, sur l’avenir.

Danser, écrire, se perdre, repousser le réel, se glisser dans les entre-deux d’un flot ininterrompu de pensées philosophique, chorégraphique et artistique, se rouler dans la confusion des sentiments, du monde, de la vie, d’elle-même, tout en gardant une certaine fraîcheur, est un acte funambule. Profonde et légère, elle expérimente, portée par un univers musical qui l’inspire, vents, souffles, répétitions, silences, rythmes, percussions, bourdonnements (création sonore du compositeur chilien Cristian Sotomayor). Elle partage en même temps qu’elle reprend, entre don et contre-don. Derrière ses propositions gestuelles et chorégraphiques, la Grèce où elle est née au début des années 80, peu de temps après la fin de la dictature, reste présente. Derrière son manifeste intime se profilent les archétypes de sa culture comme l’esprit des lamentations que porte le théâtre grec, la religion et la société.

© Hélène Robert

Katerina Andreou a rencontré la danse dans l’enfance, un peu par hasard et n’a pas été tout de suite séduite. Elle s’y est ensuite passionnée, s’est formée en Grèce à l’École nationale de danse d’Athènes, après avoir été titulaire d’un diplôme de l’École de droit. Elle a notamment collaboré avec DD Dorvillier, Anne Lise Le Gac, Lenio Kaklea, Bryan Campbell, est venue en France où elle s’est établie à Lyon et a obtenu le mas­ter en créa­tion cho­ré­gra­phique du Centre Natio­nal de la danse contem­po­raine d’Angers – programme Essais – diri­gé par Emma­nuelle Huynh. Elle a créé un premier solo, A Kind of Fierce, qui a reçu le prix Jar­din d’Europe 2016 au fes­ti­val Impuls Tanz de Vienne, suivi d’un second solo, BSTRD en 2018. Pour contrer la solitude imposée par le Covid en 2020, elle a imaginé un duo avec Natali Mandila, Zeppelin Bend basé sur l’amitié. Créé en 2022 aux Subsistances de Lyon – les SUBS, Mourn baby Mourn est son troisième solo.

Elle travaille en France et est artiste asso­ciée au Centre cho­ré­gra­phique natio­nal de Caen en Nor­man­die jusqu’en 2025, où elle poursuit son observation sur la vie d’aujourd’hui, l’époque qu’elle traverse et dans laquelle elle s’inscrit. Comme une alchimiste, elle transforme mélancolie et désarroi en acte artistique dans lequel pensée et chorégraphie mènent le bal.

Brigitte Rémer, le 24 octobre 2023

Conception et performanceKaterina Andreou – son, Katerina Andreou et Cristian Sotomayor – lumières et espace, Yannick Fouassier – texte, Katerina Andreou – regard extérieur, Myrto Katsiki – vidéo, Arnaud Pottier. Remerciements, Natali Mandila, Jocelyn Cottencin, Frédéric Pouillaude. Production, diffusion BARK/ Élodie Perrin. En tournée, le 9 avril 2024 au CCAM / Scène Nationale de Vandœuvres-les -Nancy.

Vu le 30 septembre 2023, au Centre Georges Pompidou, Paris – Dans le cadre du Festival d’Automne. Coordonnées au Centre cho­ré­gra­phique natio­nal de Caen en Normandie / direction Alban Richard – site : www.ccncn.eu – Festival d’Automne à Paris, site : www.festival-automne.com – tél. : +33 (0) 1 53 45 17 17.

The Confessions

© Christophe Raynaud de Lage

Texte et mise en scène Alexander Zeldin – Odéon-Théâtre de l’Europe – Coréalisation Festival d’Automne – En anglais surtitré en français.

Arrivant de la salle, monte sur scène une femme, simple et réservée, comme si elle passait par là un peu par hasard. C’est Alice, née en 1943 à Kiama, en Australie, figure de la mère d’Alexander Zeldin. Elle longe le rideau de scène, s’excusant presque d’être là. « Je n’ai rien d’intéressant à dire » annonce-t-elle timidement. Et pourtant c’est elle l’héroïne du soir et le fil conducteur du spectacle en forme de récit biographique. Le metteur en scène a longuement questionné sa mère et en a fait spectacle. The Confessions est une aventure humaine sensible en même temps qu’une aventure artistique. Aussi discrètement qu’elle est apparue, Alice s’échappe et disparaît par l’entrée d’un petit théâtre inséré dans la scénographie. Là le temps se décale et, dans un flash-back sur sa jeunesse elle devient l’une des trois jeunes filles qui attendent l’arrivée des cadets avec impatience, avant de disparaître à leur tour dans ce même petit théâtre.

© Christophe Raynaud de Lage

La séquence suivante est d’une autre facture et le rêve n’est plus. Le temps se décale à nouveau et nous introduit dans la cuisine de la maison – milieu ouvrier – où Alice, alors jeune fille étudiante, rentre chez elle. Elle rend compte à ses parents de son échec à l’examen de fin d’année, consciente qu’ils avaient engagé leurs économies pour qu’elle poursuive ses études. « Je ne sais quoi faire » dit-elle dans un réel  désarroi. Avec un certain sens pratique la mère suggère qu’elle se marie tandis que le père se montre plus réfléchi et philosophe et la guide avec douceur, lui répondant « Reste toi-même ! » On apprend qu’il peignait des tableaux sans en avoir beaucoup parlé – jusqu’à un moment où, sans explication, il avait soudainement cessé de peindre. Antoine Watteau, peintre de la fin du XVIIème qui aimait représenter le théâtre, est un de ses sujets favori. Son Pierrot, tristement lunaire, parle de solitude. Comme en mouvement, il semble vouloir sortir du cadre.

Puis la vie suit son cours, Alice se marie avec Gray, un officier de marine des plus désagréables, jusqu’à la violence. On assiste à un sinistre dîner chez des amis où la jeune femme ose exister et s’amuser, lui est fermé, agressif. La séparation qui s’annonce puis se consomme sera pour elle salutaire dans sa quête et sa construction personnelles. « Tous les hommes sont meurtriers » lui dit son amie. Elle part à Sidney et fréquente un cours qui la captive sur la poésie, la mélancolie et l’injustice, s’amourache du professeur qui abusera d’elle. Plus tard, quand elle aura repris sa vie en mains elle le lui fera payer en le déshonorant à son tour. Elle quitte l’Australie pour voyager, Florence, Paris, s’installe à Londres, dans les années 1980, années de transformations sociétales, fréquente la bibliothèque du British Museum, y retrouve une amie d’enfance, donne un sens à sa vie en rencontrant Jacob qui sera le père de ses enfants.

© Christophe Raynaud de Lage

Alexander Zeldin part de vies minuscules, du choc des classes sociales, de la violence sociale, du patriarcat, de la difficulté d’être femme dans les années 50/60, de dignité. Il parle du réel – ici de sa mère – avec beaucoup de simplicité, et du métier de vivre, donnant ainsi un caractère universel à ce récit de vie. Décors et costumes (Marg Horwell) sont inscrits dans leur temps comme des évidences, les décors sont à vue. Neuf acteurs portent avec précision les différents rôles, Alice jeune (Eryn Jean Norvill) fait face à Alice plus âgée (Amela Brown), le glissement de l’une à l’autre construit un personnage en miroir et toutes deux dégagent une grande douceur.

Auteur et metteur en scène britannique, artiste associé à l’Odéon-Théâtre de l’Europe depuis trois ans, Alexander Zeldin, fut l’assistant de Peter Brook et Marie-Hélène Estienne. On le connaît pour sa Trilogie sur « Les Inégalités » composée de Beyond Caring, qui raconte l’histoire de travailleurs de nuit dans une boucherie industrielle, Love, dont l’action se passe dans un centre d’hébergement temporaire en Angleterre et Faith, Hope and Charity, sur la fermeture d’une banque alimentaire. Il a également monté Une mort dans la famille qui se situe dans un Ehpad.  The Confessions est d’une autre nature puisque le spectacle part de la mémoire familiale à travers le parcours de sa mère. Dans tous les spectacles qu’il conçoit, écrit et met en scène, Alexander Zeldin propose une autre manière de regarder le monde et parle d’humanité, et les éléments de théâtre qu’il apporte, éclairent son propos

Brigitte Rémer, le 13 octobre 2023

Avec : Joe Bannister, Amelda Brown, Jerry Killick, Lilit Lesser, Brian Lipson, Eryn Jean Norvill, Pamela Rabe, Gabrielle Scawthorn, Yasser Zadeh. Scénographie et costumes,Marg Horwell – mouvement et chorégraphieImogen Knight – lumière,Paule Constable – composition musicale, Yannis Philippakis – son, Josh Anio Grigg – directeur de casting, Jacob Sparrow – casting australienSerena Hill – collaboratrice à la mise en scèneJoanna Pidcock – soutien dramaturgique, Sasha Milavic Davies – travail de la voix, Cathleen McCarron – coaching linguistique, Louise Jones, Jenny Kent – surtitrages, Valentine Haussoullier.

 Du 29 septembre au 14 octobre 2023, à l’Odéon-Théâtre de l’Europe, 75006. Paris – métro : Odéon – site : www.theatre-odeon.eu – En tournée : 19 octobre au 4 novembre 2023, National Theatre of Great Britain (Royaume-Uni) – 8 au 12 novembre 2023, Comédie de Genève (Suisse) – 15 au 18 novembre 2023, Théâtre de Liège (Belgique) – 22, 23 et 24 novembre 2023, Comédie de Clermont-Ferrand, scène nationale – 5 et 6 avril 2024, Centro Cultural de Belém, Lisbonne  (Portugal) – 10, 11 et 12 avril 2024, Teatros del Canal, Madrid (Espagne) – avril 2024, Schaubühne, Berlin (Allemagne) – 3, 4 et 5 mai 2024, Théâtres de la Ville de Luxembourg – 9, 10 et 11 mai 2024, Piccolo Teatro di Milano Teatro d’Europa (Italie).

Ojalá estuviera en Egipto – I wish I was in Egypt

J’aurais aimé être en Égypte – Rétrospective des photographies de Nabil Boutros – Centro Atlántico de Arte Moderno/CAAM, Cabildo de Gran Canaria, Las Palmas – Commissariat d’exposition Katerina Gregos.

Façade du CAAM © Brigitte Rémer

Dans le quartier historique de Vegueta, la vieille ville de Las Palmas, se trouve le Centro Atlántico de Arte Moderno/CAAM, un bâtiment du XVIIIème siècle restauré par le grand architecte espagnol Francisco Javier Sáenz de Oiza, inauguré en 1989. La maison mitoyenne, administration du Musée, remonte au XVIème, sa porte en pierre sculptée témoigne du syncrétisme des styles musulman, gothique et renaissance. On pénètre dans ce bâtiment lumineux comme sur le pont d’un bateau, l’Atlantique au bout de la rue. Des passerelles d’acier, des rampes et traverses, un sol de marbre, tout y est blanc immaculé. Dirigé par Orlando Britto Jinorio, le Centro Atlántico de Arte Moderno est un lieu magique de rencontre entre l’Europe, l’Afrique et l’Amérique, en même temps qu’un lieu de fierté locale qui a construit en son centre un espace clos, évoquant un patio à la manière des maisons de Las Palmas. À travers Ojalá estuviera en Egipto, Nabil Boutros nous apostrophe et montre son travail photographique le plus significatif, vingt-cinq ans de ses travaux réalisés de 1997 à 2023. Un temps recomposé, en dix séquences.

L’Égypte est un pays moderne, de N. Boutros © BR

Artiste plasticien franco-égyptien vivant et travaillant entre Paris et Le Caire, Nabil Boutros a montré son travail, principalement tourné vers l’Égypte et le Moyen-Orient, dans des manifestations internationales, des institutions culturelles et des galeries privées. Le Centro Atlántico de Arte Moderno de Las Palmas l’invite à présenter une rétrospective de son œuvre, ici majoritairement photographique, art auquel il s’est consacré depuis la fin des années 80. Chaque série, chaque thème a été présenté séparément dans le cadre d’expositions collectives, à Paris, au Caire, à Alexandrie, et dans bien d’autres villes. Nous l’avons observée et commentée au fil des ans, depuis l’année 2005*. Même si une œuvre en solo parle et se suffit à elle-même, la notion de rétrospective – pour Nabil Boutros une première – met en lumière les différents calques, couches et strates de l’œuvre dans son ensemble. Elle amplifie le geste artistique, démultiplie les visions, montre l’évolution de la pensée philosophique et sociologique qui sous-tend la démarche de l’artiste, son appropriation des techniques, les mouvements et variations de son parcours artistique.

Alexandrie, de Nabil Boutros © Brigitte Rémer

Après des études aux Arts-Décoratifs du Caire, puis aux Beaux-Arts de Paris, Nabil Boutros a débuté avec la peinture. La photographie intervient dans son œuvre à partir de la fin des années 80, noir et blanc-tirages argentiques, puis couleur-prises de vue en numérique. Il réalise aussi des scénographies et crée la lumière de spectacles pour le théâtre, et des scénographies d’expositions on ne peut plus poétiques, consacrées aux enfants, dans les bibliothèques. Il croise le travail d’écrivains, réalise des installations multiformes, dans de nombreux pays. La constante de son travail et son fil d’Ariane touchent au regard qu’il pose sur l’Égypte, son pays d’origine, regard qui fluctue selon les événements, l’épaisseur de la colère, sa quête d’identité. « Je crois que, désormais, je n’ai envie de photographier que l’Égypte… » disait-il dans une interview à Souâd Belhaddad en 2003, alors qu’il reconnaît ses sentiments paradoxaux et ambigus par rapport au pays, qu’il avait quitté à l’âge de vingt ans.

De retour, à partir des années 90, ses déclarations d’amour à l’Égypte se gravent, sous différentes formes, avec une partie de la mémoire du pays, qui s’envole. Il entreprend pendant sept ans un travail sur les Coptes du Nil, (1997-2004) – une des plus anciennes chrétientés remontant au Ier siècle après J.C. née à la suite de la prédication de l’évangéliste Marc – dont le CAAM présente cinq séries, dans une pièce intime et protégée. Lui-même issu d’une famille copte, il en montre les rituels et le quotidien et compose très librement des montages de trois ou quatre photographies de tailles différentes, mêlant noir et blanc avec couleurs, pour raconter l’histoire autrement, selon sa sensibilité et sa perception des pratiques :

Coptes du Nil, de Nabil Boutros © Brigitte Rémer

jeux d’ombres, flottements de lumière et envols de tissus noirs, réverbérations dans divers monastères dont celui de Gabal El Teir à Minya et ceux du Wadi Natroum. « L’identité copte est un héritage plus que millénaire et son ancrage dans la terre de l’Égypte est total. Les mois coptes par exemple, sont un héritage direct des mois pharaoniques, les plus justes de l’antiquité, conçus au rythme du Nil, de l’agriculture et des saisons. Les paysans s’y réfèrent encore aujourd’hui » écrit-il. Ce travail avait été entre autres présenté aux Vème Rencontres de la Photographie Africaine/Bamako 2003 sur le thème Rites sacrés/Rites profanes et avait prêté à la publication en 2007 d’un imposant ouvrage de référence, Coptes du Nil, entre les Pharaons et l’Islam ces chrétiens d’Égypte aujourd’hui, sur un texte de Christian Cannuyer, offrant ainsi un morceau de cette terre d’Égypte ! comme il aimait à le dire.

Dans une seconde pièce, aussi intime et jouxtant la première, le CAAM présente la Série Le Caire-Alexandrie, (1998-2004). Nabil Boutros avait entrepris une longue série de portraits d’Égyptiens en respectant un protocole particulier : à la tombée de la nuit, quand le temps se suspend, il cherche les lieux habités, une permanence dans son cheminement, « lorsque la vie cesse d’être éblouie par le soleil » dit-il. La nuit délivre sa part de mystère et de divin, parfois la part d’obscurité de l’homme. Au Caire, des amoureux sont sous un pont, un homme passe devant un panneau publicitaire, deux femmes attendent un autobus ; à Alexandrie, ville de villégiature, la mer tient le rôle principal, dans les cafés on joue à la taoula ou aux dominos, Edouard Al-Kharrat y a vécu et écrit entre autres La Danse des passions et Alexandrie, terre de Safran. Le Centre Culturel Français d’Alexandrie a exposé ces séries d’ombre et de lumière en avril 2005. Le clair-obscur fait penser à Rembrandt. « La photographie a quelque chose à voir avec la résurrection » dit le philosophe Roland Barthes.

Égyptiens, de Nabil Boutros © Brigitte Rémer

Autre regard sur l’Égypte porté par Nabil Boutros et qui n’est pas sans dérision, L’Égypte est un pays moderne, réalisé en 2006 sous l’égide du Centre français d’Alexandrie et du Goethe Institut. Autour de ce concept de modernité, la présentation se fait ici en six séries de deux photos de même format posées côte à côte, et de six séries où se juxtaposent un petit et un grand format. GlobaLocal s’intitulait à l’origine l’exposition où le regard de Nabil Boutros, dans son art du détail, raconte avec humour et provocation ce qui lui saute aux yeux dans les bonnes intentions et paradoxes de la vie égyptienne, ses constructions, son modernisme débridé et un peu kitsch. L’obsession du pays est bien là, dans ses traumatismes et son intranquillité. Dans cette même immense salle du CAAM, un mur fait référence à la guerre, sous le titre Un Voyage de printemps (2014). Six photographies dont le point de départ est comme une belle carte postale : la photo d’un quartier, d’une felouque sur le Nil, de la Côte Nord près d’Alexandrie, un paradis perdu où les balles ont dégradé le paysage et les explosions semé incendie et terreur. Collées directement sur le mur, ces photographies gravent la confrontation Israël/Palestine. Les cadres sont bordés d’une calligraphie en arabe classique, peut-être quelques sourates. Dans ce même espace se trouve une installation de cartes à jouer géantes, intitulée Tentative pour construire des pyramides aujourd’hui (2023). Entre arrogance et représentation du pouvoir, papier peint collé sur carton poker menteur avec chiffres et dessins dissimulés vers l’intérieur, parfois en rébus ou en miettes. La barbarie y côtoie l’atout cœur.

Nouvel ordre du monde, de N. Boutros © BR

Plus loin, sur la main courante d’une des passerelles du CAAM, Nabil Boutros nous regarde à travers vingt-quatre autoportraits de sa série Égyptiens ou L’habit fait le Moine, (2011). Il s’est grimé et mis en scène, interprétant les rôles de l’Égyptien moyen : un mimodrame où il est un parfait musulman avec la tabaâ – marque ostensible de sa piété, un voyou du coin de la rue, un pope chez les coptes, un homme d’affaire, un sportif, ou encore un Saïdi de Haute Égypte, avec ou sans moustache, avec ou sans barbe, il a le regard de la Joconde qui vous transperce et vous suit. On est dans le travestissement et la métamorphose, la distorsion et la déconstruction. On est dans l’effet miroir et le simulacre, vers une nouvelle image de soi où se côtoient transgression, dissimulation et provocation. Moins ludique, sur l’autre main courante, la série de nombrils en deux panneaux intitulée Nouvel ordre mondial (2018-2020) où trente-huit personnes se sont prêtées au jeu de la photographie. Certains nombrils, tels des boutons posés sur toutes morphologies, ont une signature, un commentaire, un mot, une phrase en guise de tatouage, une pratique millénaire, qui n’a plus rien de subversif.

Lui faisant face, la série Futur antérieur (2017) est une série de photomontages ayant pour source les films égyptiens des années soixante, série qui avait été présentée à l’Institut du Monde Arabe à Paris, lors de l’exposition Divas, d’Oum Kalthoum à Dalida. Dans un pays de cinéma et de comédies musicales, Nabil Boutros réinterprète ces séquences en les légendant au regard d’événements d’aujourd’hui et en écho à ses souvenirs personnels. Il digresse et raconte des histoires dans l’histoire, des rêves du passé, des traces de l’enfance, dans des temps qui se télescopent.

Condition Ovine © Nabil Boutros

Dans un grand espace de ce même premier étage, de l’autre côté, la dernière pièce du puzzle pour reconstituer le portrait de l’artiste, Condition Ovine (2014), impressionne. Soixante et onze photos de 60 x 60 cm, et autant de brebis, d’agneaux et de béliers, portraits en gros plans photographiés de façon très élaborée et qui sont alignés les uns à côté des autres, tels des stars. Ils sont tous différents, certains à la laine épaisse, d’autres parfaitement lisses, des jeunes et des vieux aux robes de toutes nuances, quelques-uns portent une cloche, d’autres une marque de métal telle une boucle d’oreille. Pour ce court instant de vie fixé en chambre noire, Nabil Boutros a recherché des éleveurs qui acceptent d’aménager leur bergerie en studio photo. Ils sont ici en majesté, chacun est unique et arbore avec fierté et individualité ses signes distinctifs. L’agneau demeure le symbole sacrificiel par excellence, dans les trois religions monothéiste – judaïsme, christianisme, islam. Entre sédentarité et transhumance saisonnière, les moutons ont leurs codes et règles de conduite dont l’instinct grégaire qui leur commande de se regrouper quand ils se sentent menacés. La salle est impressionnante et mérite qu’on s’y attarde.

Voyage de printemps © Nabil Boutros

L’oeuvre de Nabil Boutros joue de la distance ironique et caustique, de l’humour, de la dérision, de l’absurde pour inventer un réel qu’on dirait plein de torrents et de troubles. Son pouvoir de la narration – mis en exergue par la commissaire d’exposition, Katerina Gregos, dans la rétrospective des œuvres présentées dans ce magnifique Centro Atlántico de Arte Moderno/CAAM de Las Palmas  – est sensible et magnétique. Près de chaque séquence photographique se trouvent un discret cartel et quelques mots de l’artiste. Les tirages sont superbes, impression en Papel Rag photographique sur carton plume, ce papier-coton très lisse au blanc naturel pour des couleurs intenses et des noirs particulièrement profonds.

Nabil Boutros a réalisé de nombreux autres travaux et publié divers ouvrages. « Les images, contrairement aux mots, sont accessibles à tous, dans toutes les langues, sans compétence ni apprentissage, préalables » écrit justement Régis Debray, écrivain et philosophe. Et derrière les mots, rien n’est transmissible que la pensée. « L’idée qui passe ne fait pas d’ombre elle est l’oiseau d’un ciel d’encre il coule dans nos yeux il écrit le monde » dit le poète Bernard Noël dans La Chute des temps, avant de poursuivre : « L’image, qu’est-ce que l’image quand la vie vient sur nous et plus rien que son pas de passante pressée ce que je dis est une larme… »

L’œuvre de Nabil Boutros, multiforme, communique émotion et perception du monde. Elle est habitée et pose la question de la représentation, du sacré, des forces à ne puiser qu’en soi-même, de l’éthique et de la transmission. Une urgence culturelle.

Brigitte Rémer, le 21 octobre 2023

Futur antérieur, de Nabil Boutros © Brigitte Rémer

Séries des œuvres exposées : Serie Coptes du Nil, 1997-2004. Impresión en Papel Rag Photographique 210 g sobre cartón pluma. 15 de 75x 21cm – Serie Egypt is a moderns country, 2006. Impresión en Papel Rag Photographique 210 g sobre cartón pluma. 17 de 75x103cm, 8 de 75x 60 cm – Serie Alexandria, 2004. Impresión en Papel Rag Photographique 210 g sobre cartón pluma 10mm. 20 de 75 x 52 cm – Serie Cairo, 2004. Impresión en Papel Rag Photographique 210 g sobre cartón pluma.25 de 75x119cm – Serie Egyptians, 2011. Impresión en Papel Rag Photographique 210 g sobre cartón pluma.24 de 60x50cm – Serie Spring trip, 2012. Wallpaper encolado directo a pared. 6 de 100x145cm – Serie Ovine Condition, 2014. Impresión en Papel Rag Photographique 210 g sobre cartón pluma. 75 de 60x60cm – Serie Future antérieur, 2017. Impresión en Papel Rag Photographique 210 g sobre cartón pluma. 7 de 82x110cm – New World Order. Serie Belly Buttons, 2020. Impresión en papel Rag Photographique 210 g sobre cartón pluma. 120 de 30×30 cm – An attempt to build pyramids today, 2023. Instalación, wallpaper encolado a cartón. Cuatro de 261×189, 4 de 210×150, 20 de 159 x 105, 16 de 132 x 93 cm – * Voir nos différents articles dans www.ubiquité-cultures.fr rubrique Archives.

Rétrospective Ojalá estuviera en Egipto – 20 juillet 2023 au 21 janvier 2024, du mardi au samedi de 10h à 21h, le dimanche de 10h à 14h – au Centro Atlántico de Arte Moderno/CAAM, Calle de Los Balcones, Las Palmas de Gran Canaria – tél. +34 928 311 800 – site : www.caam.net.

La Terre entre les mondes

© Sylvain Martin

Texte Métie Navajo – mise en scène Jean Boillot, Compagnie La Spirale – à l’Échangeur, Bagnolet.

Nous sommes au Mexique dans la communauté Amérindienne, chez les Mayas, « le pays le plus proche des dieux, là où avant il n’y avait rien, il n’y avait que nous… » rappelle un paysan indigène vivant avec sa fille, Cecilia, dans un petit village agricole. Il nous prend à témoin de sa vie, son identité, son métier, sa région en pleine mutation. D’emblée, la lumière envahit la scène d’une belle clarté, dans une scénographie blanche et ouverte à l’avant, sombre à l’arrière où l’on aperçoit un ceiba sacré destiné à être abattu et qui symbolise l’axe du monde, et comme la fin d’un monde.

L’agriculture se meurt dans ce village où l’industrie remplace avec brutalité les méthodes et savoir-faire ancestraux, où les paysans n’arrivent plus à nourrir les leurs. Nous suivons la famille de Cécilia et son père, rassemblant leur force de travail pour tenter de survivre. Une certaine fatalité et un grand désarroi habitent le père, sa fille marche sur ses pas et se lance dans la révolte et les actions à entreprendre pour faire entendre leur identité et défendre leur environnement, leur outil de travail et leur culture. Chaque jour, les blessures et déflagrations infligées au village, détruisent un peu plus l’agriculture traditionnelle, et rongent le père. Le combat est inégal, les machines agricoles vrombissent et « font en deux heures ce que nous faisons en deux mois » constate l’homme, resté seul, sa femme étant un jour partie à la ville et jamais revenue.

© Sylvain Martin

À la force du poignet, Cecilia trouve une place dans une famille mennonite pleine de règles, de morale et de principes où on l’emploie. Elle y bat le linge, penchée sur une grosse bassine tandis que les filles de la maison qui ont son âge, s’épient, se jalousent, se battent, parfois cousent des poupées, coincées dans leur vie routinière. Il y a des jeux pervers entre les soeurs, des accusations, des histoires cachées de sexe, le viol comme une banalité. « Nous ne manquons de rien, c’est une belle vie… » lui fait-on croire. Elles ont interdiction de parler à Cecilia. Pourtant, l’une d’entre elles, Amalia, déroge à la loi familiale et se lie d’amitié avec elle, dans une inextinguible soif d’apprendre et de découvrir le monde, les autres, un nouveau mode de vie. Cecilia se fera renvoyée mais Amalia la rejoindra pour découvrir cet autre monde dans sa quête éperdue de liberté, à la fin du spectacle.

La Terre entre les mondes montre le quotidien de deux familles aux modes de vie radicalement éloignés et parle principalement des injustices sociales et de la lutte que mène le milieu agricole traditionnel pour préserver ses terres que de puissants industriels leur arrachent, et leur volent. Le constat est accablant dans ce combat entre David et Goliath : « Il n’y a plus d’arbres mais du soja à perte de vue, le soja et le sorgho ont remplacé le maïs » ; les pesticides répandent leurs cancers et la pollution touristique gagne la campagne. « Ils ont encerclé la forêt de barbelés, il faut chercher à résister, mais qu’est-ce que nous y pouvons ? » dit le père avec résignation, tandis que Cecilia reprend le flambeau du combat et part à la ville pour défendre ses pairs et leurs propriétés. « La communauté internationale vous regarde » dit-elle avec témérité aux fonctionnaires qu’elle rencontre, plus prompts à promettre qu’à agir. Et elle raconte son voyage, peu confortable quand on est pauvre, parlant de la démocratie comme d’une fête. « Nous faisons partie d’un cycle » conclut-elle.

© Sylvain Martin

Autre combat, avec elle-même, sa grand-mère qu’elle vient d’enterrer, Abuela, la hante, sa présence magique la rassurait. Pleine de bon sens et telle une revenante, Abuela fait des apparitions sur scène, apportant tendresse et humanité, sagesse et mémoire de la culture Maya et de sa langue, dans laquelle elle échange avec sa petite fille, une langue ancestrale si proche de la langue des oiseaux… Le spectacle nous mène au cœur des archétypes de l’identité mexicaine, notamment de la Malinche, mère symbolique du peuple mexicain et d’Emiliano Zapata, l’un des principaux acteurs de la révolution mexicaine de 1910, défendant la restitution des propriétés collectives confisquées dans les villages, et nationalisées. Ensevelie à la hâte, on donne à Abuela une sépulture digne. Placée dans son cercueil, elle chante et les ombres portées sur le mur l’accompagnent.

La Terre entre les mondes convoque les esprits mais ne s’éloigne pas de la réalité paysanne dont le texte de Métie Navajo porte la cause et qui, aujourd’hui, résonne dans le monde entier. Poétiquement éclairé par Ivan Mathis, le spectacle traduit les mutations du paysage où « même le lac est asséché et où la vie s’enfuit du pays, où, derrière les plantations il n’y a plus rien, qu’une croix sans Christ, une croix du diable. » La bande son, réalisée par Christophe Hauser, participe de l’élaboration d’un univers aussi magique que réaliste, donnant à percevoir les bruits de la nature et de l’environnement agricole. Jean Boillot, qui signe la mise en scène, en a finement ciselé le langage théâtral et dirigé les acteurs. Il a fondé en 1995 la compagnie La Spirale qu’il dirige et qui est installée à Metz, et débute une résidence de trois ans à Bords 2 Scènes, lieu de diffusion conventionné de Vitry-le-François. La Spirale s’attache à développer des écritures qui mêlent théâtre, musique et numérique, avec une adresse particulière aux adolescents. La Terre entre les mondes est un spectacle sensible qui contient une puissance onirique dans lequel tous les éléments s’emboîtent pour servir le propos, et c’est très réussi.

Brigitte Rémer, le 12 octobre 2023

Avec : Lya Bonilla, Sophia Fabian, Christine Muller, Giovanni Ortega, Cyrielle Rayet, Stéphanie Schwartzbrod
- assistanat à mise en scène Philippe Lardaud
- conseil dramaturgique David Duran Camacho – scénographie Laurence Villerot – création lumière Ivan Mathis – création costume Virginie Breger – création sonore Christophe Hauser – régie générale Perceval Sanchez – stagiaire Augustin Pot. Le spectacle a été créé au Théâtre Jean Vilar de Vitry-sur-Seine en novembre 2022, dans le cadre des Théâtrales Charles Dullin. Lauréat Artcena 2021, le texte est publié aux Éditions Espace 34.

Du lundi 2 au Jeudi 12 octobre 2023 à 20h30, le samedi à 18h00, relâche le dimanche – Théâtre de l’Echangeur, 59 Av. du Général de Gaulle, 93170 Bagnolet – métro Galliéni – tél. : 01 43 62 71 20 – sites : www.lechangeur.com et www.laspirale-jeanboillot.com – En tournée : 17 au 21 octobre 2023 : Théâtre La Joliette, Marseille – Avril 2024, EBMK de Metz, – 4 mai 2024 au Théâtre Jean François Voguet de Fontenay-sous-Bois – 14 mai 2024 au Théâtre L’Onde, de Vélizy Villacoublay.

L’Opéra de Quat’sous

Texte Bertolt Brecht – Musique Kurt Weill – adaptation et mise en scène Thomas Ostermeier – direction musicale Maxime Pascal – avec la collaboration d’Elisabeth Hauptmann – à la Comédie Française, Salle Richelieu.

© Jean-Louis Fernandez

Inspiré de The Beggar’s Opera de John Gay (1700), l’Opéra de Quat’sous a été créé le 31 août 1928 au Schiffbauerdammtheater de Berlin dans une mise en scène de Bertolt Brecht lui-même et fut l’un des plus grands succès théâtraux de la République de Weimar. La pièce fut ensuite représentée à Paris en 1930 dans des décors et costumes de Gaston Baty. Brecht avait investi ce thème qu’il reprit dans son premier roman en 1934, intitulé Le Roman de Quat’sous. Né en 1898, il avait tout juste trente ans quand il écrivit l’Opéra de Quat’sous. Il avait entrepris, à partir de 1917, des études de philosophie, puis de médecine, à l’Université de Munich avant d’être mobilisé comme infirmier, à la fin de la Première Guerre mondiale. Il publia successivement Tambours dans la nuit, couronné du prix Kleist en 1922, Spartacus et Dans la jungle des villes, devint conseiller littéraire dans les années 20, puis rejoignit le Deutsches Theater de Max Reinhardt avec l’actrice Helene Weigel, qui deviendra sa femme. L’Opéra de Quat’sous, comme Homme pour homme un an plus tôt, propose une forme théâtrale inédite qui puise dans l’opérette, le jazz et les chansons de cabaret. Brecht, qui se trouve entre sa période expressionniste et l’époque de ses pièces didactiques, travaille en compagnonnage avec le compositeur Kurt Weil, et la pièce est écrite avant son engagement dans le marxisme. Plus tard il théorisera le théâtre épique et mettra au point son concept de distanciation. Contraint à l’exil, à l’arrivée des nazis, Brecht parcourt l’Europe, s’installant au Danemark, puis en Suède et en Finlande, avant de rejoindre la Californie en 1941. Ces années d’errance furent néanmoins fécondes, il écrit alors La Vie de Galilée, Mère Courage et ses enfants, et La Résistible Ascension d’Arturo Ui. Contraint de quitter les États-Unis en 1947 pour raison de maccarthysme, Brecht rejoint la République Démocratique Allemande où il fonde le Berliner Ensemble en 1949. Il meurt en 1956, quelques mois après avoir assisté à la reprise de L’Opéra de Quat’sous monté par Giorgio Strehler, au Piccolo Teatro de Milan.

Le travail de Brecht avec Kurt Weil, compositeur de théâtre et d’opéra emblématique,  né deux ans après lui, est essentiel dans l’œuvre de l’écrivain. Kurt Weill marque l’effervescence musicale et culturelle de la République de Weimar et l’essor de la comédie musicale à Broadway dans les années 1940. Il travaillera avec différents dramaturges et imprimera sa marque de fabrique, mêlant le jazz et les musiques populaires teintés d’une certaine mélancolie. Le prélude de la pièce, ici nommée La complainte de Mac-la-Lame deviendra un standard de jazz interprété, entre autres, par Louis Armstrong et Ella Fitzgerald.

Il y a de l’utopie dans l’Opéra de Quat’sous, pièce qui tient une place à part dans le paysage théâtral. Sur des panneaux, ici sorte de journaux lumineux, s’inscrivent les titres des chapitres et des chansons, rendant très lisible l’ensemble. Ils s’affichent et coulent comme un ruisseau à travers le plateau. Au-delà des titres, sur des écrans de différents formats s’affichent des dessins et des commentaires, sorte de superpositions et de collages « Wanted, Employed » ou de slogans politiques : « Grâce à qui, les congés payés ? » ou « Engagez-vous ! » (vidéo Sébastien Dupouey). Le scénario : Macheath, chef de bande mafieux, dévalise les passants, entretient des relations courtoises et même amicales avec les représentants de l’ordre, maltraite les malfrats de son cercle et consolide ses affaires en se mariant. Sa bipolarité liée à ses intérêts lui permet de travailler sur une large palette d’attitudes et d’humeurs, et il sait se montrer tantôt insolent, tantôt séducteur, traqué, présomptueux, avisé etc.

© Jean-Louis Fernandez

La mise en place du décor, escaliers, plate-forme et passerelles, qui n’est pas sans rappeler le constructivisme du début du XXème, (scénographie Magdalena Willi) se réalise à vue et fait partie de la démarche de mise en scène, jusqu’à la première chanson brillamment interprétée par Lucy, fille de Brown (Claïna Clavaron) qui disparaît par les airs. « On va faire Brecht » dit une sorte de recruteur au jeune homme qui se présente à lui et qui a l’air un peu largué : il est recruté sur le champ pour la surveillance du district. Cigare, veste de cuir… Une sorte de duo introductif, humoristique, se met en place, à la manière d’un sketch, ou d’un intermède. « Brecht, il aimait vraiment les voitures de course ? » Et le recruteur demande à son assistante d’apporter le vêtement du nouvel employé. L’assistante, personnage direct et plutôt déluré, n’est autre que Mme Peachum qui se met à chanter (Véronique Vella) : « Qui lave ?… Qui ?… Qui… ? »

Macheath, ou Mac-la-Lame (Birane Ba), le fiancé de Polly, fille unique des Peachum et bandit de grands chemins apparaît au milieu des écrans comme un vrai crooner, sur la passerelle haute. Il surplombe et contrôle la situation. La rencontre avec Polly (Marie Oppert) est des plus romantiques, la jeune femme se montre très amoureuse. Leur noce se tient – surprise pour elle qui pourtant fait bonne figure – dans une écurie. Elle porte le voile de la mariée. Mac-la-lame une splendide veste argentée, chapeau et gants coordonnés (les costumes sont de Florence von Gerkan). Il est accompagné de ses compères et acolytes, gouailleurs, provocateurs, hors la loi sous sa coupe et ses ordres : la Découpe, Saul dit Saule-pleureur, Matthias dit Matt-la-Mitraille, Jacob dit Coco-la-Pince, qui règleront leurs comptes, raconteront leurs derniers larcins, offriront leurs cadeaux à la mariée (dont une magnifique chemise de nuit…) pousseront la chansonnette et se livreront à une partie de lancement de tartes à la crème, osée et savoureuse. Arrivés débraillés, ils étaient revenus pour la noce, portant d’impeccables vestes blanches. Polly leur donne le change et, à son tour leur offre un numéro à sa manière, se transformant en parfaite animatrice.

Jenny la flibuste apparaît à son tour, superbe voix de soprano (Elsa Lepoivre), puis le chef de la police de Londres, Brown, grand ami et complice de Macheath, en apparence, mais qui a plusieurs visages : l’homme privé et le fonctionnaire et qui vient lui souhaiter tout le bonheur du monde (deux acteurs en alternance tiennent le rôle de Brown, Stéphane Varupenne et Benjamin Lavernhe). La noce permet une démonstration d’affection, vraie ou fausse, un joli duo Polly-Macheath. À l’étage, sur la passerelle, se tient ensuit une séquence chez les Peachum, Madame est en peignoir nylon rose, Jonathan Jeremiah Peachum son époux (Christian Hecq) est en short, à la recherche de sa seconde chaussette bleue. Célia Peachum apprend à son mari le mariage de leur fille « Et que fait-on quand on est marié ? » demande-t-il et il apporte sa réponse : « On divorce ! » Tous deux réaffirment leur affection pour Polly, le père, chef d’une bande de mendiants avec laquelle il fait son beurre, pense la faire changer d’idée et plier. Quelques images de type revue défilent sur les écrans.

© Jean-Louis Fernandez

Dans la séquence suivante, Polly annonce à son mari que le chef de la police veut le coffrer, elle tient à la main la page sur laquelle sont listés les crimes et délits qu’il a commis et en égrène la  longue litanie. Elle découvre ses mensonges, sa lâcheté même si elle en est toujours amoureuse. On est à la veille du couronnement de la reine, Macheath confie à Polly les rênes de son entreprise ; elle, décide d’apurer les comptes en réglant les dettes. Macheath lui fait de grandes déclarations avant de s’enfuir, pour se cacher dit-il. Grande scène d’adieux, comme un mélo. « Adieu Mac, garde-toi des femmes » lui dit-elle. Suit la Balade de l’obsession sexuelle. Macheath s’en va et rencontre une femme qui lui lit les lignes de la main et lui annonce les pires catastrophes à venir. C’est Jenny, la tripoteuse, une de ses ex, qui se rappelle de quelques bons moments. Jenny sort discrètement, le téléphone à la main et informe le chef de la police. Macheath est arrêté, on le retrouve en prison. La rencontre avec le chef de la police, son ami, est pathétique, Brown est en larmes avant de prendre congé et Macheath se moque éperdument de lui et fait, une fois de plus, rebondir la situation : il soudoie le gardien, se fait retirer les menottes, et se retrouve libre…  Suit la Balade de la vie à l’aise et l’arrivée de Lucy, fille de Brown (Claïna Clavaron) qui se déclare être la femme de Macheath. Lui se joue de la situation et renie l’une et l’autre. Quand Polly débarque, les deux femmes s’entredéchirent et le journal lumineux annonce le Duel de la jalousie. Macheath s’enfuit avec Julie tandis que Mme Peachum ramène sa fille à la maison. M. Peachum fait un grand discours sur l’Histoire.

2nde finale de Quat’sous avec la Chanson de Macheath et le défilé de la misère sous l’impulsion des Peachum, Célia Peachum en tête, « En avant ! » clame-t-elle. En haut de la passerelle, Jonathan Jeremiah Peachum s’entretient avec le chef de la police et ses sbires, qui cherchent à contrôler le mouvement car le couronnement de la Reine est proche, fil rouge de second plan tout au long de la pièce et qui passe au premier plan, à la fin. Les miséreux forment une haie d’honneur devant le Palais. « Interdiction d’envoyer des clochards sur la voie publique » clame le porte-voix. Peachum ouvre la barrière et la foule des miséreux se répand. « Ils seront des milliers ! » prévient-il. Ils dévalent le grand escalier. La Chanson de la grande inutilité est suivie de la Chanson de Salomon. Julie pour la seconde fois dénonce Macheath.

© Jean-Louis Fernandez

On retrouve notre héros attablé, un gardien pour serviteur et on partage avec lui son dernier repas, car cette fois il n’échappera pas à la police… Il est sur la passerelle, l’atmosphère est lourde. Une référence à la Balade des Pendus de François Villon passe. De la parole au chant, l’acteur change alors de fonction, à moins que ça ne soit de stratégie. Brown arrive, délabré, sans uniforme, dévasté, puis Polly vient donner à son mari des nouvelles de l’entreprise : « Notre affaire marche très bien ! » dit-elle. « Tu pourrais me tirer de là ? » lui demande-t-il. « Je n’ai pas d’argent, adieu Macky » répond-elle. Suit une longue séquence d’adieu où se mêlent amour et argent, tentative d’échafauder des plans pour Macheath. Tous chantent déjà leur deuil. Polly, blême, est en haut de l’escalier. Pas un geste tendre de la part de Macheath qui voudrait comprendre d’où vient la flèche et qui l’a dénoncé. Deux événements se font face à la fin de la pièce : la pendaison prochaine de Macheath et le couronnement de la Reine. Balade de Macheath. Le ténébreux, converti, demande pardon à chacun et la scène se remplit de tous les miséreux venant assister à son exécution. Dernier retournement de situation : « Qui va là ? » C’est le messager du Roi, porteur d’une d’une nouvelle : « Pour célébrer son sacre, la Reine a décrété la réhabilitation et la promotion du condamné. Il sera décoré et touchera une rente à vie. » Les derniers mots reviennent à Macheath qui s’exclaffe en disant : « Je suis sauvé… C’était écrit ! »

Vu dans cette version de 1928, L’Opéra de Quat’sous est une majestueuse pièce de Music-Hall qui se déroule à la manière d’une comédie musicale ou d’une succession de numéros de cabaret. Thomas Ostermeier fait faire des ricochets à l’Histoire et les acteurs, tous excellents, s’en donnent à coeur joie, la direction musicale est menée de mains de maître par Maxime Pascal . Ne boudons pas notre plaisir !

Brigitte Rémer, le 7 octobre 2023

Avec : Véronique Vella Celia Peachum, épouse de Jonathan Jeremiah Peachum – Elsa Lepoivre Jenny, dite la Tripoteuse, une prostituée – Christian Hecq Jonathan Jeremiah Peachum, chef d’une bande de mendiants – Nicolas Lormeau Robert, dit la Découpe, homme de Macheath et Smith, premier officier de police – Stéphane Varupenne* Brown, chef de la police de Londres – Benjamin Lavernhe* Brown, chef de la police de Londres – Birane Ba Macheath, chef d’une bande de malfaiteurs Claïna Clavaron Lucy, fille de Brown – Nicolas Chupin Jacob, dit Coco-la-Pince, homme de Macheath – Marie Oppert Polly Peachum, fille de Celia et Jonathan Jeremiah Peachum – Sefa Yeboah Filch, un des mendiants de Peachum et Saul, dit Saule-pleureur, homme de Macheath – Jordan Rezgui Matthias, dit Matt-la-Mitraille, homme de Macheath- et le chœur – Marie-Claude Bottius*, Scarlett Cabrera-Bernard*, Jean-Claude Calif*, Alexandra Christodoulides*, Alain David*, Simine David*, Alain Derval*, Arnaud Destrel*, Jeanne Guinebretière*, Laurent Lederer*, Cécile Leterme*, Isabelle Mazin*, Thamzid Mohamad*, Tatiana Rahan*, Félix Reichenbach*, Edith Renard*, Yann Salaün*, Thibault Saint-Louis* (* en alternance) et l’orchestre Le Balcon.

Dramaturgie et collaboration artistique Elisa Leroy – scénographie Magdalena Willi – costumes Florence von Gerkan – lumières Urs Schönebaum – vidéo Sébastien Dupouey – son Florent Derex – chorégraphie Johanna Lemke – conseil à la diversité Noémi Michel – assistanat à la mise en scène Dagmar Pischel – assistanat à la direction musicale Alphonse Cemin – assistanat à la scénographie Ulla Willis – assistanat aux costumes Mina Purešić Assistanat aux lumières François Thouret – assistanat à la vidéo Romain Tanguy – assistanat à la chorégraphie Rémi Boissy – chef de chant Vincent Leterme – Ce spectacle a été présenté au Festival d’Aix-en-Provence du 4 au 24 juillet 2023,

En alternance, du 23 septembre au 5 novembre 2023, à la Comédie Française, salle Richelieu, matinées à 14h, soirées à 20h30 Salle Richelieu, Place Colette, 75001. Paris – métro Palais Royal – Tél. :  01 44 58 15 15 – site : www.comedie-francaise.ff

Caligula

Texte Albert Camus – conception, mise en scène et jeu Jonathan Capdevielle – au T2G Théâtre de Gennevilliers, dans le cadre du Festival d’Automne.

© Marc Domage

Camus s’empare du mythe de la violence et de l’absurde pour écrire en 1941 Caligula qui le plonge dans l’Antiquité, à Rome. Il s’est inspiré de Sétone, haut fonctionnaire romain de la fin du Ier siècle et auteur de nombreux ouvrages dont La Vie des douze Césars. Camus remanie la pièce en 1958 et lui donne un tour plus politique, entretemps la guerre est passée, démontrant toute son horreur. Jonathan Capdevielle en présente aujourd’hui une adaptation qui fait la synthèse des deux versions et place l’action au présent. Il interprète lui-même le rôle-titre, un empereur romain tyrannique à la recherche d’absolu donc de l’impossible, qui louvoie entre le jeu, l’amour de l’art, une soi-disant liberté pour ne pas dire licence, et la démesure.

Caligula est entouré d’une cour qu’il manipule, masculine et féminine, de patriciens-sénateurs comme Senectus, Metellus, Lepidus, Octavius, Mereia, Mucius, qui, s’ils s’opposent, passent à la trappe, d’Hélicon, ancien esclave qu’il a affranchi (Jonathan Drillet), de Cherea, cheffe de la conjuration (Anne Steffens), de Caesonia, ancienne amante, témoin actif des atrocités (Michèle Gurtner), de Scipion-fils, figure romantique du jeune poète plein d’ambivalence entre amour et haine à l’encontre de Caligula, qui a tué son père (Dimitri Doré).

© Marc Domage

La pièce commence sous le soleil et les jeux d’eau avec le bourdonnement d’un essaim d’abeilles, à moins que ça ne soit celui d’une colonie de mouches – peut-être une allusion provocatrice au texte de Sartre « Les Mouches » plongeant dans l’histoire grecque, petit clin d’œil à l’antagonisme Camus-Sartre…- Un avion passe. L’imposant dispositif scénique est d’une efficacité redoutable, sorte de pyramide à degrés dans laquelle sont taillées des marches formant comme des alvéoles, une aire de jeu spectaculaire (conception Nadia Lauro). La haute société romaine y prend ses bains de mer et de soleil. Caligula y apparaît et disparaît autant que de besoin. On y vit, on y palabre, on y meurt, l’ensemble est comme un mastaba au fond duquel les sarcophages des détracteurs  doivent être nombreux. Les personnages apparaissent principalement par une sorte de tunnel-labyrinthe menant au pied de l’édifice par une porte jaune. Les époques se superposent, des traités se rédigent comme Le Glaive, un grand traité sur le pouvoir.

© Marc Domage

Caligula, l’imprévisible empereur de Rome, a disparu peu de temps après la mort de sa sœur et amante Drusilla. On le recherche dans toute la ville, l’inquiétude monte. Quand il ré-apparaît, sur scène émergeant de derrière un rocher, il s’adresse à la lune. Puis confie à Hélicon avoir « un besoin d’impossible. La lune… le bonheur, l’immortalité… » Hélicon de répondre : « À quoi puis-je t’aider ? » La réponse tombe sans appel : « À l’impossible ! » Caligula fait alors penser à Louis II de Bavière au sommet de son extravagante demeure et de sa folie, douce au départ, ici, déconnectée ensuite et sanguinaire très vite, tout en semblant ignorer les complots dont il fait l’objet. Il se déguise en Vénus, déesse de l’amour, de la séduction et de la beauté féminine, Aphrodite chez les Grecs, avant de surjouer sa mort. Il est, selon Camus – dans l’édition américaine de Caligula and Three Other Plays, en 1957 – un homme qui « récuse l’amitié et l’amour, la simple solidarité humaine, le bien et le mal. Il prend au mot ceux qui l’entourent, il les force à la logique, il nivelle tout autour de lui par la force de son refus et par la rage de destruction où l’entraîne sa passion de vivre. » Et plus loin : « On ne peut tout détruire sans se détruire soi-même. »

© Marc Domage

Jonathan Capdevielle aime à sortit du cadre et piétiner les codes, ce qu’il fait ici allègrement et jusqu’à la lassitude voire l’épuisement du spectateur, tant dans son jeu que dans sa conception de l’ensemble. Son personnage flirte entre Éros et Thanatos, sexe et solitude. Tout y est excès, provocation, radicalité et tyrannie, avant de se déliter dans un kitsch débridé. Tantôt cynique tantôt exubérant, désabusé et ambivalent, un brin psychopathe, Caligula-Jonathan Capdevielle surjoue jusqu’à sa propre mort. Techniquement, le metteur en scène travaille sur la dissociation et la désynchronisation des sons qui se chevauchent et s’évadent entre le corps et la voix imprimant par moments un côté marionnettique aux acteurs, (son Vanessa Court). La fin se joue en langue italienne. Le metteur en scène ajoute un univers musical original live réalisé et interprété par Arthur Gillette et Jennifer Eliz Hutt, à certains moments présents sur scène et qui portent la voix des acteurs dans un subtil travail organique. Les costumes (conception Colombe Lauriot Prévost, atelier Caroline Trossevin) vont et viennent entre les époques : toges, tuniques serrées à la taille et descendant jusqu’au genou, tuniques courtes semblables à une jupe, maillot de bains XXIè siècle dernier cri, sénateurs en costumes cravates comme il se doit, Caligula en grand débraillé, souvent short et pieds nus. Quand Cherea, la cheffe de la conjuration arrive en costume militaire, Caligula ruse. « Couvrons-nous de masques, utilisons nos mensonges… » dit-il au cours d’une joute philosophique qui les oppose : « Tu es nuisible et cruel » lui dit-elle. « La sécurité et la logique n’ont rien à voir ensemble ! » réplique-t-il.

Au fil des deux heures de tyrannie l’esthétique devient de plus en plus kitsch et queer, le chaos s’installe et tout se délite. On passe de la tentative d’empoisonnement aux meurtres les plus vains, du pèlerinage sacrilège à la sculpture adorée avec ex-votos, avant de la casser. « Tu crois donc aux dieux, Scipion ? » lui demande Caligula. Hélicon dénonce à l’empereur le projet de complot et se fait massacrer. La scène est de bruit et de fureur. Les éléments se déchainent, allant crescendo. Des fumées l’envahissent. « Il faut en finir, le temps presse « jette Caligula qui chante sa mort.

© Marc Domage

Jonathan Capdevielle s’est formé à l’École nationale supérieure des arts de la marionnette, et a collaboré avec Gisèle Vienne depuis ses premières mises en scène. Il a joué sous la direction de différents metteurs en scène et dans ses propres productions. Il travaille depuis quelques années sur l’élaboration d’un roman familial à partir de son autobiographie. Il a présenté plusieurs spectacles dans le cadre du Festival d’Automne dont À nous deux maintenant (2017), Rémi (2019) et Music all (2021). Il est artiste associé au T2G Théâtre de Gennevilliers où il a présenté en 2023 Saga et Sinistre et Festive, en collaboration avec Jean-Luc Verna et travaille sur la perception du monde et le rôle de l’art, dans des formes éclatées et hors cadre. Il fait de Caligula une lecture politique, poétique, analytique et ironique puissante et provocante dont on sort KO debout. « À quoi sert le pouvoir si je ne peux changer les choses ? » lance son insaisissable et cruel personnage.

Brigitte Rémer, le 5 octobre 2023

Avec : Adrien Barazzone, Jonathan Capdevielle, Dimitri Doré, Jonathan Drillet, Michèle Gurtner, Anne Steffens, Jean-Philippe Valour. Assistanat à la mise en scène Christèle Ortu – musiciens live et musique originale Arthur B. Gillette, Jennifer Eliz Hutt – son Vanessa Court – lumière Bruno Faucher – costumes Colombe Lauriot Prévost – telier costumes Caroline Trossevin – scénographie Nadia Lauro – chorégraphie Guillaume Marie – égie générale Jérôme Masson

Du 28 septembre au 9 octobre, au T2G Théâtre de Gennevilliers, 41 avenue des Grésillons – site : www.theatredegennevilliers.fr tél. : 01 41 32 26 26 et www.festival-automne.com tel. : 01 53 45 17 17 – En tournée : Théâtre des 13 vents, CDN de Montpellier, du 17 au 19 octobre – Les Quinconces/L’Espal, Scène nationale du Mans, les 7 et 8 novembre – Le Maillon, Scène européenne, Strasbourg, les 7 et 8 décembre – CDN de Besançon Franche-Comté, les 13 et 14 décembre – L’Onde Théâtre/Centre d’Art, Vélizy-Villacoublay, le 19 décembre 2023 – Théâtre du Nord, CDN Lille Tourcoing Hauts-de-France, du 14 au 16 mai 2024 – Comédie de Béthune, CDN, les 23 et 24 mai – L’Arsenic, Centre d’art scénique contemporain, Lausanne, du 6 au 8 juin 2024.

Isis – Antigone ou la tragédie des corps dispersés

Texte Kossi Efoui – conception et mise en scène Gaëtan Noussouglo et Marcel Djondo, dans le cadre des Zébrures d’automne / Les Francophonies – Des écritures à la scène, au CCM Jean Gagnant de Limoges – un spectacle France/Togo.

© Christophe Péan

Isis – Antigone ou la tragédie des corps dispersés est né de l’interaction entre trois artistes togolais vivant en France : l’auteur et dramaturge Kossi Efoui – que nous avions présenté en parlant de son roman autobiographique, Une Magie ordinaire, cf. notre article du 30 août 2023 -, le directeur de la Compagnie Gakokoé qu’il fonde à Montbéliard en 1998, Marcel Djondo, ici co-metteur en scène du spectacle avec Gaëtan Noussouglo, également conteur et comédien.

Au point de départ, les metteurs en scène commencent une recherche sur la notion de corps dispersés et de deuils impossibles, concept qui les hante et que toutes les religions du monde abordent, concept que l’on trouve au Togo dans les rituels. Ils mènent des enquêtes et une réflexion sur le sujet pendant plus de deux ans.

Puis ils associent leur compatriote et ami de jeunesse Kossi Efoui pour élaborer avec lui la démarche de mise en scène à partir d’une écriture au plateau. Il connaît parfaitement le théâtre qu’il a pratiqué comme acteur et musicien. Pour Gaëtan Noussouglo et Marcel Djondo, par son écriture Kossi Efoui a changé le cours du théâtre africain. Leur talent est alors de réunir une distribution brillante, singulière et complice avec des acteurs qui soient aussi danseurs et musiciens. Metteurs en scène en duo, ils travaillent en miroir. Quelque temps plus tard et après une recherche de production toujours délicate, ils trouvent les acteurs qui porteront le projet avec eux : Florisse Adjanohoun du Bénin ;  Roger Kodjo Atikpo et Anani Gbeteglo, du Togo, le premier conteur et joueur de kora, le second, grand percussionniste ; Bowokabati Eustache Kamouna, guitariste togolais hors pair ; Odile Sankara, grande actrice burkinabé, sœur cadette de Thomas Sankara, qu’on a notamment vue dans le rôle de Médée qu’elle portait avec puissance et majesté dans la mise en scène de Jean-Louis Martinelli – Béno Kokou Sanvee, conteur et musicien, doyen des acteurs togolais qui a beaucoup compté pour l’approche du théâtre et la formation des deux metteurs en scène, et qui leur a servi de modèle.

Ensemble, ils inventent sur le plateau la définition du Théâtre du souffle, chère à Kossi Efoui et travaillent par improvisations et enquêtes jusqu’à l’élaboration d’un texte qui convoque la mémoire, les mythes et le présent pour exorciser l’avenir. Il nous conduit sur les chemins du théâtre dans le théâtre selon le scénario suivant : le metteur en scène d’une compagnie renommée qui avait éclaté et s’était dispersée, rappelle, dix ans plus tard, ses comédiens pour concevoir un nouveau projet et remettre à flots la machine théâtrale. Il leur propose de se plonger dans la grande mythologie d’Isis et d’Antigone. Tous répondent présent. Metteur en scène et acteurs-musiciens-danseurs se confrontent alors à la ligne de fracture entre fiction et réalité, et aux abysses de la mythologie tant égyptienne que grecque.

© Christophe Péan

Dans la mythologie, fille de Nout et de Geb, sœur et épouse d’Osiris, Isis a l’apparence d’une femme portant sur la tête un trône, signe hiéroglyphique servant à écrire son nom ou parfois, ressemblant à Hathor, elle est coiffée d’un disque solaire inséré entre deux cornes de vache. Symbole de l’épouse fidèle et protectrice des enfants, elle apporte sur terre la civilisation. Elle est aussi magicienne et rassemble le corps démembré de son époux auquel elle redonne vie avant d’engendrer Horus. La représentation d’Isis allaitant Horus a inspiré l’iconographie chrétienne copte de la Vierge à l’enfant, son culte se diffuse dans l’ensemble du monde méditerranéen. Sophocle lui, utilise le personnage d’Antigone dans la tragédie qu’il relate vers 441 avant J.C. pour plaider contre la tyrannie et soutenir les valeurs démocratiques attachées à Athènes. Mythes et tragédies forment ainsi le socle de la pièce ré-interprétée par Kossi Efoui. Le spectacle évoque la mort, la représentation de la mort et l’art – « Si on n’enterre pas nos morts, ils viennent hanter les vivants » en est le leitmotiv -. À la frontière de différentes techniques théâtrales incluant conte, mime, masques, marionnettes, chant, musique et danse, au-delà de la profondeur du sujet, le spectacle évoque la vie.

© Christophe Péan

Il débute avec le souffle, le bruit du vent et l’arrivée de personnages masqués de blanc, qui, à l’aide de lassos, transpercent l’air et sont le vent. Sur un podium côté jardin, le chef d’orchestre et metteur en scène de la troupe, chante dans sa langue, peut-être l’éwé ; au centre, des instruments de musique et porte-manteaux où sont accrochés quelques costumes, robes et tuniques pour des changements de costumes qui se feront à vue ; de chaque côté de la scène des paniers remplis de baguettes de bois, figures effigies qui sortiront à la fin pour une danse des absents, des morts sans sépulture ; une scénographie simple et efficace de Koko Confiteor Dossou dans des lumières de Mawuko Daniel Duevi-Tsibiakou. Un mystérieux cercueil tiré par les acteurs traverse la scène et pivote sur lui-même. Des rituels infernaux et un langage énigmatique se mettent en place. « Poisson lune, la nuit tombe pour toi… » Arrive le joueur de kora, qui commence à jouer ouvrant sur un duo chant/kora : « Je suis là, j’ai répondu à ton appel », puis un par un s’avancent les comédiens-musiciens avec leurs instruments : guitare, percussions, saxophone pour le metteur en scène qui ne quittera son estrade qu’à la fin du spectacle.

Arrivent les femmes dans l’exubérance et tous les acteurs-actrices de la troupe, se retrouvent, comme ils se rencontraient dix ans auparavant, rappelant le titre des pièces qu’ils avaient interprétées ensemble et se remémorant quelques séquences de jeu clownesque, percussion, calebasse, bruitage, nez rouge, comme une séquence de Commedia Dell’Arte dans laquelle les acteurs excellent. Le projet proposé par le metteur en scène : « Travailler sur du théâtre classique en y ajoutant les problématiques d’aujourd’hui, quelque chose de bien dosé, pimenté… » Ils vont d’abord « chevaucher la langue du conteur » et dire l’histoire d’Antigone, formant un chœur, des chœurs de différents formats, chantant et psalmodiant. On désigne Créon et on l’habille. Il impose son autorité pour faire régner son nouvel ordre, autocratique.

© Christophe Péan

Brièvement est ensuite contée l’histoire d’Isis et Osiris, leurs épousailles, le cercueil d’Osiris jeté dans l’eau du Nil, puis récupéré et trainé à travers la ville, prêtant à certains rituels et troublant l’ordre public, en écho avec le nom des disparus dans l’histoire contemporaine, autre fil rouge du spectacle. « Je vois des corps en décomposition » chante le chœur. Rituels, chasubles blanches, chants et instruments se mettent en place : « J’appelle… » suit le nom du disparu, jusqu’à celui de Thomas Sankara dont l’assassinat est relaté sur un solo de guitare. « Reviennent les fantômes de l’ancien temps. » Le langage devient métaphorique… « Les arbres sont… des corps sans sépulture… et chacun est une personne disparue ». Tremblements. Transe. Les acteurs jouent un nouvel intermède burlesque, dans la transgression, l’humour, la distance, la ruse. Le metteur en scène les suit, commente et intervient. Les chants se répondent jusqu’au solo du metteur en scène. Rien n’est oublié dans le texte qui évoque aussi le rôle de l’auteur et de la littérature, l’arrivée de la censure interdisant la pièce. Les acteurs demandant des comptes et faisant déguerpir la censure, font savoir que « les temps ont changé » et que la pièce se jouera.

© Christophe Péan

Alors tombe une sorte de communiqué de presse qui fait encore évoluer le cours des choses et remet l’Histoire au centre de la scène :  on retrouve des ossements là où une splendide villa avait été construite, probablement sur un ancien lieu de détention, gardé secret. Car le temps parle et on se trouve face à des disparus qui n’ont pas eu de sépulture. Une manifestation géante se prépare pour leur rendre enfin justice, tandis que les pouvoirs publics engagent à rentrer chez soi et à ne pas convoquer les fantômes. Peine perdue, la manifestation se présente comme une performance-installation où, devant un cercueil grand ouvert, sont nommés chacun des disparus, représentés par un objet totem que chaque acteur dépose respectueusement dedans, objets qui, dès le début du spectacle se trouvaient dans des paniers, à l’avant-scène et qui ont accompagné le spectacle. Cette cérémonie des absents, entérinée par le geste symbole d’un pot de terre que l’on casse, donne ainsi à chacun une sépulture.

Un épilogue reprend le récit d’Isis et Osiris conté par le metteur en scène qui quitte alors son espace et revêt le manteau blanc du grand-prêtre, se plaçant au centre de la scène, son saxo à la main. Le rideau noir du fond de scène s’ouvre sur un cyclo blanc, les personnages portant masques et vêtements blancs du premier tableau sont de retour et ressemblent à des pénitents. Une fumée bleue s’élève du plateau et le dernier tableau nous mène jusqu’à l’au-delà en même temps qu’il nous éloigne du passé.

Isis – Antigone ou la tragédie des corps dispersés est un texte poétique et métaphorique fort, un travail d’équipe superbe, des talents fous et une belle énergie, tout ici est codifié, de la musique au chant, de la couleur au geste, tout fait sens pour évoquer les absents de l’Histoire, la vie et ses combats.

© BR

Une conversation publique s’est tenue quelques heures avant le spectacle, entre Kossi Efoui et Hassan Kassi Kouyaté, directeur des Zébrures d’automne, autour des écritures de Kossi Efoui, citoyen du monde comme il aime à se nommer car il est à la fois « de là-bas et d’ici… » Hassan Kassi Kouyaté a rappelé les étapes du parcours et les Prix obtenus par son collègue togolais – Prix Tropiques attribué par l’AFD et Prix Kourouma pour Solo d’un revenant ; Prix RFI pour sa pièce, Le Carrefour, en mettant aussi en parallèle son pays, le Burkina Faso, anciennement Haute-Volta. Tous deux parlent des années de post-indépendances, avec leurs belles vitrines démocratiques, « un temps où les utopies fonctionnaient et où tous pensaient qu’on viendrait à bout des dictatures. » Et Hassan Kassi Kouyaté de constater que « les combats d’aujourd’hui s’inscrivent dans la continuité des questions qu’on se posait alors. »

À travers Une Magie très ordinaire (cf. notre article précédemment cité), Kossi Efoui parle du Togo comme d’une fiction administrative, « la vie réelle des populations butant contre ces fictions. » Avec Hassan Kassi Kouyaté il devise sur la langue, l’obligation de la langue coloniale, notamment avec l’interdiction d’exprimer un seul mot dans sa langue maternelle sous peine de punition et d’humiliation. « Qu’est-ce que tu as appris dans la langue de l’école ? » lui demandait sa mère qui ne parlait que l’éwé, langue interdite à l’école. « J’ai appris qu’il y a plus de mille soleils » lui répond-il un jour et si certains s’y risquaient malgré tout, ils écopaient de ce qu’en Bretagne on appelle le symbole, au Togo le signal, au Burkina-Faso le bonnet d’âne. « La violence parle toutes les langues, la poésie aussi et elle fait échec au projet de domination » précise Kossi Efoui qui évoque aussi les mots de Kateb Yacine, « La langue française, notre butin de guerre. » Il s’agit de résister et d’écrire pour se sauver. Mais « que signifie écrire pour l’Afrique francophone d’aujourd’hui ? » posent-ils tous deux. Kossi Efoui a fait partie du jury pour l’attribution du Prix RFI dans le cadre de l’Université de Lomé et remarque avec intérêt l’entrée des femmes en littérature. Puis il parle de la traduction, qui représente pour lui « un défi parce qu’elle communique une expérience transmissible en d’autres langues, à d’autres humains, une activité continue, un pont, une circulation, tout en reconnaissant qu’il existe des hiérarchies entre les langues. »

Hassan Kassi Kouyaté aiguille ensuite Kossi Efoui sur la notion de marronnage dont ce dernier donne la définition : « Ce sont les esclaves qui fuyaient les plantations et se retrouvaient dans des zones inhospitalières, loin de toute civilisation, en quelque sorte un retour à l’état sauvage. » Il évoque alors l’utilisation de la ruse – qui s’oppose à la force – comme mode de survie, ruse nécessaire à l’esclave pour faire faux bond à ses maîtres compte tenu de l’inégalité du combat. Pour lui, le blues est similaire à l’esprit du marronnage.  « Né d’un fond de souffrance, le Blues dit JE » précise-t-il.

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En conclusion et avant de dire quelques mots sur le spectacle, Isis – Antigone ou la tragédie des corps dispersés dont il signe le texte, Kossi Efoui rappelle qu’il appartient à « la première génération d’enfants libres nés dans un pays libre, les années 60 au Togo, après l’Indépendance » portant cet héritage avec lequel il est venu au monde. Ses thèmes de travail portent sur la mémoire et la séparation.

Cette année les Zébrures d’automne – ex Francophonies de Limoges, que pilotent Hassan Kassi Kouyaté fêtaient leurs 40 ans. Lieu de convivialité, de débats, de solidarité et de partenariats, l’édition a accueilli dans différents lieux de la ville des spectacles venant de République Démocratique du Congo, du Togo, du Canada – Québec, Ontario, Manitoba – de France, Belgique, Luxembourg, Suisse, Rwanda et Mozambique. Une édition riche, créative et passionnante, loin des surplombs et par-delà les continents.

Brigitte Rémer, le 30 septembre 2023

Avec Florisse Adjanohoun, Roger Kodjo Atikpo, Anani Gbeteglo – Bowokabati Eustache Kamouna – Odile Sankara – Béno Kokou Sanvee. Costumes Jeannine Amélé Noussouglo. Scénographie Koko Confiteor Dossou – collaboration technique (chorégraphie) Raouf Tchakondo – création lumières Mawuko Daniel Duevi-Tsibiakou – Accueil en partenariat avec les centres culturels municipaux de la Ville de Limoges, la SACD et RFI. Avec le soutien de L’Institut Français, Togo créatif, Les Francophonies/Des écritures à la scène, Programme ACP-UE Culture AWA, La Commission Internationale du Théâtre Francophone (CITF), African Culture Fund (ACF), le Département du Doubs, la Région Bourgogne Franche-Comté, la DRAC Bourgogne Franche-Comté.

Spectacle vu le mercredi 27 septembre à 20h, au Centre culturel municipal Jean Gagnant, précédé d’une Conversation avec Kossi Efoui animée par Hassan Kassi Kouyaté, à 17h30, à la Maison des Francophonies.