Ombres portées

Mise en scène et chorégraphie, Raphaëlle Boitel – collaboration artistique, lumière, scénographie, Tristan Baudoin – musique originale Arthur Bison – compagnie L’Oublié(e) – au Théâtre Silvia Monfort.

© Pierre Planchenault

Tous sont issus du cirque en même temps qu’acteurs, danseurs et acrobates. Ils font famille le temps du spectacle, thème choisi par Raphaëlle Boitel pour la construction de sa dramaturgie. Dans cette entité, la famille,  pour le moins paradoxale et ambiguë, chaque personnage-archétype cherche à définir sa propre identité. Du haut de sa corde volante, K (Vassiliki Rossillion) déchire le silence et lance le récit, d’une voix lointaine : « Quand j’étais petite fille… »

Les personnages composent avec des agrès réinterprétés, comme autant d’échappatoires, et avec les figures dessinées par leur langage gestuel. Ils bâtissent l’intérieur de la maison autour d’une grande table et d’une TSF, jouent dans les entrebâillements, avec le sol, et dans l’épaisseur de l’ombre. L’ambiance est spectrale et les lumières (de Tristan Baudoin) un poème qui sculpte les corps et les rituels familiaux, donnant à l’ensemble une lecture onirique.  Ces différentes figures du silence, la part sombre de chacun, se prennent dans les filets de la lumière, écriture scénique à part entière, effaçant subtilement les personnages selon les moments ou les appelant sur le devant de la scène.

Dans un environnement très chorégraphié et ponctué d’acrobaties au sol et aériennes, Raphaëlle Boitel dessine petit à petit le jeu des relations intrafamiliales : le mutisme du père (Alain Anglaret), la mésentente ; les deux sœurs (Tia Balacey et Alba Faivre) dont l’une nous convie à son mariage (Nicolas Lourdelle, le gendre), jour sinistre qui catalyse les vieilles rancunes ; le secret, autour du frère adoptif (Mohamed Rarhib) ; les crises jusqu’à l’éclatement de la famille et la chute du père entrant dans l’immobilité et la perte de mémoire. « Avec ce projet, j’ai voulu sonder la question du non-dit », explique la metteuse en scène-chorégraphe dans le rapport à l’intime qu’elle dessine à partir de la cinématographie qui l’inspire.

© Pierre Planchenault

Par cet aspect de théâtre dans le théâtre, tout à coup apparaît Pirandello de Six personnages en quête d’auteur dans le trouble de la situation et la recherche de vérité, la quête de soi. Ici le théâtre s’insère au cœur de ces autres disciplines que sont le cirque et la danse, toutes magnifiquement maitrisées par les interprètes et, malgré la complexité des non-dits,  pleines de grâce dans la beauté du geste. Derrière le texte et l’environnement sonore, toutes ces figures s’entrelacent de manière naturelle et spontanée à travers les techniques des arts du cirque : la corde volante et la corde fixe, les sangles et l’acrodanse ce syncrétisme entre l’acrobatie, la gymnastique, les danses contemporaine et modern jazz.

Ombres portées montre une famille en noir, gris, blanc dans ses émotions, ses retraits et mystères, dans ses zones inexplorées, intempérées, parfois inexpliquées, auscultant la psyché de chacun. On y trouve aussi, par la distance de certains personnages, de l’humour et de l’absurde, comme chez Becket, ou dans les films muets. Hitchcock, années 50, n’est pas bien loin.

© Pierre Planchenault

Raphaëlle Boitel a commencé le théâtre à l’âge de six ans. Elle a appris au sein de l’École nationale des arts du cirque Fratellini, puis travaillé dans les spectacles de James Thierrée pendant une douzaine d’années, de 1998 à 2010. Elle crée en 2012, la compagnie l’Oublié(e), du nom de son premier spectacle « grande forme » qu’elle présente deux ans plus tard et qui sera suivi de 5èmes Hurlants en 2015 et de La Chute des Anges en 2018. Elle est chorégraphe pour des spectacles d’opéra, et conçoit un nouveau concept de représentation avec Horizon, à l’Opéra National de Bordeaux en 2020, repris en 2022 sur la Cathédrale Saint-Front de Périgueux, puis en 2023 au Palais-Royal. En 2021, année de la création de Ombres portées, elle crée Le Cycle de l’Absurde, spectacle de sortie de la trente-deuxième promotion du Centre national des arts du cirque de Châlons-en-Champagne, avec quatorze apprentis-circassiens autour d’Albert Camus. Ses spectacles tournent. Elle crée Petite Reine au début 2024, un seul-en-scène de vélo acrobatique sur la question de l’emprise et de ses répercussions, et prépare un spectacle avec le Groupe Acrobatique de Tanger, Ka-in, qui sera présenté en 2025 au Spring, festival des nouvelles formes de cirque en Normandie.

© Pierre Planchenault

Autant dire que les spectacles signés de Raphaëlle Boitel sont atypiques. Ils travaillent autour de la résilience et cherchent à construire un théâtre total, croisant les disciplines à partir de l’espace, au sol et dans les airs, inventant de nouveaux agrès et mêlant plusieurs matières acrobatiques. Entre réalité et imaginaire, Ombres portées est de ceux-là, fort réussi.

Brigitte Rémer, le 20 novembre 2024

© Pierre Planchenault

Avec : Alain Anglaret (le père), Tia Balacey (la petite soeur – acrodanse), Alba Faivre (l’ainée – corde lisse), Nicolas Lourdelle (le gendre), Mohamed Rarhib (le frère – acrodanse et sangles), Vassiliki Rossillion (K – corde volante). Nicolas Lourdelle, machinerie, accroches, plateau – Thomas Delot, complice à la technique en création – construction décor, Les ateliers de l’Opéra National de Bordeaux – Nicolas Gardel, espace sonore et régie son – Anthony Nicolas, constructions, accessoires – David Normand, régie plateau – Tristan Baudoin en alternance avec Élodie Labat, régie Lumière – Julien Couzy, direction déléguée – Nicolas Rosset, administration générale – Jérémy Grandi, chargé de production – Léna Scamps, chargée de communication – Bureau Nomade, contact presse compagnie.

Du 5 au 23 novembre 2024, les mardi, mercredi, jeudi, vendredi à 19h30, le samedi à 18h, au Théâtre Silvia Monfort, 106 rue Brancion. 75015. Paris – site : www.theatresilviamonfort.eu – tél. : 01 56 08 33 88. En tournée : le 5 décembre 2024, à La Faïencerie, Scène conventionnée de Creil (60) – les 23 et 24 janvier 2025, à La Passerelle, Scène nationale de Gap (05) – les 28 et 29 janvier 2025, au Théâtre Durance, Scène nationale Château-Arnoux-Saint-Auban (04) – les 6 et 7 février 2025, dans le cadre de la BIAC, LE ZEF, Scène nationale de Marseille (13) – du 19 au 23 mars 2025, au Théâtre des Célestins Lyon (69).

Since I’ve been me    

Textes Fernando Pessoa – mise en scène, scénographie et lumière Robert Wilson – co-mise en scène Charles Chemin – dramaturgie Darryl Pinckney – dans le cadre du Festival d’Automne, au Théâtre de la Ville-Sarah-Bernhardt – en français, italien, portugais, anglais surtitrés.

© Lucie Jansch

Assis en bord de scène, Fernando Pessoa (1888-1935) scrute le public en train de s’installer. Maquillage blanc, moustaches et épais sourcils, portant chapeau et lunettes. C’est Maria de Medeiros, superbe actrice franco-portugaise qui a la charge de représenter le poète, dans l’immobilité d’un mannequin. À certains moments, elle cligne des yeux, ébauche un petit geste, abstrait et saccadé et balaye du regard, est-ce la mer, à perte de vue face à nous mais derrière elle, sur une magnifique toile peinte d’un bleu si bleu, là où le Tage rejoint l’Océan Atlantique, à Lisbonne ?

© Lucie Jansch

Des soleils rouges sortent de l’eau, un à un, au son des aigus d’un violon, un soleil s’effile se métamorphosant en un cône rouge fin et étiré devenant stylo, l’emblème du poète. Pessoa est à lui seul kaléidoscopique, il a l’art du dédoublement et se fait représenter par différents personnages nés de son imagination, les hétéronymes – il en créera plus de soixante-dix et leur déléguera sa parole poétique. Ainsi de cour à jardin apparaissent une à une des figures sous la baguette du magicien Robert Wilson, en une entrée très remarquée sur bruits de vaisselle cassée et de train, de guitare et de roulements de tambour. Aline Belibi, Rodrigo Ferreira, Klaus Martini, Sofia Menci, Gianfranco Poddighe, Janaína Suaudeau sont les acteurs/actrices, danseurs/danseuses et la représentation des créatures de Pessoa, avec entre autres Álvaro de Campos, son véritable alter ego, poète-ingénieur maritime, moderniste et futuriste, auteur de L’Ode triomphale ; Ricardo Reis, poète de formation plus classique travaillant sur les thèmes de l’amour idéal et de l’éphémère ; le bucolique Alberto Caeiro, auteur du Gardeur de troupeau et du Pasteur amoureux ; Bernardo Soares, jeune employé de bureau connu pour son Livre de l’intranquillité. Il y a du monde autour de Pessoa, il est tout ce monde-là.

Avec le talent qui est le sien et l’imaginaire qu’on lui connaît, le metteur en scène américain Robert Wilson prête vie à ces créatures de fiction au service de la poésie, chacune comme étant une facette et le miroir du poète, personnages qui s’expriment ici dans la flexibilité de différentes langues et le brouillage des identités – anglais, français, italien, portugais. L’un des premiers poèmes de Pessoa – qui perd son père à l’âge de cinq ans, puis son frère six mois plus tard, et qui vit en Afrique du Sud de huit à quinze ans – est écrit en anglais, What is man himselfQu’est-ce que l’homme ?

© Lucie Jansch

Dans une lettre adressée à un ami et grand critique littéraire dix mois avant sa mort, Pessoa donne les clés de son processus de création : « Un jour où j’avais finalement renoncé – c’était le 8 mars 1914 – je m’approchais d’une haute commode et prenant une feuille de papier, je me mis à écrire, debout, comme je le fais chaque fois que je le peux. J’ai écrit plus de trente poèmes d’affilée, dans une sorte d’extase dont je ne saurais définir la nature… » Et du premier né de sa série hétéronyme Álvaro de Campos, apparaissent les autres, comme par scissiparité.  « … J’ai alors créé une coterie inexistante. J’ai donné à tout cela l’apparence de la réalité. J’ai gradué les influences, connu les amitiés, entendu en moi les discussions et les divergences d’opinion, et dans tout cela, il me semble que c’est moi le créateur de tout, qui fus le moins présent. »

Une première partie du spectacle puise dans Le Gardeur de troupeaux principalement restitué en italien, dans une remarquable traduction d’Antonio Tabucchi, une autre partie se concentre davantage sur Faust sur lequel Pessoa s’est penché toute sa vie et à partir duquel il a écrit un monologue, œuvre publiée après sa mort et selon ses indications. La dramaturgie de Darryl Pinckney parle de Pessoa, à travers tous ses autres, c’est un portait de la complexité du poète en même temps que ses textes donnés à entendre en une lecture tant biographique que poétique. On y trouve aussi des aspects de sa vie personnelle, comme la Lettre à Ofélia, son éphémère fiancée – dans la vie, Ophélia Queiroz, le seul amour qui lui soit connu – lettre lue en scène par une Ofélia shakespearienne en robe immaculée, moment magique s’il en est.

© Lucie Jansch

À l’imagination sans limite du poète chargé de ses moi et de ses voix – « nombreux sont ceux qui vivent en nous » confirme-t-il – répondent les visions lumineuses de Robert Wilson avec liserés de lumière, néons, poursuite qui cerne les personnages, contrejours qui soulignent le mystère et la magie. On connaît en France cet exceptionnel metteur en scène depuis son Regard du sourd présenté pour la première fois en 1971 au Festival de Nancy, puis à l’Espace Cardin de Paris et qui a marqué les mémoires, suivi d’un second spectacle, Einstein on the beach réalisé en collaboration avec Philip Glass et Lucinda Childs et qui a fait date en juillet 1976, au Festival d’Avignon. Plasticien et architecte de formation, né dans une petite ville du Texas, Robert Wilson voulait être peintre et se reconnaît avant tout dans le geste, la danse et la lumière qu’il conduit avec virtuosité. Dans Since I’ve been me, son langage scénique se mêle à la poésie de Pessoa, leurs univers se fondent l’un dans l’autre avec justesse et extravagance dans ce rapport troublé entre la réalité et la fiction. « Je sens mon corps étendu dans la réalité » dit le poète.

L’enfant en costume de marin – Pessoa lui-même – rêve devant un petit bateau suspendu qui, dans le jeu des proportions dévoile une grande élégance et une rêverie, en même temps qu’il parle d’un peuple de marins ; ou encore la nourrice en superbe robe de velours bleu indigo (costumes Jacques Reynaud), font partie des personnages et des visions mises en exergue dans la mise en scène, parmi de nombreuses autres : « Nourrice, chante-moi. Je ne veux rien entendre du monde au-dehors… Chante-moi, nourrice, et que le sommeil comme une mélodie m’emporte… » Chaque élément voit sa valeur décuplée dans ce tête-à-tête esthétique et sensible entre deux poètes : les animaux qui passent, porc-épic, autruche ou dauphin, les arbres alignés ; les chaises étroites au dossier haut descendant du ciel, qu’affectionne Robert Wilson ; les tables alignées les unes à côté des autres de cour à jardin où chaque acteur crée son identité, sa gestuelle. Tout dans le spectacle est puissant, en même temps que millimétré. Le crépitement des touches de la machine à écrire la Cadillac de Pessoa, l’orage, la couleur qui le poursuit, ce rouge tombant du ciel sur le mur arrière et sur les tables, les nappes qui se soulèvent devenant oriflammes. « J’ai enlevé le masque et me suis vu dans le miroir… Je ne suis rien, je suis une fiction… »

© Lucie Jansch

La longue séquence qui ferme le spectacle est sombre. Les personnages font face aux spectateurs, les balayant de leurs lampes-torches et jettent des phrases dans une ambiance sépulcrale : « Je ne suis qu’au-dehors de moi… N’être plus au dehors de moi… Qu’est-ce donc que d’exister ?…  Je veux la mort… La lumière est triste, je la connais. » Vision déformée, ou souvenirs ?  Le retour de Pessoa-Maria de Medeiros en bord de scène, ferme la boucle de cette traversée onirique par un dernier texte qu’elle lit : « C’est de l’autre côté du temps que j’ai voyagé, sur un bateau quelconque… » Vêtus de blanc sur écran blanc avec pour seul point visible et comme balise un foulard noir, paraissent les personnages avant de disparaitre tandis que les vagues se brisent sur la grève.

Since I’ve been me, provoque une réelle émotion esthétique dans ces regards croisés entre les textes de Fernando Pessoa et la puissance visuelle et sonore de Robert Wilson, (la création sonore est signée Nick Sagar), bousculant l’espace et le temps et dessinant les itinéraires et la gestuelle des acteurs, dans leurs rôles complexes d’hétéronymes brouillant la vision. Le travail est remarquable dans cet équilibre instable entre les différentes strates de la réalité portugaise captée par l’écrivain, et le songe de celui qui le traduit sur scène dans une lecture flamboyante, offrant au public une perception fine des espérances du poète. « Si je pouvais croquer la terre entière et lui trouver un goût, j’en serai plus heureux un instant… » reconnaît Pessoa  face à son métier de vivre.

Brigitte Rémer, le 15 novembre 2024

Avec : Maria de Medeiros, Aline Belibi, Rodrigo Ferreira, Klaus Martini, Sofia Menci, Gianfranco Poddighe, Janaína Suaudeau. Costumes Jacques Reynaud – co-mise en scène Charles Chemin, collaboratrice associée à la scénographie Annick Lavallée-Benny – collaborateur associé à la lumière Marcello Lumaca – création sonore et conseiller musical Nick Sagar – maquillage Véronique Pfluger – direction technique Enrico Maso – coordination artistique et technique Thaiz Bozano – collaboratrice aux costumes Flavia Ruggeri – collaboration littéraire Bernardo Haumont.

Du mardi 5 au samedi 16 novembre 2024, à 20h, samedi et dimanche à 15h, au Théâtre de la Ville-Sarah-Bernhardt, 2 place du Châtelet. 75004. Paris – métro : Châtelet. La première mondiale a eu lieu le 2 mai 2024 au Teatro della Pergola à Florence, producteur, avec le Théâtre de la Ville, du spectacle. En tournée : du 6 au 9 février 2025, au Teatro Sociale de Trento (Italie) – du 13 au 16 février 2025, au Teatro Politeama Rossetti de Trieste (Italie)

Voir aussi nos articles sur les spectacles de Robert Wilson, dans www.ubiquité-cultures.fr – le 2 octobre 2016, Faust I et II, présenté par le Théâtre de la Ville au Théâtre du Châtelet le 18 juin 2019, Mary said what she said, au Théâtre de la Ville Espace Cardin – le 23 septembre 2021, I was sitting on my patio this guy appeared I thought I was hallucinating, au Théâtre de la Ville Espace Cardin – le 17 juin 2023, Ubu, au Printemps des Comédiens, Domaine d’O de Montpellier.

De Fugues… en Suites… 

Conception et chorégraphie de Salia Sanou – musique Jean-Sébastien Bach, Marin Cardoze, Ali Keita, Toumani Diabaté et Ballaké Sissoko – compagnie Mouvements perpétuels, au Théâtre de la Ville/Abbesses.

© Laurent Philippe

Loin de son alphabet chorégraphique et musical et pourtant si près, le danseur et chorégraphe burkinabé Salia Sanou entre dans l’Art de la Fugue, les contrepoints et les suites de Bach, à la recherche de l’harmonie. « Bach appartient aussi à l’Afrique, à une mémoire familière et universelle, aidant à réunir les continents » dit-il. Pour lui, le compositeur appelle l’enfance et la féminité, pour avoir été bercé par les voix des femmes, dont celles de sa mère et de sa tante et pour avoir découvert la musique classique dans sa formation de danseur. Par Bach, c’est un hommage qu’il rend aux femmes de son enfance.

Pour traduire son propos et entrer dans la perception de ce grand classique, le chorégraphe réunit six danseuses de géographies différentes (Ema Bertaud, Dalila Cortes, Ida Faho, Awa Joannais, Elithia Rabenjamina, Alina Tskhovryebova), de techniques et d’expériences diverses portant pantalon noir moulant avec délicat liseré et haut noir (costumes Mathilde Possoz). Venant de la danse classique ou contemporaine, du jazz ou du hip-hop, de la danse africaine, elles interprètent, chacune avec sa personnalité, le piano lancinant de Jean-Sébastien Bach auquel le chorégraphe mêle la kora et le balafon. La mobilité des bras, le travail de dentellière des mains, des doigts, d’une grande rigueur et créativité, mis en exergue dans les cercles de lumière, appellent l’admiration de ces vestales, qui viennent à nous une à une, avant de faire Ensemble.

© Laurent Philippe

Le groupe se constitue collégialement, avec harmonie et élégance, chacune dans ses spécificités, la maitrise et la souveraineté de ses gestes. Une envolée d’oiselles traverse le plateau, la musique, joue entre coordination et incoordination, jamais dans la confusion. Les déplacements en tracés géométriques sont au cordeau, comme les mains du pianiste sur le clavier. Équilibres déséquilibres, montées, descentes. Diagonales. Parfois la musique se suspend, la qualité du silence s’amplifie, parfois l’accord du piano est tenu, et s’éteint dans le geste.

Des lumières latérales s’intègrent à mi-parcours de la chorégraphie, participant de mouvements plus rapides apportés par le piano et sculptant la pénombre (lumières, Sylvie Mélis). Deux groupes de trois danseuses évoluent parallèlement, les pieds tapent le sol et scandent la mathématique rythmique, rattrapant l’Afrique de Salia Sanou. L’une ou l’autre tentent quelques échappées avant que le temps se suspende.

© Laurent Philippe

La complicité de toutes est une des clés de ce travail des harmoniques. Les danseuses se regardent, dialoguent, communiquent. Une joute parfois se dessine, quelques gestes pantomimes s’amorcent. Elles tournent comme un essaim d’abeilles, ou une passée d’hirondelles faisant bande ou tribu. On entre dans la forêt où bruissements, chuintements et glissements feutrés ouvrent sur un monde végétal et animal où chacune définit ses repères. Des percussions les accompagnent avant que la kora de Toumani Diabaté ne ferme le spectacle avec leurs sauts, leur joie et la nôtre, une grande liberté, des figures qu’elles dessinent dans l’espace, sans se lâcher et avec beaucoup d’expressivité.

De Fugues… en Suites… est un plaisir de danse et de musique, sous les mains sensibles de deux pianistes aux vibrations singulières, la Chinoise Zhu Xiao Mei, passée des geôles de Mao au clavier tempéré de Bach et la jeune Franco-Haïtienne Célimène Daudet, formée au Conservatoire de Paris et qui a monté un festival de musique classique en Haïti, rejointes par le grand maître malien de la kora, Toumani Diabaté disparu l’été dernier, en duo avec le bien aimé Ballaké Sissoko, le pianiste canadien Bruce Liu et un jeune compositeur électronique, Marin Cardoze.

© Laurent Philippe

Formé au théâtre et à la danse africaine au Burkina Faso, Salia Sanou travaille entre son pays et la France, toujours en quête d’altérité. Il a intégré la compagnie Mathilde Monnier à Montpellier en 1993, fondé sa compagnie avec Seydou Boro en 1995 avec qui il a reçu le prix Découverte RFi Danse trois ans plus tard lors des 2ndes Rencontres chorégraphiques de l’Afrique et de l’Océan indien. Il fut artiste associé à la Scène nationale de Saint-Brieuc de 2003 à 2008, puis en résidence au Centre national de la Danse à Pantin, en 2009/2010. Avec Seydou Boro, il a créé en 2006 à Ouagadougou La Termitière, un Centre de développement chorégraphique ainsi que la Biennale Dialogue de corps, avant de fonder à Montpellier  la compagnie Mouvement perpétuels, en 2011.

De chorégraphie en chorégraphie Salia Sanou creuse la question des frontières, des différences et de la pluralité. Au Burkina Faso il a animé des ateliers dans les camps de réfugiés maliens, au nord du pays et sillonné les salles de classe des écoles primaires avec Papa tambour, un spectacle portatif, sur un poème de Capitaine Alexandre. Il a présenté cette année au Théâtre de la Ville dans le cadre des Olympiades culturelles Paris 2024 le spectacle À nos combats qui réunissait sur un ring une boxeuse et une danseuse, avec la participation d’une cinquantaine d’amateurs et amatrices. À Montpellier il anime des stages avec les jeunes du quartier de la Mosson, dans le cadre de l’Été culturel, un dispositif initié par le ministère de la Culture, à partir de la danse et de la boxe, ses deux axes de travail. Le chorégraphe a débuté une collaboration avec le Festival Dança em Trânsito de Rio de Janeiro, dans la visée de la Saison croisée France/Brésil qui se tiendra en France en 2025.

Salia Sanou a reçu le Prix chorégraphie de la SACD en 2023. Au sujet de sa chorégraphie De Fugues… en Suites… il dit : « Le spectacle est une invitation à découvrir ma perception de Bach, comment elle fait sens avec la musique africaine qui a bercé mon enfance. Je réitère mon intérêt à faire le lien artistique entre nos deux continents et son importance. » C’est son acte de foi, si nécessaire aujourd’hui.

Brigitte Rémer, le 13 novembre 2024

Avec : Ema Bertaud, Dalila Cortes, Ida Faho, Awa Joannais, Elithia Rabenjamina, Alina Tskhovryebova – bande-son, Marin Cardoze – lumières, Sylvie Mélis – costumes, Mathilde Possoz – régie, Nathalie de Rosa et Delphine Foussat – conseillers artistiques, Patricia Carette et Stéphane Maisonneuve. Musique : Jean-Sébastien Bach, Marin Cardoze, Ali Keita, Toumani Diabaté et Ballaké Sissoko – Contrapunctus XIII Rectus de Jean-Sébastien Bach, interprété par Zhu Xiao-Mei – montée Balafon de Marin Cardoze, interprété par Kalifa Hema – Nuitée 1 de et par Marin Cardoze – Contrapunctus XI de Jean-Sébastien Bach, interprété par Zhu Xiao-Mei – Contrapunctus I de Jean-Sébastien Bach, interprété par Célimène Daudet – Contrapunctus VI in estile francese de Bach, interprété par Célimène Daudet – Nuitée 2 de et par Marin Cardoze – Gigue de Jean-Sébastien Bach, interprété par Bruce Liu – Hommage de Aly Keita, interprété par Kalifa Hema – Roulements et piétinements de et par Marin Cardoze – Loure de Jean-Sébastien Bach, interprété par Bruce Liu – Royal Dance de et par Guem – Roulements et tensions de et par Marin Cardoze – Bi Lamban de et par Toumani Diabaté et Ballaké Sissoko – Sarabande de Jean-Sébastien Bach, interprété par Bruce Liu. Lumière Sylvie Mélis – costumes Mathilde Possoz – régie lumière Nathalie de Rosa – régie son Delphine Foussat ou Marin Cardoze – direction de production : Stéphane Maisonneuve – diffusion Anouk Dupont-Seignour.

Du 5 au 9 novembre 2024 – Théâtre de la Ville/Les Abbesses, 31 rue des Abbesses, 75018 Paris – métro : Abbesses, Pigalle, Anvers – site : theatredelaville-paris.com – tél. : 0142 74 22 77. En tournée : le 21 mars 2025, au CNDC d’Angers/Festival Conversations – les 6 et 7 mai 2025, Pau/Espaces pluriels, scène conventionnée.

n degrés de liberté

Écriture collective/ In Itinere collectif – mise en scène Thylda Barès – dramaturgie Ezra Baudou – au Théâtre de Belleville/Paris.

© Yves Trauger

C’est un élan républicain qui monte depuis plusieurs années faisant face à de sanglantes insurrections, et qui aboutit à la Commune de Paris, en 1871.

Un collectif de jeunes acteurs et actrices issus de différents pays s’empare de cet élan pour le faire sien, premier défi. Ils filent la métaphore météorologique, en l’occurrence celle d’un événement climatique extrême, la tempête, qu’ils convoquent sur scène, second défi. « On parle d’un vent de révolte, d’une marée humaine, d’une vague de manifestations… » disent-ils. Ont-ils fait le pari d’être le plus nombreux possible sur le plus petit espace qui soit, praticable placé au centre du petit plateau du Théâtre de Belleville ? troisième défi. Et sur ce petit plateau ils réussissent à nous faire croire qu’ils sont parfaitement à l’aise dans leur gestuelle et leurs déplacements. On est chez les Fédérés, au Conseil de la Commune et de la Garde Nationale de la mairie de Paris, avant qu’elle ne soit incendié. Ils font corps. La colonne Impériale érigée par Napoléon Ier est incendiée – elle sera reconstruite sous l’appellation de colonne Vendôme. Quelques pancartes permettent d’identifier les personnalités qui se sont engagées : Eugène Varlin, Théophile Ferré, Léo Frankel, Jules Vallès, et d’autres. Versailles tire sur les ambulances. On entend des témoignages. « Avis aux électeurs… ! »

© Yves Trauger

À ces récits collectifs se mêlent des bribes de récits de vie des acteurs : Paul, l’homme au tambour, Andrea de Stockholm, Manon la Belge, donnent quelques clés de leurs parcours, Mahtab, d’Iran, prend la parole pour les femmes de son pays. Tous sont passés par l’École Jacques Lecoq et ils ont eu l’envie de ce collectif, une utopie de plus, avec la création d’un langage théâtral commun basé sur le corps et le geste.

Le pari est osé et ça marche. Le spectacle est chorégraphié et nous mène sur les barricades et les pavés de Paris à travers de savants enchaînements et quelques dates affichées : « 515 jours avant la Commune… Jour 72, dernier jour de la Commune… Jour 18 dans toute la ville… Jour 28, école… Jour 34, à la boulangerie. Beaucoup d’anonymes font partie des Fédérés et, en dépit des barricades, chacun vaque. Il faut nourrir tout le monde. Le chef du pouvoir exécutif, Adolphe Thiers, peut aller se rhabiller, ils ne lui rendront pas les canons stockés dans les quartiers de Belleville, Ménilmontant, Montmartre ou Montrouge. Il y a de la résistance.

© Yves Trauger

On poursuit le voyage dans le temps. Inflation. Négocide avec le Gouverneur de la Banque de France. Discussions politiques. Les deux praticables n’en font plus qu’un, posés l’un sur l’autre. On est dans une salle de presse. Un Comité de Salut public se prépare. Psychodrame à la Commune. Tous s’empoignent. On vote. « L’Histoire ne se souviendra même pas de vous ! » dit l’un d’entre eux avant qu’un rideau de pluie ne s’abatte. Des chants de résistance et de combat ponctuent le spectacle, de Brassens aux Latino-américains. À les voir, des images nous viennent naturellement comme la célèbre toile de Delacroix La Liberté guidant le peuple, présentée en 1831 au Salon de Paris, sous le titre Scènes de barricades. Le titre du spectacle, n degrés de liberté fait allusion au génie mécanique où les degrés de liberté indiquent des possibilités de mouvement dans l’espace, sans contrainte, passant de translation à rotation, « n » restant toujours une inconnue.

Le collectif In Itinere s’empare avec talent d’un pan relativement oublié de l’histoire populaire française, la Commune, moment chaotique s’il en est sur fond de changement politique, social et la troupe ajoute, climatique. Ils optent pour un travail choral et un esprit de tréteaux dans la bonne humeur et sans dramatisation, même si La Commune a laissé de nombreux morts sur le pavé. Leur enthousiasme raconte les utopies d’une époque qui les habitent et se superposent à la leur, comme une forme de résistance. Ils s’en emparent et lui donnent corps au présent, cet enthousiasme est contagieux.

Brigitte Rémer, le 12 novembre 2024

© Yves Trauger

Avec : Victor Barrère, Andrea Boeryd, Paul Colom, Manon Dumonceaux, Nathan Chouchana, Harry Kearton et Mahtab Mokhber. Accompagnement scientifique Aglaé Jézéquel/ENS Paris et Davide Faranda/CNRS Saclay – création lumière et régie générale, Clémentine Pradier et Sebastien Roman – création son Lucas Pizzini · soutien musical Lucie Sansen/Hall de la chanson – scénographie Popito et Aurélien Izard · administration Vanessa Colas – diffusion Audrey Bottineau · presse Élodie Kugelmann.

Du 4 au 26 Novembre 2024, dimanche à 20h, lundi à 21h15, mardi à 19h, et le samedi 9 novembre à 17h : Théâtre de Belleville, Passage Piver. 75019. Paris – métro : Goncourt, Belleville – site : theatredebelleville.com – tél. : 01 48 06 72 34 16 – En tournée : 30 novembre 2024, ENS Paris Saclay (91) – 12 mars 2025, Région en scène Normandie, lieu à définir – 1er avril, Théâtre Victor Hugo, Festival Avis de temps Fort, à Bagneux (92) – 5 avril, Communauté de  Communes  Vallée de l’Orne et de l’Odon, Salle Paul Cash, à Fontaine-Étoupefour (14) – 11 avril, Centre Culturel André Malraux (ECAM), Le Kremlin-Bicêtre (94) – 25 avril, Théâtre le Piaf -Bernay (27) – 29 Avril, Le Rayon Vert, à Saint Valery-en-Caux (76) – 2 mai, Théâtre Intercommunal, Étampes (91) – 3 mai, Théâtre des Sources, à Fontenay-aux-roses (92) –  24 et 25 mai, Festival Les Plateaux éphémère, Théâtre de la Renaissance, à Mondeville (14) – 27 mai, Festival Curieux Printemps et Théâtre de l’Étincelle, à Rouen (76) – 27 au 29 Juin, Festival Vivacité, à Sotteville-lès-Rouen (76) – 3 et 4 juillet, Festival Sortie(s) de Bain, à Granville (50) – 5 et 6 juillet, ACB Scène Nationale de Bar le Duc (55) – 9 au 12 juillet, Festival Chalons dans le Rue (71) – 18 et 19 Juillet, Festival Spectacle en Retz, à Saint-Hilaire-de-Chaléons (44) – 24 juillet, Festival Les Faltaisies, à Falaise (14) – du 20 au 23 Août 2025, Festival d’Aurillac (15).

L’Amante anglaise

Texte de Marguerite Duras, mis en scène par Jacques Osinski – avec Sandrine Bonnaire, Frédéric Leidgens, Grégoire Oesterman – Compagnie L’Aurore Boréale, au Théâtre de l’Atelier.

© Pierre Grosbois

À la douceur du jardin dans lequel Claire Lannes regarde pousser la menthe anglaise, fait face une violence intérieure, celle du meurtre reconnu de sa cousine, vivant à demeure, tronçonnée, et dont la tête n’a pas été retrouvée.

La pièce de Marguerite Duras, qu’elle avait elle-même adaptée à partir de son roman homonyme écrit en 1967, double geste littéraire par rapport à un acte criminel, puise dans un fait réel datant de 1949 : le meurtre d’un mari tyrannique et le dépeçage de son cadavre par Amélie Rabilloud, qui en avait jeté les morceaux du dessus d’un viaduc dans différents trains.

© Pierre Grosbois

Marguerite Duras avait repris ce macabre événement une première fois dans sa pièce, Les Viaducs de la Seine-et-Oise, puis dans l’Amante anglaise, (avec un drôle de jeu de mot). Elle place l’intrigue dans une ville inventée, Viorne et installe un dialogue entre un Interrogateur anonyme dont on ne connaitra pas la fonction, et chaque personne d’un couple, Pierre et Claire Lannes, liée au crime perpétré puis au dépeçage et à la dispersion du corps. La disparue est la cousine de Claire Lannes, Marie-Thérèse Bousquet, jeune femme sourde-muette qui était chez eux à demeure et s’occupait du ménage, qui avait pu avoir une relation avec un homme de Cahors, mais qui n’était pas en mauvais terme avec eux.

Dans la mise en scène de Jacques Osinski, on assiste à l’interrogatoire d’abord de Pierre Lannes (Grégoire Oesterman), assis à l’avant-scène au centre du plateau, rideau de fer fermé. Face à lui, dissimulé au premier rang, dos au public, on ne le repère pas tout de suite, l’Interrogateur, (Frédéric Leidgens) sorte de médiateur entre l’homme et la femme, entre elle et le passage à l’acte. Plus tard, il montera sur scène, faisant peser ses questions sur leurs épaules. Noué, Pierre Lannes semble répondre en toute honnêteté aux questions relatives à son épouse, Claire, avec qui il vit depuis vingt-quatre ans et dont il avait été amoureux, épouse qui lui est devenue étrangère, inexpliquée, envahie d’une sorte de « folie tranquille » et répond aussi aux questions techniques notamment de leur mariage sous le régime de la « séparation de biens. » Sur Marie-Thérèse la disparue, cousine de sa femme, peu de choses, si ce n’est qu’il avait rêvé l’avoir étranglée. Il ne prête aucun mobile à sa femme qui puisse justifier d’un tel acte, ce que Claire Lannes confirmera elle-même ensuite.

© Pierre Grosbois

Claire (Sandrine Bonnaire, bouleversante, dans son retour au théâtre) est installée sur cette même chaise, rideau de fer levé, grand plateau désespérément vide derrière elle, une sorte d’absence magnétique, tant devant la justification de l’acte que dans le vide sidéral de sa vie, seulement peuplée de cette menthe anglaise qu’elle regarde pousser. Comme le confirmait Pierre, « elle ne s’est jamais accommodée de la vie » et leur relation s’était vidée de sa substance. En position d’accusée elle parle de l’enfance, de sa mère « femme de service à la communale » des marches de nuit qu’elle a toujours affectionnées, de la présence de Marie-Thérèse car « elle aidait et ça ne coûtait rien » ajoutant que la propreté tenait beaucoup de place à la maison, d’Alfonso de Cahors, l’obscur ami de sa cousine qui lui aurait menti un jour.

Face au crime, l’Interrogateur taraude de questions : « c’était Marie-Thérèse ou moi » dit-elle. « Pourquoi vous ? » reprend-il, et insistant : « Pourquoi n’êtes-vous pas partie ? » Beaucoup de questions restent sans réponse et Claire-Sandrine Bonnaire ressemble à une petite musique de nuit. « J’aime cette tristesse » avoue-t-elle face à cette fin d’un monde qui s’effeuille devant elle. « J’aurais aimé être intelligente… Je me sens folle, quelquefois… » ajoute-t-elle avant que la lumière ne baisse et que les personnages ne s’enfoncent dans leur nuit. Ne reste que le vertige et les hallucinations de l’âme.

© Pierre Grosbois

Il faut beaucoup d’habileté pour accompagner les acteurs, assis et comme pétrifiés face au public, sans autre planche de salut que les mots et l’expression du visage, vulnérables dans leur intériorité partagée. Jacques Osinski est de ces accompagnateurs virtuoses. Il fonde sa première compagnie à l’âge de vingt-trois ans, se passionne pour la littérature nordique, met en scène les grands auteurs comme Georg Büchner, August Strindberg, Odön von Horváth, Anton Tchekhov, Stig Dagerman, Shakespeare et Molière, dirige le Centre dramatique national des Alpes à Grenoble, de 2008 à 2013. Il est un homme des fidélités théâtrales et mène des opérations chirurgicales de haut niveau sur ses personnages : l’auteur Samuel Beckett en est une, l’acteur Denis Lavant en est une autre et il croise les deux. Il avait rencontré l’acteur dès 1995 autour de La Faim, de Knut Hamsun et l’a mis en scène dans plusieurs textes de Beckett qui font date, dont en 2017 Cap au pire, en 2019 La Dernière Bande, en 2022 L’Image, en 2023 Fin de partie qui s’est vu attribuer le prix Laurent Terzieff du Syndicat de la critique.

Le discours porté tant par Pierre Lannes que par Claire, son épouse, répondant à l’Interrogateur-sublime grand Inquisiteur, les rend envoûtants et nous envoûte. Et ils répondent aux questions lancinantes avec une grande justesse : Pierre Lannes, sans animosité et dans une certaine tendresse, Claire, femme brisée, dans le trouble de son identité et de son intégrité : a-t-elle vraiment tué, ou est-ce pour elle une façon d’en finir ? De grandes actrices ont porté le rôle, dont Madeleine Barrault et Suzanne Flon. À son tour, Sandrine Bonnaire se glisse dans le rôle de l’accusée avec une certaine lumière et gravité.

De cette Amante anglaise mise en scène par Jacques Osinski émerge un certain nombre de mots-clés, dont : énigmatique, simplicité, incandescence, profondeur. Les émotions des personnages, leur intériorité, et cette intensité à outrance, mènent le spectateur vers une certaine fascination, à la lisière de la vérité et du mensonge où se perdent ses références.

Brigitte Rémer, le 7 novembre 2024

Mise en scène Jacques Osinski – Avec Sandrine Bonnaire, Frédéric Leidgens, Grégoire Oesterman. Lumières Catherine Verheyde – costumes Hélène Kritikos – dramaturgie Marie Potonet. Le spectacle a été créé le 19 octobre 2024 au Théâtre de l’Atelier. Le texte est publié aux Éditions Gallimard.

Du 19 octobre au 31 décembre 2024 inclus, au Théâtre de l’Atelier, du mardi au samedi à 21h, le dimanche à 15h, 1 place Charles Dullin. 75018. Paris. Métro : Anvers, Pigalle ou Abbesses. Tél. : 01 46 06 49 24 – site : theatre-atelier.com – email : billetterie@theatre-atelier.comEn tournée : du 9 au 11 janvier 2025, Théâtre Montansier de Versaillesle 14 janvier 2025, Théâtre Auditorium de Poitiersles 16 et 17 janvier 2025, Châteauvallon-Liberté, Scène nationale de Toulon le 8 février 2025, Les Franciscaines, Deauville.

Notre Comédie humaine

© Christophe Raynaud de Lage

D’après Honoré de Balzac – Un spectacle en trois épisodes du Nouveau Théâtre Populaire, au Théâtre de la Tempête / Cartoucherie de Vincennes.

Balzac souhaitait rassembler sa foisonnante littérature, quatre-vingt-treize romans, sous le titre Études de mœurs. Il voulait tout embrasser de la société du XIXème siècle et visait à en écrire une histoire naturelle en cent-cinquante volumes avant que la mort n’interrompe son élan boulimique. Il écrivait la montée du capitalisme, le face à face entre les classes sociales du plus petit au plus grand, la fascination de la noblesse, l’envie et la corruption, le mépris et les intérêts communs. Inspiré par Dante Alighieri et sa Divine Comédie il a baptisé sa cathédrale hors norme La Comédie humaine.

C’est à ce Gargantua de la littérature que s’affronte le Nouveau Théâtre Populaire, avec humour, intelligence et analyse des mœurs de ce XIXème siècle. Trois metteurs en scène différents, chacun dans un langage qui lui est propre, adaptent trois des romans, en Une Comédie humaine où chaque volet peut être vu de manière indépendante, ou en intégrale : Les Belles illusions de la jeunesse est traité en opérette, Illusions perdues en comédie ; Splendeurs et misères comme une tragédie. Le spectacle est précédé et animé aux entractes d’intermèdes-oniriques qui, en soi, forment un spectacle – La Dernière nuit, réalisé à partir de la vie d’Honoré de Balzac, invitant le public à passer du paradis au purgatoire, du purgatoire aux enfers, dans les espaces aménagés du café de La Tempête attenant au Théâtre, en ébullition.

© Christophe Raynaud de Lage

Le collectif est à la base du travail de la troupe et fait partie de son ADN. Une déclaration solennelle, par lecture de son Manifeste, est lancée au début du spectacle : dix-huit acteurs et actrices alignés sur le plateau, face au public, déposent leur cahier des charges. Chacun est déjà dans le spectacle comme pour une revue, dans des tenues hétéroclites, qui avec un grand nez ou de grandes oreilles, qui une moustache ou un toupet de travers, chacun dans sa loufoquerie. « Le ciel est un théâtre… » Première chanson du livre le plus long pour lancer le spectacle, la Co, co… cot…comédie humaine… Extravagances et bonne humeur sont à l’affiche.

© Christophe Raynaud de Lage

Pour adapter une oeuvre de si grande amplitude, de l’écrit à l’oral et du livre à la scène, toutes les méthodes sont mobilisées dont des enregistrements sonores pour planter le décor du premier roman ou transmettre quelques didascalies ; dont la présence d’Honoré de Balzac soi-même (Frédéric Jessua), faisant le lien entre les parties, clins d’oeil et humour à la clé . Au centre un piano, sur une petite estrade, fait partie des personnages principaux de la première partie, Les Belles Illusions de la Jeunesse, version opérette (adaptation et mise en scène Emilien Diard-Detœuf, composition Gabriel Philippot, au piano Sacha Todorov) ; derrière, un petit théâtre avec rideau de scène peint à l’ancienne, lustres et paravents habillés des feuilles de la gazette du coin. À Angoulême, charmante ville provinciale, un jeune homme de sang noble mais de famille ruinée, Lucien Chardon/de Rubempré, rêve de monter à Paris faire entendre ses poèmes, (Valentin Boraud).  Il espère un avenir radieux et se sent pousser des ailes, même si « envoyer un enfant à Paris, c’est vouloir le perdre » dit Balzac. Lucien a la fraîcheur et la naïveté de son inexpérience… « Je veux tout, j’aurai tout, je triompherai… » dit-il. David, l’imprimeur et ami, et peu après son beau-frère (Julien Romelard ou Emilien Diard-Detœuf) – ayant épousé Ève, sa charmante sœur (Morgane Nairaud) l’encourage. La rencontre avec Madame de Bargeton (Elsa Grzeszczak) dont il tombe amoureux l’aide à réaliser son rêve. Elle, quitte un époux flasque (Joseph Fourez) – en costume violine et un amant ridicule, directeur des contributions indirectes, M. du Châtelet (Flannan Obé) – en costume rose nœud pap’ manipulateur à souhait, ainsi que les ragots de leur charmante ville provinciale.

© Christophe Raynaud de Lage

Nous suivons Lucien de Rubempré du début à la fin de l’expédition balzacienne, d’illusions en désillusions et du meilleur au pire. « Il y a un peu de moi en Lucien, commente Balzac, j’ai connu bien des culs-de-sac avant de devenir Balzac… car, quand on est artiste, on finit toujours triste… » s’amuse-t-il avec la rime.

Illusions perdues, comédie, (adaptation et mise en scène Léo Cohen-Paperman) modifie la scénographie, en pyramide à degrés, illustrant parfaitement l’ascension sociale convoitée. Au sommet, l’aristocratie parisienne avec la Marquise d’Espard (Kenza Laala) – blonde à souhait, lunettes de soleil, petit sac et robe noire, pendentifs clinquants – montant avec lenteur et dignité les marches vers son golgotha ou son observatoire et qui y restera tout au long de la seconde partie – avec ses acolytes dont la marquise de Bargeton sa cousine qui a tourné casaque, laissant Lucien en solo dans Paris, suite aux dénigrements de M. du Châtelet monté, lui aussi, à la capitale. Balzac, serveur dans le bistrot Patate et portant tablier sert les coupes de champagne en déclinant jeux de mots et périodes de l’Histoire récente : Ancien Régime, Révolution, Directoire, Consulat, Premier Empire, Restauration, Second Empire, re-Restauration, Louis XVIII frère de Louis XVI, roi déchu et guillotiné, monarchie libérale, affrontements des libéraux et royalistes, 18 février 1870 assassinat du Duc de Berry, neveu de Louis XVIII, par un bonapartiste. À la recherche d’un contrat, Lucien appelle éditeurs et journalistes, est hébergé par deux étudiants qui essaient de le guider dans le droit chemin. En écho à ce que dit Balzac, « Le génie arrose son œuvre de ses larmes », le journaliste avec qui il échange rectifie, « Le génie, c’est la patience… »

Dans Illusions perdues Etienne Lousteau (Thomas Durand) initie Lucien aux milieux littéraires parisiens et le met en garde, lui faisant traverser les différents cercles, y compris journalistiques tous plus compromis les uns que les autres : Émile Blondet (Émilien Diard-Detœuf), exploité par Andoche Finot directeur de journal (Clovis Fouin).  Dauriat, éditeur à la mode, propriétaire de revues et marchand de livres (Joseph Fourez) qui, au départ refuse les poésies de Lucien, puis acceptera de publier son manuscrit, Les Marguerites quand ce dernier prendra du poids et du pouvoir dans le milieu des journalistes, en faisant notamment paraître un article au vitriol sur Raoul Nathan (Lazare Herson-Macarel) personnalité littéraire les plus en vues sur Paris, édité chez lui. « La gloire c’est comme une putain de luxe » et « le génie c’est comme une maladie horrible, c’est une bestiole qui te dévore le cœur… » s’entend-il dire. « Je vois la poésie dans un bourbier… » Nathan signe aussi une pièce dont le lancement est imminent et dont la jeune première, Coralie (Morgane Nairaud,) chaperonnée par un souteneur, Camusot (Philippe Canales), s’amourache de Lucien et vient vivre avec lui, avant de se faire siffler sur scène et de s’écrouler. Lucien décline le mariage avec Mme de Bargeton qui l’aurait sauvé socialement mais plonge, comme tous, dans la corruption et on assiste aux compromissions du milieu littéraire et journalistique, tous dans le même marigot. De gauche, ils tournent leur veste à droite sans aucun scrupule. Dans un soliloque de la compromission, Balzac, oiseau de mauvais augure annonce à Lucien toutes les étapes du pire : « Tu feras… tu feras… » avant de dresser la liste des compromissions à venir. « Ton calvaire n’est pas fini… » et la liste le mène jusqu’à accepter l’écriture de chansons grivoises devant le cadavre de Coralie, pour lui offrir une tombe. Ruiné et au bord du suicide, Lucien rentre à Angoulême.

© Christophe Raynaud de Lage

La troisième partie, Splendeurs et misères, tragédie (adaptation et mise en scène Lazare Herson-Macarel, d’après Splendeurs et misères des courtisanes), est sombre et verra la chute définitive de Lucien. Décor sobre et parti-pris plus radical, beauté formelle. Une série de praticables en bois allant de cour à jardin recouvre le plateau gardant la notion de degrés de manière beaucoup plus douce, et dessine comme un labyrinthe. Par le biais de son entregent, Lucien a retrouvé la particule de Rubempré qui lui avait été confisquée et lui avait valu le mépris des aristocrates. Un personnage des plus troubles, Jacques Collin dit Trompe-la-mort, Vautrin, ou Carlos Herrera (Philippe Canales), un ancien forçat qui se donne le rôle de directeur de conscience, entre en piste et mène un sinistre bal du Diable. Lucien signe un pacte avec lui, ensemble, ils reviennent à Paris. Suit un imbroglio amoureux entre Esther, belle courtisane vêtue d’un manteau immaculé (Kenza Laala) dont Lucien tombe amoureux mais que le Baron de Nucingen, riche banquier, convoite (Clovis Fouin). Carlos Herrera/Vautrin lui-même amoureux de Lucien vend les charmes d’Esther espérant que son protégé pourra ainsi faire fortune. « Aime-t-on d’amour une femme qu’on achète ? » Nucingen déploie son dispositif pour capturer la belle courtisane, gardée par Asie (Charlotte Van Bervesselès) et Europe (Joseph Fourez). Sur scène, des personnages sortent du dessous des praticables comme des apparitions, des esprits. Herrera décide de marier Lucien à une jeune fille de bonne famille, Clotilde de Grandlieu dans une magnifique robe rouge (Elsa Grzeszczak) alors qu’il a récupéré une terre familiale en vue de se retirer avec Esther. Désespérée à l’idée de ce mariage, et contrainte à devenir l’amante de Nucingen, Esther se suicide en s’empoisonnant. Lucien et Carlos sont arrêtés. Lucien se pend aux barreaux de sa cellule. Herrera-Vautrin, figure du diable, est le seul à le pleurer.

Au-delà des trois parties, un intermède traverse la pièce, qui débute avant même l’entrée dans le théâtre et se poursuit pendant les entractes, La Dernière nuit, Intermède-onirique, d’après la vie d’Honoré de Balzac (conception Pauline Bolcatto et Sacha Todorov, mise en scène Pauline Bolcatto) où les acteurs portent des masques blancs d’animaux – coq, âne, cerf, qu’on retrouve par moments aussi sur scène.

Castes et particules, simulations, compromissions et corruption sont le lot des travers dénoncés par Honoré de Balzac et que la troupe du Nouveau Théâtre Populaire – dont le nom est un clin d’œil à Jean Vilar – porte magnifiquement, en célébrant ses quinze ans. Elle organise chaque été un festival à Fontaine-Guérin, dans le Maine-et-Loire où elle a construit son théâtre de plein-air, festival qui attire beaucoup de monde. La troupe était présente au Festival d’Avignon 2021, dans la Cour minérale de l’Université, où elle avait présenté Le Ciel, la Nuit et la Fête, autour de Molière à travers TartuffeDom Juan et Psyché qui tourne toujours. Aujourd’hui Balzac, avec Une Comédie humaine dont se sont emparés trois metteurs en scène au sein du collectif, pour énoncer différents points de vue, permet une diversité des langages, une richesse et une inventivité dans laquelle toute la troupe plonge, inscrivant son empreinte avec humeur et humour autant que gravité. Un plaisir de théâtre !

Brigitte Rémer le 9 novembre 2024

© Christophe Raynaud de Lage

Scénographie Jean-Baptiste Bellon – lumière Thomas Chrétien – costumes Zoé Lenglare et Manon Naudet – son Camille Vitté – chorégraphie Georgia Ives – maquillage et coiffure Pauline Bry – régie générale et plateau Marco Benigno, assisté de Thomas Mousseau-Fernandez – collaboration artistique Julien Campani, Lola Lucas, Sacha Todorov – administration et production Lola Lucas, assistée de Marie Mouillard – actions sur le territoire Mathilde Chêne. Le spectacle a été créé en août 2024 au Festival du Nouveau Théâtre Populaire, Fontaine- Guérin (49) – Durée de l’intégrale : 6h30 (dont deux entractes) – au Théâtre de la Tempête, Cartoucherie de Vincennes, 2 route du Champ de Manoeuvre. 75012. Paris. métro : Château de Vincennes puis Navette Cartoucherie ou Bus 112. Site : www.nouveautheatrepopulaire.fr, et www.la-tempete.fr

Partie 1 Les Belles illusions de la jeunesse / opérette : adaptation et mise en scène Emilien Diard-Detœuf – composition Gabriel Philippot. Avec : Valentin Boraud, Lucien Chardon/de Rubempré) – Thomas Durand, Francis du Hautoy – Joseph Fourez, Monsieur de Bargeton – Elsa Grzeszczak, Louise de Bargeton – Frédéric Jessua, Balzac – Kenza Laala, Amélie de Chandour – Morgane Nairaud, Ève Chardon et Stanislas de Chandour – Flannan Obé, Sixte du Châtelet – Julien Romelard ou Emilien Diard-Detœuf, David Séchard et Astolphe – Sacha Todorov, Pianiste.

Partie 2 Illusions perdues / comédie – adaptation et mise en scène Léo Cohen-Paperman. Avec :  Valentin Boraud, Lucien Chardon/de Rubempré – Philippe Canales : Camusot – Émilien Diard-Detœuf,  Emile Blondet – Thomas Durand, Etienne Lousteau – Clovis Fouin, Andoche Finot – Joseph Fourez, Dauriat – Elsa Grzeszczak, Louise de Bargeton – Lazare Herson-Macarel, Raoul Nathan – Frédéric Jessua, Balzac – Kenza Laala, Marquise d’Espard – Morgane Nairaud, Coralie – Flannan Obé, Sixte du Châtelet – Julien Romelard ou Samy Zerrouki, Daniel d’Arthez – Charlotte Van Berversselès, Horace Bianchon.

Partie 3 – Splendeurs et misères / tragédie – adaptation et mise en scène Lazare Herson-Macarel. Avec : Marco Benigno, le commissaire – Valentin Boraud, Lucien Chardon/de Rubempré – Philippe Canales Jacques Collin, dit Trompe-la-mort, dit Vautrin, dit Carlos Herrera – Émilien Diard-Detœuf, Emile Blondet – Thomas Durand, Alexandre – Clovis Fouin, Frédéric de Nucingen – Joseph Fourez, Europe, un manifestant, le juge – Elsa Grzeszczak, Clotilde de Grandlieu – Lazare Herson-Macarel, le chanteur d’opéra – Frédéric Jessua, Balzac – Kenza Laala, Esther – Thomas Mousseau-Fernandez, un policier – Morgane Nairaud, Duchesse de Grandlieu, Lydie – Flannan Obé, Duc de Grandlieu – Julien Romelard ou Samy Zerrouki, César – Sacha Todorov, De Marsay, pianiste – Charlotte Van Bervesselès, Asie.

Intermède-onirique / La Dernière nuit d’après la vie d’Honoré de Balzac – conception Pauline Bolcatto et Sacha Todorov – mise en scène Pauline Bolcatto. Avec : Valentin Boraud, Philippe Canales, Emilien Diard-Detœuf, Thomas Durand, Clovis Fouin, Joseph Fourez, Elsa Grzeszczak, Lazare Herson-Macarel, Frédéric Jessua, Kenza Laala, Flannan Obé, Morgane Nairaud, Julien Romelard en alternance avec Samy Zerrouki, Sacha Todorov, Charlotte Van Bervesselès.

Okina

Conception et mise en scène Maxime Kurvers, avec Yuri Itabashi – dans le cadre du Festival d’Automne à Paris – à l’Atelier de Paris/Centre de développement chorégraphique national.

© Ayakatomokane

Okina est une performance dans laquelle l’actrice, Yuri Itabashi, interprète du théâtre d’avant-garde japonais, approche d’un univers secret et codifié lié au théâtre nô, un univers tabou dont sont exclues les femmes. Le point de départ du spectacle est cet interdit culturel autour duquel Maxime Kurvers a butiné suite à un séjour au Japon et dans le droit fil de ses recherches sur l’histoire du théâtre entreprises depuis plusieurs années.

Il explique Okina, première pièce à ouvrir les manifestations théâtrales de nōgaku programmées sur une journée entière et qui emprunte sa forme aux danses populaires masquées des fêtes du début d’année, ainsi qu’aux liturgies adaptées des textes sacrés par les moines bouddhistes : « Contrairement aux autres catégories de pièces qui composent le répertoire du nō classique, Okina ne présente pas réellement de narration mais repose plutôt sur une série de danses rituelles convoquant la figure du vieil homme, sous le double aspect d’un masque blanc (Okina) et d’un masque noir (Samba-sô), visages aux rides creusées par un large sourire, appelant à la prospérité des cultures à venir et à la paix sur la terre. » Okina se construit, dans la tradition, autour de trois danses sacrées exécutées par les hommes, rituel que Maxime Kurvers transgresse en proposant le rôle et la fonction à une femme, Yuri Itabashi.

© Ayakatomokane

Que se passe-t-il sur le plateau ? Nous ne sommes pas au XVème siècle et Yuri Itabashi est bien une femme d’aujourd’hui. Sur un grand plateau blanc relativement vide où la radio sert de fond sonore, elle s’affaire dans le domaine du bricolage, comme à la maison, accrochant des guirlandes, buvant du thé, et effectuant un certain nombre de petits gestes du quotidien. Sur une table côté jardin, son atelier. Elle semble préparer très tranquillement mais de manière assez systématique une rencontre, une cérémonie, monte une sorte d’autel, allume des bougies, prend des mesures, pose sur la table une nappe dorée, plante un arbre fantôme, montre deux masques, un blanc et un noir qui semblent être le cœur du sujet et de ses précautions, et commente.

Sa narration est traduite sur écran où figure le mot kegare/impur, lié aux maladies, aux menstruations, à l’accouchement, à la mort. Elle se signe, se prosterne, détermine des territoires sur le plateau, le ciel, la terre, les humains, un espace du sacré. Elle passe une tunique, esquisse quelques pas, donne lecture d’un chant, porte bâton et éventail, désacralise les masques qu’elle porte, l’un, puis l’autre, tape le rythme. Elle est entrée dans le rituel et dans la danse. Elle évoque ensuite la figure du vieillard, portant ceinture rouge, à partir de ses deux grands-pères, qu’elle évoque, le grand-père paternel aimant la vie nocturne et Pépé blanc, le grand-père maternel, de sensibilité diamétralement opposée, elle reconnaît être la synthèse des deux.

© Ayakatomokane

Redevenant une jeune femme d’aujourd’hui portant baskets et vêtements de ville, elle cherche ses musiques sur son poste radio, ses accessoires, se place face au miroir soleil comme dans sa salle de bains, se transforme au sol en aigle noir, assez magnétique, assez hermétique, joue entre équilibres et déséquilibres en pleins feux sur la salle, stoppe la musique mais poursuit sa gestuelle.

Étrange objet que cette performance qui propose un mode de représentation interstitielle entre la tradition interdite et l’interprétation de la performeuse, en soi comme une provocation. Maxime Kurvers son concepteur et réalisateur se trouve dans un champ d’expérimentation, sa réflexion est théorique, sa démarche conceptuelle. Mais, est-ce que tout fait spectacle ? Telle est la question.

Brigitte Rémer le 2 novembre 2024

Scénographie Anne-Catherine Kunz, Maxime Kurvers – costumes Kyoko Fujitani – lumière Manon Lauriol – collaboration artistique Camille Duquesne – traducteur-interprète Akihito Hirano – écriture et dramaturgie Maxime Kurvers et l’équipe – coordination Japon Takafumi Sakiyama – conseiller à la diffusion Jérôme Pique.

Présenté du jeudi 17 au samedi 19 octobre dans le cadre du Festival d’Automne à Paris – à l’Atelier de Paris/Centre de développement chorégraphique national, Cartoucherie de Vincennes, 2 route du Champ de Manœuvre. 75012. Paris – métro Château de Vincennes, puis navette Cartoucherie ou bus 112 – tél. : 01 417 417 07 – site : www.atelierdeparis.org

Le Cadavre encerclé

Texte de Kateb Yacine – mise en scène Arnaud Churin – scénographie Léa Jezequel et Elsa Markou – composition musicale Jean-Baptiste Julien – compagnie La Sirène tubiste, à L’Échangeur, Théâtre de Bagnolet.

© Alain Rauline

Kateb Yacine est un immense poète, qui a vécu et pensé en trois langues, l’arabe, le tamazight et le français. Il est issu d’une famille berbère chaouie lettrée, de la wilaya de Guelma – appelée Kbeltiya ou Keblout, à l’est de l’Algérie et appartient à la tribu de Nador imprégnée des récits populaires et de la geste hilalienne, ce très ancien poème de tradition orale ; entourée de symboles comme les sacrifices de coqs ou de moutons et la figure du vautour ; de pouvoirs surnaturels, d’un important patrimoine poétique et mythique où le lyrisme se grave dans la langue de tous les jours. Kateb Yacine est lié à cette oralité, même s’il écrivait en français, la langue du colonisateur, qu’il qualifiait de « butin de guerre pour les Algériens », il s’en servait comme d’une arme, ou d’un cri.

© Alain Rauline

Né en 1929 à Constantine, mort en 1989 à Grenoble, ni musulman ni arabe, mais Algérien, Kateb Yacine fut aussi journaliste, auteur d’essais, de poèmes – dont les premiers, Soliloques, ont été publiés en 1946 quand il avait seize ans à Bône, près d’Annaba, puis, deux ans plus tard, en 1948, Nejma ou le poème et le couteau au Mercure de France – auteur de romans, dont Nedjma, son roman emblématique publié en 1956. Dramaturge et metteur en scène, il fut aussi directeur d’une troupe itinérante en Algérie dans les années 1970, où il revint après dix ans d’exil, sillonnant le pays et défendant un théâtre en langue vernaculaire, Le Théâtre de la mer, qui deviendra l’Action Culturelle des Travailleurs (ACT). Il tourna notamment avec Mohamed prends ta valise, La Voix des femmes, La Guerre de deux mille ans et avec La Palestine trahie, pièce écrite en 1977 qui lui valut quelques tracas, où il mêlait à la forme théâtrale des chants et des danses.

Le Cadavre encerclé fut publié en deux parties en décembre 1954 et janvier 1955, dans la revue Esprit, puis en 1959 au Seuil sous le titre Le Cercle des représailles, englobant trois autres textes – La Poudre d’intelligence, Les Ancêtres redoublent de férocité et Le Vautour, avec une introduction d’Édouard Glissant. C’est un réquisitoire contre le colonialisme alors que l’Algérie est département français. Quand Jean-Marie Serreau la met en scène en 1958, Gilbert Amy, compositeur et chef d’orchestre en signe la musique scénique, la pièce est aussitôt censurée. Le tragique est au cœur du sujet – au sens de Sophocle, Euripide ou Eschyle dans leurs récits mythologiques – indissociable de la vie de Kateb Yacine et de la guerre d’indépendance pour l’Algérie dans laquelle la France colonisatrice a fait de nombreux morts. Ici, il s’agit de la réalité du politique et de l’Histoire longtemps passée sous silence, de la vie et de la mort d’un peuple. La pièce est à la fois populaire et universelle, chaque personnage apporte sa contribution au récit.

© Alain Rauline

Nous sommes le 8 mai 1945 à Sétif, dans le département de Constantine là où commence la pièce, quand la répression fait rage face aux manifestations anticolonialistes. C’est jour de marché, la foule est dans les rues, femmes, paysans, tous. Le massacre est immense et durera trois semaines. Kateb Yacine a seize ans, quatorze membres de sa famille sont tués. Lui est arrêté et emprisonné pendant deux mois, à la prison de Sétif, puis dans un camp. Là, il dit qu’il a appris à connaître le peuple. Sa mère en perd la raison. Il fait écho dans la pièce à ce qu’il a vécu, aux coups de feu, à la panique, aux interrogatoires, à la torture et à la répression par le récit épique de Lakhdar, le personnage central, magnifiquement interprété dans ses imprécations, son combat et sa souffrance par Mohand Azzoug, son double. Il évoque la terreur des mères cherchant leurs fils et fait apparaître la figure de Nedjma, femme idéale et grande figure de l’Algérie qui traverse toute son œuvre, ici incarnée avec intensité par Emanuela Pace. « Je suis né quand j’avais seize ans, le 8 mai 1945. Puis, je fus tué fictivement, les yeux ouverts, auprès de vrais cadavres et loin de ma mère qui s’est enfuie pour se cacher, sans retour, dans une cellule d’hôpital psychiatrique. Elle vivait dans une parenthèse, qui, jamais plus, ne s’ouvrira. Ma mère, lumière voilée, perdue dans l’infini de son silence… » écrit-il.

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Le jeu, la troupe, la mise en scène d’Arnaud Churin, dans une économie de moyens mais une ardeur de tous, nous plongent dans la rue de Sétif, mise à sac par les forces coloniales, comme dans d’autres villes de l’Est algérien, comme Guelma et Kherrata. Les acteurs ouvrent la pièce par la chanson Douce France quelque peu ironique, à l’origine écrite et interprétée par Charles Trenet, donnant un petit caractère brechtien à l’ensemble. Chants et piano reviennent de manière récurrente dans une composition musicale de Jean-Baptiste Julien, et portés par la troupe qui, au-delà des deux protagonistes, se compose de Marie Dissais, Hassan – Arnaud Churin, Tahar, beau-père de Lakhtar avec qui les relations sont difficiles – Shannen Athiaro-Vidal, Marguerite, la Parisienne – Mathieu Genet, Mustapha – Noé Beserman, Ali, Marchand d’orange et pianiste, tous militants dans la même cellule du Parti du peuple.

La scénographie est ouverte : au centre, dans une sorte d’abri précaire, un piano arrangé autour duquel la troupe fait chœur, un espace tantôt local, tantôt bistrot où on lit le journal, on joue aux cartes ou aux dominos, on boit, on discute, où Lakhdar rencontre un avocat, autre trait biographique, car le vrai père de Kateb Yacine, disparu en 1950, était avocat. « Je pense à cet homme qu’on vient de condamner. Lui aussi est inscrit au barreau pour vingt ans, mais de l’autre côté du prétoire… » lui lance Lakhdar ; dans un coin, un vieux poste de télévision pour quelques images d’actualité ; la rue comme personnage principal (scénographie de Léa Jézéquel et Elsa Markou, lumières de Gilles Gentner). Lakhdar, blessé et comme un revenant, témoigne et raconte : « Ici est la rue des Vandales. C’est une rue d’Alger ou de Constantine, de Sétif ou de Guelma, de Tunis ou de Casablanca. Ah ! L’espace manque pour montrer dans toutes ses perspectives la rue des mendiants et des éclopés, pour entendre les appels des vierges somnambules, suivre des cercueils d’enfants, et recevoir dans la musique des maisons closes le bref murmure des agitateurs. Ici je suis né… »

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Nedjma enjambe les cadavres à la recherche de Lakhdar et tous essaient de la retenir. « Ici est la rue de Nedjma mon étoile, la seule artère où je veux rendre l’Âme. C’est une rue toujours crépusculaire, dont les maisons perdent leur blancheur comme du sang, avec une violence d’atomes au bord de l’explosion. » La figure de cette femme qu’il sublime – une cousine – un amour d’enfance, une quête inaccessible, la femme-patrie, poursuivra Kateb Yacine toute la vie. Dans la pièce, les amoureux viennent de se brouiller le matin même de la manifestation, c’est un arrachement. La douleur de Nedjma est cinglante. « Jamais tu n’as voulu achever ma conquête. Souviens-toi du matin où tu m’as quittée, avec des sarcasmes en guise d’adieu » chuchote-t-elle. Sur scène, Nedjma et Lakhdar, blessé, se rencontrent. Elle l’adosse à un oranger avant de disparaître. L’oranger, dont la fleur tressée en couronne ornait les cheveux de la mariée, jadis. Ici repris avec le marchand d’oranges, homme du peuple, pragmatique dans sa philosophie de vie. Un messager-narrateur à certains moments commente l’action. Les didascalies donnent le climat et ce qui se traduit en langage scénique : « Un temps. Ténèbres. Silhouettes de Lakhdar et de Nedjma. Coups de feu. Ordres, gémissements. Hurlements de la foule grisée par son propre massacre. Bagarres. Mêlée. » Marguerite, la Parisienne, fille d’un officier, prête main forte à Lakhdar tout en anéantissant ses espoirs : « N’espérez pas que Paris désavoue l’armée. » Hassan exécute le père qui fait soudain irruption, à bout portant, Marguerite fuit avec Lakhdar et ses compagnons.

© Alain Rauline

De retour à Paris en 1947, dans la gueule du loup disait-il, Kateb Yacine avait prononcé dans la Salle des sociétés savantes, cercle d’érudits et de scientifiques, une conférence qui avait fait date, sur l’émir Abdelkader, savant soufi qui au milieu du XIXe siècle, menait déjà la lutte contre la conquête de l’Algérie par la France. Il avait adhéré au Parti communiste algérien. Le Cadavre encerclé est aussi une pièce métaphorique qui met en jeu les revenants, Lakhdar à la lisière de la folie, Nedjma au bord du désespoir, chaque personne de la rue, comme une ombre, raconte sa tragédie. « Qu’est-il advenu de Nedjma ? » demande une Femme, au marché. « Autrefois c’était la Grande Ourse. Après cela j’ai dormi. Comment la distinguer en plein jour ? » répond Lakhdar. Tous les personnages du Cadavre encerclé apparaissent et disparaissent comme dans le révélateur surgit soudain la photo. On flotte entre réalisme et illusion à travers la langue puissante de Kateb Yacine, qui par sa poétique rejoint la sensibilité des Nerval et Rimbaud, la puissance de l’écriture de Büchner.

Tué par Tahar, Lakhdar, qui sacrifie tout pour la libération de son peuple meurtri,  son amour pour Nedjma comme sa vie, jette : « Adieu, camarades ! Quelle horrible jeunesse nous avons eue ! » Les didascalies finales suivent et sont enregistrées : « A ce dernier mot Lakhdar s’écroule devant l’oranger foudroyé… son cadavre disparaît peu à peu sous un nuage de feuilles mortes. Ali est assis à califourchon au sommet de l’oranger. Il taille une branche fourchue pour en faire une fronde… » Et malgré les injonctions de Nedjma l’invitant à descendre, « Ali ne descend pas. Il puise des oranges dans ses poches, les place dans sa fronde, et vise en direction du public. Pluie d’oranges dans la salle. Le rideau tombe, criblé de coups de fronde, tandis que la voix du chœur murmure dans le lointain Militants du Parti du peuple. Ne quittez pas vos refuges. Noir. Lumière. Coups de gong prolongés. »

© Alain Rauline

Le Cadavre encerclé, ce chant profond et originel d’un peuple et de sa destinée, entre Histoire et autobiographie, a valeur de prophétie. Arnaud Churin et les acteurs portent avec justesse cette langue dense et impétueuse de Kateb Yacine dans son souffle poétique hors du commun et l’esprit du Diwan. Ses textes sont étrangement peu montés en France. Jean-Marie Serreau dans les années 60/70 les avait portés sur le devant de la scène en présentant en 1963 au théâtre Récamier, La Femme sauvage, incarnation de la Résistante algérienne ; en 1967, Les ancêtres redoublent de férocité à Chaillot et L’Homme aux sandales de caoutchouc sur la guerre du Viêt-Nam. Alain Olivier avait mis en scène La Poudre de l’intelligence et obtenu le Prix des Jeunes compagnies d’Arras, Kateb Yacine avait présenté en 1972/73 au Théâtre de la Tempête, dans sa propre mise en scène, Mohamed, prends ta valise, en kabyle.

Signataire d’un théâtre populaire, épique et satirique, Kateb Yacine n’eut de cesse de rechercher un nouveau langage entre les deux rives de la Méditerranée. Son imagination métaphorique dans une langue à la fois réaliste, à la fois pure poésie, trace une ligne de partage entre son engagement militant et l’art théâtral. Arnaud Churin s’est emparé de cette langue pour faire revivre l’Histoire, ses douleurs et ses fantômes. Formé au Conservatoire national supérieur d’art dramatique de Paris, Il a travaillé avec de nombreux metteurs en scène, entre autres Olivier Py et Éric Vigner, Stuart Seide et Éric Lacascade, Alain Olivier. Il a monté les Fragments d’un discours amoureux de Roland Barthes, ainsi que plusieurs projets avec D’ de Kabal, auteur metteur en scène issu du mouvement hip pop, dont Agamemnon d’Eschyle en 2014 puis Orestie Opéra hip hop en 2018. Artiste associé à la Scène Nationale 61 d’Alençon, il  s’est emparé des fantômes de l’Histoire qu’il a fait sienne – son propre père étant marqué par la guerre d’Algérie, où il est parti en appelé – et mis en scène avec générosité ce grand texte sous haute tension.

Brigitte Rémer, le 31 octobre 2024

Avec : Shannen Athiaro Vidal, Mohand Azzoug, Noé Beserman, Arnaud Churin, Marie Dissais (en alternance avec Melanie Malgorn), Mathieu Genet, Emanuela Pace.Dramaturgie Emanuela Pace. Son Amélie Polachowska – lumières Gilles Gentner – costumes Sonia Da Sousa – assistantes à la mise en scène Mélanie Malgorn et Suzanne Traup – regard extérieur Bertrand Cauchois – régie générale Nicolas Martinez Sanchez – régie son Marc Rousseau

Du 9 au 19 octobre, à 20h30 du lundi au vendredi (sauf jeudi 17 octobre) à 18h le samedi, à 14h30 le jeudi 17 octobre, relâche le dimanche – à l’Échangeur de Bagnolet, 59 avenue du Général de Gaulle, 93170 – métro Galliéni – site : www.lechangeur.org – tél. : 01 43 62 71 20.

Une Odyssée en Asie Mineure

Ménélas Rebétiko Rapsodie et Hélène après la chute, diptyque – texte et mise en scène de Simon Abkarian – une production de la Compagnie des 5 Roues, au Théâtre de l’Épée de bois. Jusqu’au 3 novembre.

© Vincent Vassie

S’il s’agissait de trouver quelques mots-clés présentant Simon Abkarian, auteur, acteur et metteur en scène des spectacles ici programmés, je me risquerais à lancer les mot identité – en l’occurrence identité arménienne – chef de troupe, dans sa générosité du partage et son approche multidisciplinaire, recherche de sens dans l’écriture par sa manière de traiter la mythologie comme métaphore et mémoire collective, écho de la complexité du monde.

Le parcours de Simon Abkarian est lié à l’Asie Mineure par son origine arménienne. Né à Paris, il part pour Beyrouth à l’âge de neuf ans où il passe son enfance, revient adolescent à Paris, puis travaille à Los Angeles avec une troupe arménienne. De retour en France, il intègre la troupe du Théâtre du Soleil d’Ariane Mnouchkine où il est un acteur-phare. Il y reste une huitaine d’années, de 1983 à 1995, avant de voler de ses propres ailes en fondant sa première compagnie, Tera, devenue Compagnie des 5 Roues. Parallèlement, il tourne avec de nombreux réalisateurs dont Cédric Klapisch et Robert Guédiguian et a reçu plusieurs prix couronnant son travail dans les trois compétences où il excelle, l’écriture, le jeu et la mise en scène.

© Vincent Vassie

Simon Abkarian a entre autres écrit et joué dans Ménélas Rebétiko Rapsodie, créée en 2012 au Grand Parquet, qu’il reprend ; il a présenté en 2019 une superbe Électre des bas-fond au Théâtre du Soleil (cf. Ubiquité-Cultures du 15 octobre 2019), et créé dans une première version Hélène après la chute, en 2023 au Théâtre de l’Athénée, repris dans une nouvelle version en juin 2024, aux Arènes de Cimiez/Théâtre National de Nice. Ce diptyque s’inscrit dans un concept plus large, Une Odyssée en Asie Mineure qu’il a imaginée et orchestrée, à l’invitation d’Antonio Diaz-Florian, directeur du Théâtre de l’Épée de bois : trois semaines de spectacles, concerts, lectures, conférences, soirées musicales et festives, exposition de peintures représentant les puissants Portraits du Fayoum, effigies des disparu(e)s, art culinaire. La Compagnie des 5 Roues habite le Théâtre de l’Épée de bois, elle en a même poussé les murs pour plus de convivialité.

Ménélas Rebétiko Rapsodie – La pièce est écrite pour un acteur seul, Simon Abkarian l’interprète, accompagné de deux talentueux musiciens, complices et amis, spécialistes du Rebétiko. « Depuis longtemps je voulais faire un spectacle à propos de Ménélas et d’Hélène avec mon ami Grigoris Vasilas, bouzoukiste virtuose, et Kostas Tsekouras, guitariste hors pair. Tous deux jouent le Rebétiko dans le groupe Dromos. Le Rebétiko est une musique qui voit le jour en Asie Mineure dans les années vingt. C’est la musique des bas-fonds, le blues de la Grèce. On y chante les amours perdues, les trahisons, les crimes d’honneur, l’alcool, la drogue. Les chants rébètes sont les derniers soubresauts d’une parole libre… »  C’est une musique subversive, celle des vagabonds.

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Dans ce premier opus de ce qui sera dans quelques mois un triptyque, c’est une supplique lancée par Ménélas, roi de Sparte, à l’adresse d’Hélène son épouse, séduite par Pâris ; c’est une prière en même temps que l’écho du discours ordurier qui se colporte sur elle, devenue pour la ville l’archétype de la putain, et dont il lui rapporte les termes. L’acteur entre en scène comme l’ombre de lui-même, tout de noir vêtu, drapé d’un grand manteau et portant chapeau. Le plateau est un bistrot rempli de tables aux chaises encore retournées, comme à l’heure de l’ouverture, ou de la fermeture. Les deux musiciens ont pris place à la table du centre et tiennent le rôle du chœur, Ménélas en est le coryphée, il les rejoint. Est-ce un petit matin alcoolisé ? Les réverbères sont encore allumés, les brumes émergent et emplissent le lieu, à moins que ce ne soit la fumée des cigarettes qui accompagnent l’ouzo ou le raki qui coulent jusque dans les veines.

« Depuis que tu es partie notre lit n’est plus qu’un tombeau qui se refuse à moi. Tout réconfort m’est étranger… Les miroirs sont éteints. Les chansons se sont tues. Aphrodite toute entière s’est enfuie… » Fille de Zeus et de Leda, devant son père, Hélène avait choisi l’époux, « Je veux Ménélas » et il le devint. « Ce fut la première fois que mon propre nom me transperça le cœur. » Le texte est un hymne à la femme perdue, à l’amour, à la reconquête. « N’es-tu pas le cap, la direction, le sens de ma vie ? » Ménélas danse pour elle, chante pour elle, vit pour elle tout en annonçant le crime qu’il fomente à l’égard de Pâris, ce prince troyen, fils de Priam et d’Hécube, son ennemi en politique, son adversaire en amour, qui, profitant de son absence, avait enlevé Hélène pour l’emmener à Troie.

La parole se structure autour de la musique, les musiciens au bouzouki et à la guitare chantent en solo, duo ou trio et traduisent la longue plainte de Ménélas, comme le fait le tango en Argentine ou le fado au Portugal, la nostalgie à la boutonnière. Le chant solo de Grigoris Vasilas, celui de Simon Abkarian déchirent les brumes du café. L’acteur à l’éventail frappe le sol comme un torero, cherche ses pas, tourne, compose sa parade d’amour comme un oiseau blessé. Parfois il marche à reculons et remonte le temps. La danse qu’il exécute à diverses reprises, parfois dans l’ombre, marque les temps du récit. Le bouzoukiste le rejoint, posant son instrument, danse et chante avec lui, soulignant la tragédie et la solitude. « Dix ans sans toi, c’est long d’ici jusqu’à la lune. Entre la mort et nous, je veux me dresser, ouvrir mes paumes implorantes vers le ciel, jusqu’à ce que, dans tes yeux je fleurisse à nouveau. » La superbe de Simon Abkarian, un brin arrogant dans ce rôle de roi et d’amoureux éconduit, est une facette de l’autre Ménélas qui, dans le second opus, se montrera plus amoureux et plus sensuel, plus perdu encore.

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Hélène après la chute – ce second opus, reprend les thèmes précédemment lancés, dans un face à face entre Hélène et Ménélas d’une tout autre écriture scénique et dans un même dépouillement. Le texte est porté dans son incandescence par Aurore Frémont (Hélène) et Brontis Jodorowsky (Ménélas), tous deux placés devant un micro sur pied, loin l’un de l’autre. C’est l’heure des questionnements réciproques après la chute de Troie, leurs vies, leurs cœurs mis à nu.

Au centre du plateau, un piano à queue où la compositrice et interprète, Macha Gharibian, a pris place après ses salutations à l’instrument. Le vent souffle autant que les notes souffleront sur les plaies. Enveloppée d’un voile noir et dans sa dignité, visage caché, entre Hélène suivie de Ménélas. Elle, captive et ne sachant quel sort lui sera réservé, porte avec élégance le deuil de son compagnon, Pâris, tué par Ménélas. Ici, dans la chambre qu’elle partageait avec son amant se font les retrouvailles de fiel, après la chute de Troie et autour des mots qui blessent ou qui parfois pansent. « Tu es partie sans te retourner et moi j’ai souffert sans désir de guérison… Depuis ton départ l’insomnie est mon exil… » Tragédie de la souffrance et des règlements de compte. Même costume et cravate noire que dans Ménélas Rebétiko Rapsodie pour le roi de Sparte. « Entre, je ne te vois pas » lui dit-il. « Ne cherche pas de tes yeux ce que tes mains ont détruit » répond-elle, sauvage et déterminée. Hélène est aux aguets, prête à bondir comme une lionne, parfois tentatrice elle sait le provoquer. Lui, marque le pas, évoque sa beauté, la vie détruite.

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Ensemble, ils rembobinent un petit bout de leur histoire. « Pourquoi, pourquoi à peine née, as-tu soufflé notre flamme ? » chuchote-t-elle. « Ni toi ni moi n’avions encore vécu. Nous étions des enfants jetés en pâture sur l’échiquier des alliances… Au bout de sept printemps tu t’es lassée de moi et je le comprends bien… J’étais roi. Il me fallait renoncer à notre amour. En me détournant de toi j’ai suivi le chemin que mes ancêtres avaient tracé pour moi… Pâris arriva à point nommé et t’emporta de l’autre côté de la mer. » Ménélas recense les arborescences généalogiques Atrides auxquelles il appartient et qui, comme le courant d’un fleuve, ont tout emporté dans les meurtres et sacrifices, trahisons et incestes, infanticides et parricides. Lui immole sa souffrance en un cri qui se suspend au fond de la gorge.

Hélène et Ménélas se cherchent, se fuient, elle s’échappe il l’encercle, et dans un geste d’ouverture l’appelle à revenir. Elle décline, résiste, se dérobe, le brave jusqu’à lui imposer de faire le récit de la mort de Pâris. Il saisit le voile noir du deuil qu’elle a abandonné sur un banc et raconte. Le piano oscille entre l’ode funèbre et le cri strident de la pianiste. En échange, Ménélas la convainc de lui faire récit de ses amours. « À ton tour maintenant de me tordre le cœur… » Le récit est cru dans l’exaltation des corps. Ménélas se dirige vers l’armure de Pâris posée tel un trophée en fond de scène, il se saisit d’un couteau. Prêt à la tuer, ou prêt à s’immoler ? « Hélène, tue-moi ou reviens prendre place sur le trône de mon cœur » supplie-t-il encore. La fin surprend, quand tout s’apaise.

Les deux acteurs, Aurore Frémont et Brontis Jodorowsky, portent ce texte dans une grande intensité, une économie de déplacements, des repères en musique. Dans le théâtre de Simon Abkarian, aucun artifice, on est à cru. Ménélas est l’amoureux bafoué cherchant à reconquérir le cœur d’Hélène. Elle, ne s’en laisse pas compter, prête à la mort. La tension est extrême, les acteurs admirables, dans ce duel féroce où l’un et l’autre se rendent coup pour coup. Macha Gharibian traduit dans sa composition musicale et son interprétation le labyrinthe des deux héros défaits. Sa présence est comme un sémaphore accompagnant les eaux souterraines de chacun.

Les mots de Simon Abkarian sont précis, acérés, réalistes en même temps que poétiques, sa palette est large dans l’expression de la colère rentrée, de la honte et de la tragédie. Les deux opus en vis-à-vis, Ménélas Rebétiko Rapsodie suivi de Hélène après la chute dévoilent, avec un grand talent, les nuits obscures de ces personnages mythologiques, loin de tout stéréotype.

Brigitte Rémer, le 27 octobre 2024

Du 9 octobre au 3 novembre 2024, au Théâtre de l’Épée de bois/Cartoucherie de Vincennes, Route du Champ de manœuvre ? 75012. Paris – métro : Château de Vincennes et navette Cartoucherie ou Bus 112/station Champ de manoeuvre – site : www.epeedebois.com – tél. : 01 48 08 39 74.

 Ménélas Rebétiko Rapsodie – première partie, du mercredi au vendredi à 19h, samedi à 18h, dimanche à 14h30. Avec : Simon Abkarian, jeu – Grigoris Vasilas, chant et bouzouki – Kostas Tsekouras, guitare – collaboration artistique, Natasha Koutroumpa, Catherine Schaub-Abkarian, Pierre Ziadé – création lumière, Jean-Michel Bauer – régie plateau, Maral Abkarian. Création au Grand Parquet en janvier 2013 avec le soutien de la Spedidam – nomination 2014 aux Molière du Théâtre Musical – Reprise exceptionnelle au Théâtre de l’Épée de Bois en 2024. Le texte est publié aux éditions Actes Sud-Papiers.

Hélène après la chute seconde partie, du mercredi au vendredi à 21h, samedi à 20h, dimanche à 16h30. Texte et mise en scène Simon Abkarian – avec : Aurore Frémont, Hélène – Brontis Jodorowsky, Ménélas – Macha Gharibian, piano, voix – composition musicale, Macha Gharibian – collaboration artistique, Pierre Ziadé – création lumières, Jean-Michel Bauer – création son, Orian Arrachart – régie plateau, Philippe Jasko et Maral Abkarian. Le texte est publié aux éditions Actes Sud-Papiers.

 Nos âmes se reconnaitront-elles, le troisième opus de ce voyage proposé par Simon Abkarian et la Compagnie des 5 Roues, sera présenté en janvier 2025 au Théâtre Nanterre-Amandiers.   

Lieux communs

Texte et mise en scène Baptiste Amann, artiste associé au Théâtre Public de Montreuil – compagnie L’Annexe – spectacle présenté au TPM / Montreuil.

© Pierre Planchenault

Quatre intrigues, lieux et types de personnages qui a priori sont éloignés les uns des autres, s’entrecroisent dans ce spectacle dont la forme s’apparente à un thriller. On passe ainsi des coulisses d’un théâtre où des acteurs confrontent leurs points de vue peu avant une première, au sous-sol d’un commissariat de police pour l’interrogatoire d’un homme, vu de dos ; d’un studio de télévision où officient trois journalistes, à l’atelier dans lequel une conservatrice d’art restaure un tableau. Chaque histoire apporte son univers et sa problématique.

Baptiste Amann, auteur et metteur en scène s’empare de divers sujets de société. Mis à part la création théâtrale qu’il effleure par le biais d’un groupe de théâtre en répétition, il nous place dans l’atmosphère des médias version show et série télévisée, comme le dit Cioran tel que rapporté dans le spectacle, « une fenêtre sur le rien. » Il construit son enquête à partir de la mort d’une femme qui se serait défénestrée ou qu’on aurait aidée, et qui portait des traces de coups. Cela fait grand bruit, d’autant plus qu’il s’agit de la fille d’un politicien d’extrême droite. Un suspect numéro un, au profil-type, issu d’une minorité discriminée, est interrogé. La violence n’est jamais loin, physique et mentale.

© Pierre Planchenault

La scénographie (signée de Florent Jacob, ainsi que les lumières) représente un lieu indéterminé, polyvalent, qui comporte un étage et sert les différentes facettes de l’histoire, à la fois théâtre, cellule, studio et atelier. À travers ces différents scénarios, l’auteur interroge le rapport à la vérité, dans la création, face à un acte violent, dans la fabrication et la transmission de l’information, dans la restauration d’un tableau qui se doit de respecter l’original. Et chacun se raconte sous le regard des autres, et le spectateur se perd un peu entre les digressions d’histoires qui ne se croisent pas vraiment.

Formé à l’École régionale d’acteurs de Cannes, Baptiste Amann a fondé une première compagnie en 2010, avant L’Annexe qu’il crée en 2018, avec Morgan Helou. Il s’est lancé dans une grande trilogie intitulée Des territoires qui suit les aléas d’une fratrie réunie dans le pavillon d’une résidence HLM au moment de la mort de leur parent. Les trois facettes de la trilogie, correspondent à trois journées consécutives : en 2013, Nous sifflerons la Marseillaise… pose la question du vide et du comment faire à la mort des parents ; en 2017, D’une prison l’autre… traite de la colère sociale, de la révolte et de la militance ; en 2019, Et tout sera pardonnéprend la guerre d’Algérie pour référence. Il crée à l’automne 2022, Salle des fêtes, un huis clos dans un village, autour des notions de bien commun, d’utopie et d’écologie.

© Christophe Raynaud de Lage

L’écriture de Baptiste Amann entrelace différents niveaux de narration et se situe entre l’intime et le politique. On retrouve avec Lieux communs ces enchevêtrements entre thèmes sociaux et débats de société dans des méandres qu’il construit comme des plans séquences. Les acteurs y déploient beaucoup d’énergie et de force de conviction, et nous propulsent d’un thème à l’autre à travers certains personnages bien stéréotypés. Le fait divers fait le lien mais le tout reste assez éparpillé.

Brigitte Rémer, le 20 octobre 2024

Avec : Océane Caïraty, Alexandra Castellon, Charlotte Issaly, Sidney Ali Mehelleb, Caroline Menon-Bertheux, Yohann Pisiou, Samuel Réhault, Pascal Sangla – collaboration artistique Amélie Enon – assistanat à la mise en scène Max Unbekandt, Balthazar Monge – scénographie et création lumières Florent Jacob – création son Léon Blomme – création des costumes Marine Peyraud, Estelle Couturier-Chatellain – régie générale Philippe Couturier – régie plateau François Duguest – régie lumières Clarisse Bernez-Cambot Labarta – construction décor Ateliers de La Comédie de Saint-Étienne/CDN – direction de production Morgan Helou – administration Élisa Miffurc. Le spectacle a été créé lors du 78e Festival d’Avignon du 4 au 10 juillet 2024. Le texte est publié aux éditions Actes Sud-Papiers.

Du 24 septembre au 10 octobre 2024 – Théâtre Public de Montreuil, 10 place Jean-Jaurès 93100. Montreuil – métro Mairie de Montreuil – site : www. theatrepublicmontreuil.com – tél. : 01 48 70 48 90. En tournée : 16 et 17 octobre 2024, Le Zef scène nationale de Marseille – du 27 au 29 novembre 2024, Comédie de Béthune  – Du 5 au 8 février 2025, Théâtre national de Bordeaux en Aquitaine – les 13 et 14 février 2025, Théâtre de l’Union CDN de Limoges – du 18 au 21 février 2025, Comédie de Saint-Etienne.

Sorgue (2)

Spectacle musical et de chansons conçu par Laurent Khider et Daniel Jouravsky – au Hall de la Chanson/Centre national de la Chanson.

© Rémi Poureyron

Dans le Parc de La Villette et caché derrière la Grande Halle, l’ancien Pavillon du Charolais s’est, au fil des ans, réinventé des identités. Après avoir été pendant une vingtaine d’années Théâtre international de Langue française, il accueille depuis 2013 le Hall de la Chanson et son Théâtre-École des répertoires de la Chanson que dirige Serge Hureau.

C’est dans cette salle de cent soixante places que Laurent Khider et Daniel Jouravsky accueillent le public, debout au coin de la scène, prêts à entrer en piste. Le climat est nocturne, le programme se compose de chansons, connues et méconnues, dont ils construisent la dramaturgie à la manière d’une soirée de cabaret berlinois au début du XXème et dans l’esprit du théâtre expressionniste.

© Rémi Poureyron

Smoking noir, maquillage blanc souligné d’une moustache et d’épais sourcils pour l’un, pantalon, bonnet et bretelles sur torse nu pour l’autre, (création costumes Tom Savonet, création maquillage Pascale Kouba). On entre chez Fritz Lang et F.W. Murnau côté cinéma, chez Georg Kaiser et Ernst Toller côté auteurs dramatiques, chez Bertolt Brecht et Kurt Weil, ou encore dans le cabaret littéraire de Max Rheinardt, grand théoricien du théâtre, le Schall und Rauch /Bruit et fumée. Ici, point de M. Loyal comme à Berlin mais des formes courtes qui s’enchaînent, les chansons, déclinant situations et émotions, entre tension, angoisses, violence, révolte et satire.

La référence à Claude Nougaro prend place dans plusieurs chansons dont la première, La Ville, lance le spectacle (musique Jimmy Walter). « Que se passe-t-il ? J’y comprends rien, y avait une ville et y a plus rien ! » Ici pas de percussions ni d’accompagnement, la ville est silencieuse, des bruitages l’accompagnent, sur un mode clownesque. Suivront, à certains moments de la représentation, d’autres textes de Nougaro dont À bout de souffle, (musique Dave Brubeck), Une Petite fille en pleurs (musique Jacques Datin) et Le Cinéma (musique Michel Legrand).

Au piano et aux commandes de la musique, Daniel Jouravsky qui serait Faust en ses métamorphoses dans le duo avec Laurent Khider un véritable Méphistophélès dans l’interprétation des chansons, qu’il vit et interprète comme un acteur et personnage de théâtre. Une belle complicité libre, sérieuse et humoristique, acerbe et tendre, absurde parfois, se tisse entre les deux artistes et si l’on parlait d’un duo de clowns, le premier serait l’Auguste, le second le Clown blanc, il n’y a pas l’un sans l’autre.

© Rémi Poureyron

Jacques Prévert est aussi au générique de plusieurs chansons, comme Le Désespoir est assis sur un banc et Les Bruits de la nuit qu’avait interprétés Mouloudji, sur une musique de Jacques Kosma ; Pierre Mac Orlan avec Le Départ des joyeux (musique Philippe Gérard) accompagné au trombone et aux percussions, et avec La Ville morte écrite en 1953, que Monique Morelli aimait chanter (musique Lino Leonardi) : «En pénétrant dans la ville morte je tenais Margot par la main. Un éternel petit matin nous apportait sa lumière morte… » Barbara est présente et vivante, avec Les Insomnies et avec Vol de nuit, dont elle signe paroles et musiques, Brigitte Fontaine, l’iconoclaste,  avec La Femme à barbe, sur une musique de Jacques Higelin : « La nuit est une femme à barbe venue d’Ispahan ou de Tarbes. La nuit est une femme à barbe. La nuit… »

Deux chansons plus anciennes sont aussi à l’affiche, qui ont leur place dans ce puissant récital : La Complainte de la Seine sur un texte de Maurice Magre et une musique de Kurt Weil, datant de 1935 que Marianne Faithfull a repris : « Au fond de la Seine Il y a de l’or, Des bateaux rouillés, Des bijoux, des armes. Au fond de la Seine Il y a des morts. Au fond de la Seine Il y a des larmes » ; et un texte qu’interprétait Damia en 1936, La Nuit en mer sur des paroles de Bernard Roland et une musique de Wal-Berg.

© Rémi Poureyron

Tous ces récits, intimes, philosophiques et poétiques dessinent un geste artistique fort, posé par ce magnifique duo que forme Laurent Khider pour le vocal, Daniel Jouravsky pour la musique, tous deux entrant dans la danse et le jeu. On se promène avec eux, valise à la main, de ville en ville de solitude en cri. La manière dont ils théâtralisent les textes, tous intenses, et habitent le plateau, est pleine de surprises et de sens : au centre et côté jardin se trouve une table, le piano, une lampe, Laurent Khider y dessine avec fluidité son parcours, de fugues en retours, d’inexprimé en inexprimable, d’angoisse en tragi-comique, donnant corps et vie aux personnages. Côté cour se trouve comme un podium, royaume de la musique instruments et pupitre, celui de Daniel Jouravsky en résonance aux situations. Regards, rires et rictus, conduisent à la création d’une atmosphère sous tension où les lumières, élaborées, travaillent l’ombre avec virtuosité et accompagnent le rythme de la représentation (création lumières Rémi Woo).

Sorgue 2, fait suite à une première version créée en 2023, la complète et l’enrichit. Le nom de Sorgue défini par les deux artistes est issu d’un argot parisien vieilli utilisé par Mac Orlan dans Le Départ des joyeux, qu’on entend dans le récital. Cela signifie la nuit et tout ce qui peut l’entourer, le voleur de nuit, la mort, la fin du monde. Le spectacle est comme un nocturne, déployant sa poésie sous couvert d’humour noir et d’absurde, de piquant contre l’amnésie, de textes d’une grande force, soulignés par des musiques qui les portent. Un beau moment partagé !

Brigitte Rémer, le 21 octobre 2024

Avec Laurent Khider, chant et direction artistique et Daniel Jouravsky, musique et direction musicale – régisseur principal Aïk Lamouroux-Alayan – création lumières Rémi Woodall – création costumes Tom Savonet – création maquillage Pascale Kouba – création son Daniel Jouravsky – création graphique Lucie Hennebert.

Du 5 au 20 octobre 2024, Les samedis à 19h00 et dimanches à 16h00 – Le Hall de la Chanson/Centre national de la Chanson – Parc de la Villette. 75019. Paris – métro, tram : Porte de Pantin – site : www.lehalldelachanson.com – tél. : 01 53 72 43 00

Loin des hommes « essentiels »

© Pascal Gély.

Écriture et mise en scène Vincent Fontano – avec Véronique Sacri et Vincent Fontano, compagnie Kèr Béton (La Réunion) – au Lavoir Moderne Parisien.

C’est la septième pièce qu’écrit Vincent Fontano et la première fois qu’il le fait en français. Les précédentes étaient en créole, fort marqueur de l’identité à l’Île de La Réunion d’où il est originaire et où il a créé sa compagnie, en 2011.

Depuis une douzaine d’années, il s’inscrit au cœur des nouvelles écritures théâtrales réunionnaises et interroge la société dans laquelle il vit : ses traumatismes à travers la colonisation, le métissage interculturel – dans la cohabitation de nombreux peuples sur un petit territoire, le métissage interreligieux autour des trois principales communautés – chrétienne, hindouiste et musulmane.

Loin des hommes est écrit en deux parties, deux monologues, celui de l’homme suivi de celui de la femme. Noir désert. L’acteur (Vincent Fontano) entre en scène, ou plutôt dans la nuit, dans sa nuit qu’il tentera d’oublier. La ville est vide, le temps suspendu. Un homme est là face à lui-même, le public pour témoin. Il tisse l’histoire familiale et ses blessures, donnant la parole à la mère, figure totem : « Mon fils est né moche et je l’ai vu dès qu’il est sorti de mon ventre… Les femmes ne t’aimeront pas mon fils, je le sais parce que je suis ta mère. » Et elle guide sa route avec autorité et sans fléchir, lui déléguant, au départ du père, le rôle de l’aîné, de la responsabilité. Lui, aurait préféré continuer à voyager dans ses pensées.

© Pascal Gely

Quand le plus jeune de la fratrie, le plus beau et le fils préféré, qu’il aimait aussi, disjoncte et se transforme en délinquant, elle lui assigne la mission de le rayer de la carte familiale et arme son bras. « Quand elle a posé les yeux sur moi, j’ai appuyé sur la détente et le diable a chanté… Je suis un homme, l’homme que ma mère a voulu que je devienne. » Moments du passé, moments de cruauté.

Puis l’homme avance et se cogne à l’idée du désir, désir de femme et désir d’homme, aux effleurements, et on ne sait plus ce qui est de son imagination ou de la réalité de la rencontre. « Parfois je vois une grande ombre courir, des matraques à ses trousses et je sais qu’il va mourir. Parfois dans un coin sombre, j’entends un grand cri, et je sais que c’est le dernier… »

L’homme est sorti, entre la femme (Véronique Sacri) qui a vu ce baiser d’hommes, la femme et son rêve éveillé, son cauchemar. La femme comme une terre asséchée qui refait son propre chemin, tournant et retournant dans la tête des idées de culpabilité et de rédemption. Une famille bienveillante, mais un soir de violence entre le père et la mère coule le sang sur une assiette blanche. « Il l’a frappée juste pour qu’elle se taise. Sans colère et sans rage… » La faille, la solitude, la détresse qui s’installent à jamais. « J’ai pris la peur et je l’ai trempée dans la nuit… » les ratages, les espoirs, l’absence de perspective, l’anéantissement attendu. « Je n’ai plus envie de mentir. J’ai juste envie de disparaître. » Elle s’éloigne. « Ainsi va mourir la femme qui n’a pas vécu. »

Loin des hommes a été créé en 2018 et porte quelque chose de cinématographique, dans l’intimité recherchée – Vincent Fontano a aussi réalisé des courts métrages – Il a introduit dans l’écriture le mot « essentiels » pour cette nouvelle version scénique où on aimerait que les acteurs habitent davantage l’espace du Lavoir Moderne Parisien, dans l’errance des personnages et dans la ville. Le texte est de toute beauté, puissant. Les lumières (signées Marie Cerisy) accompagnent les acteurs dans leur nuit obscure. La mer lèche le mur du fond, à peine perceptible (vidéo Pierre Erudel). « Le diable se venge et tu ne le vois pas venir » conclut le texte où se mêlent le mal, le désir et la solitude.

Brigitte Rémer, le 21 octobre 2024

Écriture et mise en scène Vincent Fontano, avec Véronique Sacri et Vincent Fontano – musique et son Jako Maron – vidéo Pierre Erudel – lumière Marie Cerisy – La spectacle a été créé au Théâtre du Train Bleu, à Avignon le 8 juillet 2023 – Le texte est publié aux éditions Passage(s).

Du 9 au 13 octobre 2024, mercredi au samedi à 21h, dimanche à 17h – au Lavoir Moderne Parisien, 5 rue Léon. 75018. Paris – site : www.lavoirmoderneparisien.com

Lora / Hairy

Lora © Laurent Philippe

Deux pièces chorégraphiques : Lora, conception et chorégraphie de Rachid Ouramdane, avec Lora Juodkaitė – Hairy, chorégraphie de Dovydas Strimaitis, avec les interprètes – dans le cadre du Focus Lituanie, au Théâtre de la Ville-Sarah Bernhardt/Grande salle.

Dans Lora, la pièce qui porte son nom, Lora Juodkaitė écrit l’espace avec son corps, en pivotant sur elle-même à l’infini telle une derviche dont l’ombre se reflète sur le mur, en fond de scène. C’est sa dramaturgie, son histoire de vie qui se raconte et s’affiche à l’écran.

Cette maladie du tournoiement sur demi-pointes remonte à la petite enfance. Très tôt, elle comprend que cette manière de fuir le monde lui convient bien et qu’elle y trouve un refuge, du plaisir. Au début, dans la maison familiale, c’est une passion cachée, le tapis lui brule les pieds, assise sur le lit et lui faisant face, sa petite sœur la regarde, elle lui raconte des histoires, en tournant.

Lora © Laurent Philippe

Ses rotations sont d’une grâce infinie, avec accélérations, décélérations, désarticulation, régulation de la respiration, décompression. On entre dans l’inconnu et l’étrangeté de quelqu’un qui s’est construite dans cette mobilité circulaire. Elle s’invente des figures, bras, poings, mains, se cachant le visage et les yeux, tournant à l’aveugle comme une hélice alpha, inlassablement.

Viennent les visions, l’arbre, l’eau, l’oiseau derrière ses mains. Comme une chamane, elle voyage entre l’extase, la transe et le voyage initiatique. Et puisqu’elle tourne sans que rien ni personne ne l’arrête, comment finir cette pièce ? Elle pose la question à haute voix. et trouve la réponse en s’enroulant sur une musique de fête, dans des lumières d’un blanc qui évoquent un glacier, dernier mirage.

À ses côtés, fasciné par ses rotations qu’il découvre il y a une dizaine d’années, Rachid Ouramdane, chorégraphe et directeur de Chaillot-Théâtre National de la Danse. Avec Lora Juodkaitė, incandescente, il cisèle cet ardent solo où elle effleure le sol et vole, centrée sur elle-même, au sens physique comme mental. Un pur joyau !

Avec Hairy de Dovydas Strimaitis, le tournoiement se poursuit, dans un tout autre style, qui fait tourner les têtes. Un premier danseur/danseuse s’avance au son de la percussion qui tel un métronome, lui donne l’impulsion. Le mouvement consiste à lancer la tête, à l’aveugle, car les longs cheveux auburn ne laissent filtrer aucun regard et balayent le sol. La tête se balance de droite à gauche et vice versa puis le cou sert d’axe de rotation et la tête tourne sur elle-même, sans s’arrêter, jusqu’à l’extrême.

Hairy © D. Matvejevas

Le danseur/danseuse est rejoint par trois autres aux mêmes longs cheveux qui s’installent dans la diagonale et exécutent ces mêmes circonférences. Les quatre portent une combinaison en skai noire, brillante, manches longues qui ne laisse paraître aucun centimètre de peau, des chaussures et gants noirs, silhouettes type queer pour mettre le mouvement au centre de la danse.

Dovydas Strimaitis avait créé Hairy en solo, puis l’avait repris en trio au concours Danse élargie du Théâtre de la Ville en 2022, avant de le présenter ici en quatuor, chacun déployant en une force centrifuge sa longue chevelure. Des suspensions et des ruptures de rythme accompagnent la chorégraphie nocturne. On entend comme le bourdonnement d’un essaim pour accompagner le bruissement des cheveux avant que le violoncelle ne prenne le relais de la percussion. Bach s’invite dans cette mathématique lancinante où les lumières lancent leurs éclairs stroboscopiques.

Hairy © D. Matvejevas

Originaire de Lituanie, Dovydas Strimaitis s’est d’abord formé dans son pays, s’essayant à différents types de danse, comme le hip hop, la danse classique et contemporaine, avant de se former à Codarts, école supérieure des arts du spectacle de Rotterdam. Il vit et travaille en Belgique et en France où pendant trois ans il a dansé avec (LA)HORDE/Ballet national de Marseille. Il a donné son premier solo, The Art of Making Dances, à Vilnius, au festival New Baltic Dance, en 2021.

Le travail de Dovydas Strimaitis est repéré, il construit un vocabulaire minimaliste sur fond de répétitif, au sens de la musique répétitive comme style. L’objet est étrange dans son ressassement et les danseurs disparaissent sous le poids de leur chevelure, en principe symbole d’identité et de liberté, ici véritable élément dramatique de la pièce.

 Brigitte Rémer, le 17 octobre 2024

Lora : Conception, chorégraphie, Rachid Ouramdane, lumières Stéphane Graillot – décor Sylvain Giraudeau. Avec : Lora Juodkaitė – Hairy : création Dovydas Strimaitis – chorégraphie Dovydas Strimaitis avec les interprètes – lumières Lisa M. Barry – musique : composition originale de Julijona Biveinytė, Prélude de la Suite pour violoncelle N° 4 de Bach joué par Yo-Yo Ma, Sarabande de la Suite pour violoncelle N° 2 de Bach jouée par Jean-Guihen Queyras. Avec : Benoit Couchot, Line Losfelt Branchereau, Lucrezia Nardone, Hanna-May Porlon.

Du 10 au 12 octobre 2024, à 20h au Théâtre de la Ville-Sarah Bernhardt / Grande salle – 2 place du Châtelet. 75004. Paris – métro : Châtelet – tél. : 01 42 74 22 77 – site : www.theatredelaville-paris.comEn tournée : Festival Actoral, Marseille, du 4 au 5 octobre 2024 – La Biennale/Festival international des arts vivants Toulouse Occitanie, du 27 septembre au 13 octobre 2024 – Théâtre de la Ville, Paris, du 29 septembre au 20 octobre 2024 – Espace 1789, Saint-Ouen, le 15 octobre 2024 – Maison de la Danse, Lyon, du 28 au 29 novembre 2024 – Festival NeufNeuf, Toulouse, le 22 Novembre 2024.  

Sports Group

© Martynas Aleksa

Théâtre musical, sur une idée de Gabrielė Labanauskaitė – texte Gabrielė Labanauskaitė, Viktorija Damerell – conception et mise en scène Gailė Griciūtė, Viktorija Damerell – musique Gailė Griciūtė – Dans le cadre du Focus Lituanie, au Théâtre de la Ville-Sarah Bernhardt /Abbesses.

Ils sont six aux agrès musicaux – Agnė Semenovičiūtė, Denisas Kolomyckis, Gintarė Šmigelskytė, Justina Mykolaitytė, Jūra Elena Šedytė, Vaidas Bartušas – dans ce qui ressemble à une salle de sport où ils exécutent imperturbablement des mouvements répétitifs de type musculation. Ces agrès ont des airs de tuyaux d’orgue, l’un pompe sur une chambre à air avec fuite, l’autre effleure ces drôles de machines genre crampons métalliques pour montagne magique d’où sortent des mélodies et des sons, le troisième ressemble à un mécano qui émerge du dessous de la voiture qu’il répare… La récurrence et le volontarisme du geste exécuté aux agrès, au départ en duo, évoquent aussi les travaux forcés, guidés par une basse continue sorte de ronronnement qui se diffuse lentement.

© Martynas Aleksa

Une partition collective se crée (musique Gailė Griciūtė) dans l’ironie et le ludique pince-sans-rire. Une impression d’étrangeté où l’absurde n’est jamais loin, sourd du plateau. Ils sont hétéroclites dans leurs tenues, majoritairement à base de shorts et tee-shirts, cheveux plaqués, étranges signes cabalistiques dessinés sur les jambes comme des tatouages, traces ou discours codifié pour ne pas être identifié (scénographie et costumes Viktorija Damerell). Leur leitmotiv semble la question centrale du spectacle : « comment devenir soi-même ? »

Dans cet espace qu’ils habitent comme des revenants à la recherche d’eux-mêmes, et « pour que tu te trouves sans perdre trop de temps » ils usent d’une grande inventivité et liberté entre silence et bribes de textes saisis sur le vif dans des salles de sport, terrains de jeux, ou lambeaux de blogs, au milieu de litanies, psalmodies, syncopés, chant choral et polyphonies. Leurs mouvements, qui débutent doucement, vont jusqu’à la transe dans une montée dramatique puissante. « Je voyage en moi-même à travers mon cœur, le monde semble avoir changé. »

Et ils échangent leurs agrès comme on joue à saute-mouton, en tenant un discours maîtrisé qui questionne et conseille : « Te reconnaitras-tu ? Ne gaspille pas ton énergie… »  À travers ce chant du corps et cette critique des apparences, ils dessinent des climats en demi-teinte, en solo, duo ou collectif pour énoncer leur philosophie de la vie : « sans souffrance, pas de bonheur… » Ils se répondent, soufflent dans les tuyaux comme dans un cor d’alpage, se métamorphosent en puissance narcissique, se travestissent : « Je suis dieu. On me couvre de lauriers. Ça passe à la télé. On me couronne ! »

Les lumières baissent, on se trouve à la frontière de plusieurs univers artistiques – théâtre, musique, performance, mouvement – passant d’un ton caustique et cocasse à une modulation plus raisonnable, guidés par des morceaux de textes en discontinu. Ils passent d’un vocabulaire parfaitement réaliste – entre graisse qui dégouline et vitamines recherchées – à une évocation plus onirique, sur des instruments de pure invention et réelle fabrication.

L’équipe de Sports Group – conception et mise en scène Gailė Griciūtė, Viktorija Damerell sur une idée de Gabrielė Labanauskaitė – semble jouer avec le spectateur, le menant sur de nombreuses fausses pistes, au demeurant avec distance et douceur et jusqu’au rituel final sur chants d’église, invitation au voyage en soi-même, comme une dernière provocation. On est immergé dans le burlesque et l’extravagant jusqu’à l’interrogation de soi, petite particule dans l’univers, une consultation salutaire et musicale .

Brigitte Rémer, le 20 octobre 2024

Avec : Agnė Semenovičiūtė, Denisas Kolomyckis, Gintarė Šmigelskytė, Justina Mykolaitytė, Jūra Elena Šedytė, Vaidas Bartušas Production Operomanija. Mouvement Greta Štiormer, Viktorija Damerell – scénographie et costumes Viktorija Damerell – conception des instruments Gailė Griciūtė, Viktorija Damerell, Sholto Dobie – lumières Julius Kuršis – son Ignas Juzokas.

Vu le 9 octobre 2024, à 20h au Théâtre de la Ville-Sarah Bernhardt/Les Abbesses, 31 rue des Abbesses. 75018. Paris – métro : Abbesses – tél. : 01 42 74 22 77 – site : www.theatredelaville-paris.com

Feast

© Dmitrijus Matvejevas

Mise en scène Kamilė Gudmonaitė – spectacle en lituanien surtitré en français, dans le cadre du Focus Lituanie – au Théâtre de la Ville-Sarah Bernhardt / La Coupole.

Acteurs et actrices sont assis dans le public qui les entoure, placés face à face sur le plateau, personnes porteuses de handicap qui viennent témoigner de l’origine de ce handicap : rétinopathie, perte d’audition à cause d’une tumeur dans la tête, naissance prématurée dans une ambulance, trouble schizo-affectif « J’entends des voix qui me disent ce qu’il faut faire et cela m’épuise, je peux perdre le contrôle de mes actes », malvoyance : « Qu’est-ce que l’obscurité ? » Beaucoup de théories sont émises et d’études entreprises, dans les différents domaines, ces témoignages sont précieux, qui démontrent le degré d’incompréhension vécu au quotidien.

Il faut du courage pour énoncer ses faiblesses, on les reçoit comme des déflagrations. « J’ai un handicap et cela m’affecte… » résume l’une d’elle. Dans les hauts parleurs, une musique douce, un cœur qui bat tandis qu’ils passent en revue leurs questionnements « Pourquoi tu es née ? – Je n’aurais jamais dû ! » et la liste des injonctions reçues : « Fais pas ci fais pas ça ! »

© Dmitrijus Matvejevas

Sur la musique, une actrice se met à danser, puis accélère et monte en puissance jusqu’à épuisement. Étendue au sol, elle chante. De petits papiers orange semblable à des pétales de fleurs sont joyeusement lancés sur scène comme dans le public, donnant un air de fête. Le côté ludique prend le dessus avec jeux, imitations, rires, échanges. Une actrice joue du piano, il règne une belle complicité entre tous et chacun s’anime pour parler des premiers pas sur la lune de Neil Amstrong, en 69, ils sont incollables sur le sujet. Des ballons blancs apparaissent dont s’est parée l’une des actrices, sorte de mouette prête à l’envol. Un chant s’élève : « Sans que tu le saches, je t’ai aimé. Je traverserai la pluie de septembre vers toi. »

Et dans la vitalité qui les anime, un acte de foi fuse : « Dans le ventre de ma mère j’aurais choisi de naître. » Elle invite à danser et tous avec elle  entrent dans la danse, jusqu’au public invité à se joindre à eux. La fête est là, colorée, sous les cotillons lancés.

© Dmitrijus Matvejevas

Feast est un spectacle magnifiquement mené et sans complaisance, un travail sensible et précis sur l’acceptation de la différence. Tous les sentiments, sensations et réactions sont présents sur scène où le collectif agit pour que chacun porte l’autre et lui donne sa place, dans la reconnaissance de son être à part entière, au même titre que quiconque. Ils ont de l’humour sur eux-mêmes quand ils se regardent. Les spectateurs les entourent, ce qui peut vouloir dire que personne n’est à l’abri de cette vulnérabilité et qu’un beau jour chacun peut être confronté au handicap, le sien propre ou celui d’un proche.

Troisième spectacle réalisé par la metteure en scène Kamilė Gudmonaitė, diplômée en mise en scène de l’Académie lituanienne de musique et de théâtre, ainsi que compositrice musicale et qui a déjà reçu plusieurs Prix pour ses précédents spectacles. Elle pose ici des questions difficiles sur le thème du handicap, et notamment : comment trouver sa place dans la société, avec quelle égalité des chances ? Face à nous ils témoignent, avec une certaine dose d’humour et une grande force de vie.

Brigitte Rémer, le 19 octobre 2024

Avec : Loreta Taluntytė, Kristina Šaparauskaitė, Oleg Dlugovskij, Božena Burokienė, Justina Platakytė, Juozas Čepulis, Mantas Stabačinskas. Dramaturgie Laura Švedaitė – décors et costumes Barbora Šulniūtė – création lumières Vilius Vilutis – création sonore Simonas Šipavičius – chorégraphie Mantas Stabačinskas. Production OKT/Vilnius City Theatre – avec le soutien du Lithuanian Council for Culture.

Vu le 12 octobre 2024, au Théâtre de la Ville-Sarah Bernhardt / La Coupole, 2 Place du Châtelet. 75004. Paris – métro : Châtelet – tél. : 01 42 74 22 77 – site : www.theatredelaville-paris.com

The Big Bang

Spectacle de marionnettes par le Klaipéda Puppet Theatre – écritures et mise en scène Zvi Sahar/Pupet Cinéma – dans le cadre du Focus Lituanie, au Théâtre de la Ville-Sarah Bernhardt / La Coupole.

© Donatas Bielkauskas

On entre dans la cosmologie, la gigantesque explosion de la création de l’univers a eu lieu, un univers qui se compose de milliers de pièces détachées, minuscules, issues de fils électriques, fiches, disquettes, mobiles, ordinateurs déglingués, câbles et boulons. Le plateau est recouvert des rebus de composants électroniques entremêlés, Arte povera avec lequel les acteurs-manipulateurs font récit.

Comme dans la Genèse et comme des dieux, d’une terre informe et de ténèbres ici pleine de ces objets morts, ils créent le ciel et la terre, ils créent la ville. Ils sont trois sur le plateau, l’un, filme en direct, les deux autres font vivre des personnages qui prennent forme au gré de ces restes de nos sociétés malades où les usines déversent leurs fumées, où les déchets industriels s’accumulent. Ils créent une poétique de l’objet, assemblent ces pièces hors d’usage qui se métamorphosent en marionnettes à tige, sous le regard de la caméra qui construit l’histoire. Comme penchés sur des établis, hyper-concentrés et formant communauté, chacun de leurs gestes est maîtrisé.

© Donatas Bielkauskas

Il n’y a pas de texte mais une musique électro, tonique, pour accompagner ce désert de ferrailles (composition musicale Kobe Shmueli). On part de l’origine de la vie et de la naissance d’une ville, de son tracé aux mille ruelles et bâtiments, jusqu’à la construction d’une ville-lumière, après guerre et destruction sur fond de bruits d’avion et pluie de drones. Un homme et son chien prennent forme et vie, et dialoguent dans une langue improbable d’onomatopées. Le Klaipéda Puppet Theatre excelle dans l’art de la transformation. Les acteurs-manipulateurs récupèrent robinets et pinces à linge, bouts de grillage, restes de hauts parleurs. Soudain dans ce no man’s land on se retrouve au marché en compagnie de trois personnages-modèles réduits qui émergent d’un tas de ferrailles. Ils nous transportent sur un stade, dans des jardins, au marché. Le chien, assemblage de deux morceaux de câble électrique et d’une simple pile perdue, accompagné de son maître, recrée la vie d’un quartier.

Soudain un trou de lumière les happe, la terre se couvre de déchets, le tonnerre se déchaîne. La ville est à rude épreuve avant de reprendre son cours, on chante et on joue du piano jusqu’à ce que retentisse une sirène d’alarme et que le danger à nouveau menace. La pluie et les bourrasques, la buée-brouillard-pollution s’acharnent, on est en mode survie. Les horloges se dérèglent et affichent des zéros à l’infini, le chien a disparu, tous se mobilisent à sa recherche et finissent par le sortir du trou dans lequel il est tombé. Tout est noir et il faut beaucoup de talent pour tenter de redonner un peu de lumière en tordant les fils jaunes trouvés dans un coin du plateau. Puis la vie repart. On applaudit la soucoupe volante qui plane au-dessus de la ville, l’avenir est prometteur, les plantes repoussent sur la ferraille et tout l’environnement s’habille de vert, le monde devient une serre.

© Donatas Bielkauskas

Émerge de ce Big Bang une ville lumière aux guirlandes colorées à partir de deux fils qui se touchent, étincelle pour ville nouvelle. L’un rêve d’eau, le téléphone appelle, un piano à queue prend forme, on se regroupe autour de la musique. Le chien se bat contre un bout de fil avant de jouer des percussions. L’imaginaire est aux aguets.

Le Théâtre de Marionnettes de Klaipėda, seule institution professionnelle de l’ouest de la Lituanie explore des modes d’expression hors norme. Monika Mikalauskaitė Baužienė, Vytautas Kairys et Kęstutis Bručkus, sont ici les co-auteurs et manipulateurs d’un Big Bang, de haute voltige. Comme dans une partition musicale, ils rythment l’ensemble de la représentation et écrivent une symphonie des plus originales pour cartes mémoire, disques durs et processeurs, recyclage des produits industriels en fin de vie, ville polluée ville verte, écologie responsable. Leurs inventions et leur art de la manipulation sont au sommet. Avec une délicatesse et précision infinies et dans un remarquable travail artisan et artiste, ils donnent vie aux grands débats de nos sociétés, parlant en minuscule de la ville et de la pollution majuscule, d’espoirs immenses pour un monde meilleur,

Brigitte Rémer, le 18 octobre 2024

Assistant mise en scène et co-auteur Aušra Bakanaitė – marionnettistes et co-auteurs Monika Mikalauskaitė Baužienė, Vytautas Kairys, Kęstutis Bručkus – composition musicale Kobe Shmueli – lumières Scahar Peggy Montlake, Paulius Vendelis – fabrication des marionnettes Aušra Bakanaitė, Marbeyad Studio

Du 3 au 5 octobre 2024, à 20h au Théâtre de la Ville-Sarah Bernhardt / La Coupole – 2 place du Châtelet. 75004. Paris – métro : Châtelet – tél. : 01 42 74 22 77 – site : www.theatredelaville-paris.com

Fossilia

Inspiré des mémoires de Dalia Grinkevičiūtė, Prisonnière de l’île glacée de Trofimovsk – mise en scène et dramaturgie Eglė Švedkauskaitė, en lituanien surtitré en français – Dans le cadre du Focus Lituanie, au Théâtre de la Ville /Abbesses.

© D. Matvejevas

C’est un spectacle sur la mémoire, celle des déportés lituaniens en Sibérie à l’époque de l’URSS. Un long silence a longtemps entouré ce traumatisme, avant que Dalia Grinkeviciute (1927-1987) ne prenne la parole à travers un livre publié en Lituanie en 1997, Prisonnière de l’île glacée de Trofimovsk. L’auteure n’aura connu ni l’Indépendance de son pays, signée sous forme d’un Acte de Rétablissement de l’État lituanien le 11 mars1990, ni la publication d’une histoire, la sienne, comme témoignage de la grande Histoire.

Petit pays en termes de surface et de population, comme les deux autres Pays Baltes, l’Estonie et la Lettonie, tous trois démocraties parlementaires au départ, devenus en des temps différents régimes autoritaires – en 1926 pour la Lituanie, en 1934 pour les deux autres pays-. Alors que son Indépendance avait été célébrée le 16 février 1918, la Lituanie fut victime de nombreux prédateurs. Le Pacte germano-soviétique signé entre Allemands et Russes en 1939 a mené à l’envahissement du pays par l’Armée rouge en 1940, puis à l’occupation allemande pendant trois ans, avant le retour des Soviétiques en 1944. Collectivisation agricole brutale, déportations massives et afflux de colons russes ont marqué cette sombre période qui a vu plus de 120 000 personnes déportées en Sibérie.

Dalia Grinkevičiūtė, sa mère et son frère furent de ceux-là, conduits au-delà du cercle polaire, sur l’île de Trofimovsk où ils ont essayé de survivre. Elle avait quatorze ans. De retour à Kaunas, deuxième ville de Lituanie, à vingt ans, mais contrainte à une certaine clandestinité, elle prit la parole au nom de ceux qui ne la prendrait plus, en écrivant ce qu’ils avaient enduré, leur rendant ainsi hommage. Pensant ses notes égarées, Dalia Grinkevičiūtė, avait repris plus tard la plume, pour laisser traces, mettant davantage l’accent sur la dénonciation du système soviétique. Son premier manuscrit retrouvé par hasard et restauré après sa mort, en 1991, les deux textes avaient alors été publiés en langue originale sous le titre Lietuviai prie Laptevų jūros/Des Lituaniens à la mer de Laptev. Combative, Dalia Grinkevičiūtė avait aussi trouvé la force de se former à la médecine, qu’elle exerça pendant une quinzaine d’années.

La charge est lourde mais la metteure en scène qui s’empare de cette mémoire collective, Eglė Švedkauskaitė, le fait avec une grande finesse, mettant en place les rouages d’une horlogerie de précision. Par le biais d’acteurs dont la présence est forte et au vu d’images qui se gravent sur un grand écran courbe et élégant posé sur sol noir luisant (scénographie Ona Juciūtė), se tournent les pages écrites à l’encre violette, d’un récit intime et national longtemps resté muet.

Portés par les sirènes, le bruit du train qui provoque toujours des crises de panique, une magnifique partition (signée Agnė Matulevičiūtė) et une voix off qui revient de manière récurrente, le spectacle prend la forme d’une enquête ou d’un plaidoyer pour la vérité. « Sommes-nous vraiment en route pour la mort ? » Trois générations se font face et le petit fils n’a de cesse de capter des images, des lambeaux de souvenirs : « Allez frangine, parle-moi de la famille… » Et elle raconte : le grand-père en Sibérie dont les pieds avaient gelé, sa marche obligée sur les talons, « savait-il qu’il quitterait le pays où il est né ? » la lecture off, les images qui se superposent ou se déforment comme dans le froid glacial où l’on ne s’appartient plus, celles du père qui s’était exilé et pour qui « la Sibérie a disparu », celles, sépia, d’un enfant dans le jardin, les souvenirs de la tante qui a compté et qui dévoile la tombe de la grand-mère sous la maison. On égrène les revenants au fil de la représentation et des 229 feuillets retrouvés. Le fils filme sa mère, de dos, elle qui, dans son exil de glace, n’a plus pesé que trente kilos.

© D. Matvejevas

L’archiviste devant la caméra du petit fils chasseur d’images, raconte l’histoire du manuscrit retrouvé dans un bocal, sous un buisson de pivoines, manuscrit qu’elle a dû déchiffrer, avec la difficulté de mettre ses pas dans ceux d’une autre pour en retranscrire les mots tout en gardant de la distance. Chacun se noie dans la reconstruction de ses propres souvenirs. Mère et fille dialoguent ; à l’image qui se décale, elles creusent la terre. Un dialogue en écho s’installe entre l’écran et la scène. La mémoire est à l’œuvre, obsessionnelle, le bruit du train en leitmotiv.

Une danse de la mort telle un exorcisme s’invite, qui fait se rejoindre parents et enfants, un temps le père – qui pendant longtemps n’avait voulu, ou n’avait pu dire mot, et sa fille. Retour sur le récit de vie en Sibérie : comment dormir sur de si petites couchettes et comment supporter les poux, le froid, l’humidité, le sol dur autant que le pain. L’écran se fissure, on est au pays des morts-vivants. Quand le père accepte enfin de parler et qu’il se filme, il adresse une lettre à son fils. « Es-tu heureux » lui demande-t-il ? Et il fait publiquement son examen de conscience.

Très concrètement se redessine la maison familiale, par un fil qui en délimite au sol le tracé, le plateau se réorganise avec des structures-sculptures, au départ dispersées qui pourraient ressembler à des pierres tombales mais sont en fait des sièges que les acteurs regroupent. On refait le chemin du cadavre de la grand-mère après douze ans sous la maison avant d’être dignement enterrée au cimetière national. Un récit choral se met en place, la langue devient métaphorique, les acteurs se rassemblent comme sur un radeau, et comme à d’autres moments exécutent quelques mouvements chorégraphiques. « Au fond de l’océan des rêves, un vaste cimetière et de petits bateaux blancs… celui qui attend que quelqu’un vienne le chercher… »

La vision que propose Eglė Švedkauskaitė du texte de Dalia Grinkevičiūtė déchire le rideau du silence avec talent, donnant vie aux absents qui ont eu double peine, celle de la souffrance et celle de l’oubli. Jeune metteure en scène, elle connaît bien l’outil théâtre et a obtenu en 2018, à peine diplômée, le premier prix du Concours européen du jeune théâtre, au Festival dei Due Mondi de Spolète et en 2022 le Prix du théâtre lituanien pour la meilleure mise en scène. Le va-et-vient qu’elle propose dans Fossilia entre le plateau et l’image fonctionne avec intelligence et habileté permettant aux acteurs de faire émerger cette mémoire enfouie et de porter avec profondeur et élégance le poids du passé.

 Brigitte Rémer, le 18 octobre 2024

Avec : Darius Gumauskas, Povilas Jatkevičius, Vitalija Mockevičiūtė, Rasa Samuolytė, Ugnė Šiaučiūnaitė. Conseil dramaturgique Anna Smolar – scénographie Ona Juciūtė – costumes Dovilė Gudačiauskaitė – composition musicale Agnė Matulevičiūtė – lumières Julius Kuršys- production Lithuanian National Drama Theatre.

Du 2 au 4 octobre 2024, à 20h au Théâtre de la Ville/ Les Abbesses, 31 rue des Abbesses. 75018. Paris – métro : Abbesses – tél. : 01 42 74 22 77 – site : www.theatredelaville-paris.com

 Los días afuera

Conception, texte et mise en scène Lola Arias, au Théâtre de la Ville – en espagnol, surtitré en français et en anglais – coproduction et coréalisation Théâtre de la Ville-Paris et Festival d’Automne à Paris – au Théâtre de la Ville / Sarah Bernhardt à Paris.

© Eugenia Kais

Installées dans une voiture côté jardin, six anciennes détenues se racontent devant la caméra, au son de la cumbia. Elles ont purgé leurs peines et sortent juste de prison où, à côté des travaux imposés, elles ont trouvé du réconfort dans les ateliers proposés, pour faire que le temps passe avec intelligence et un peu de douceur. « On ne choisit pas son destin… » Ensemble, ces six jeunes actrices, performeuses, chanteuses et danseuses – Yoseli Arias, Paulita Asturayme, Carla Canteros, Natal Delfino, Estefania Hardcastle, Noelia Perez – font récit de leur passé autant que de leur présent.

Sortir, hors contrôle, désorientées, parfois sans avoir où aller. Elles décrivent leur retour à la vie libre et les retrouvailles avec la famille, une mère, un fils, un petit ami. Elles racontent leurs enfants, le temps qui vient de s’écouler sous matricule, leurs avocats, l’injustice parfois, leurs croyances, leurs inquiétudes. Certains tatouages signent ce passage entre quatre murs. No te rindas nunca, Ne t’avoue jamais vaincue, est gravé dans le dos de l’une d’elle, Yoseli, à côté de la Tour Eiffel, son rêve de liberté.

© Eugenia Kais

La voiture présente sur scène, symbole de cette liberté, construit le lien du spectacle, leur force de vie en est le moteur. Elles se filment avec ivresse et se regardent. Une structure d’échafaudages nous transporte dans les différents lieux de leur mémoire – structure multifonctionnelle qui se recouvre parfois d’un grillage et d’images qui surgissent çà et là, images d’archives ou images in-situ témoignant de leur re-naissance et de leur émotion (scénographie de Mariana Tirantte). De plain-pied c’est aussi l’espace de la musique (conçue et interprétée par Inés Copertino à la guitare, accompagnée d’une batterie), la musique et la danse pour lutter contre le temps qui s’est écoulé et mordre dans le présent, une forme de résistance et d’émancipation, une identité retrouvée. Pour tous/toutes, en détention, la musique et la danse furent comme une planche de salut, c’est ce côté de lumière qu’a exploré Lola Arias dans le spectacle, avec notamment rock et voguing que certaines pratiquent magnifiquement, et qui les transcendent.

© Eugenia Kais

Los días afuera est à la fois documentaire et musical, en même temps qu’aux frontières de la réalité et de la fiction. Ces femmes, malgré les difficultés, avant, pendant et après leur séjour carcéral, chantent la vie. Lola Arias a monté un atelier de pratique théâtrale dans la prison des femmes d’Ezeiza, près de Buenos Aires. Elle en a rapporté des images et monté un film sorti en février 2024, Reas/Prisonnières – présenté en avant-première à Berlin, au festival de la Berlinale dans lequel une douzaine de détenus, cisgenres, hommes et femmes transgenres, parlent de leurs conditions de vie et de la violence en prison. Après le film, la réalisatrice a poursuivi le dialogue avec six d’entre eux/elles et a partagé leurs émotions et sensations dans leur retour à la vie et le décalage éprouvé, dans leur fragilité. Elle a écrit et mis à l’épreuve auprès d’eux/d’elles dans un processus collaboratif, ce qui est précaire et volatile, la parole, et les a guidées sur scène, comme une metteure en scène, face à toute actrice ou performeuse. Los días afuera est un spectacle à fleur de peau qui communique cette fragilité d’être, en même temps qu’une réelle force de vie. Si l’émotion est palpable sur scène, elle passe aussi et se diffuse dans le public.

© Eugenia Kais

Argentine installée à Berlin, Lola Arias écrit, met en scène et réalise des projets de théâtre, cinéma, littérature, musique et art visuel, et il faut une bonne dose de conviction pour mener à bien ce type de projets qui engage, dans une synergie entre la vie, le combat pour la vie, et l’art. Depuis 2007, elle développe un théâtre documentaire, sur des thèmes personnels ou de société. En 2024, elle se voit décerner le Ibsen Price pour l’ensemble de son parcours, et la grande tournée qu’effectue la troupe à travers l’Europe avec Los días afuera, est à la hauteur de ses responsabilités et exigences. Elle s’inscrit à la manière du don et du contredon dont parlait l’anthropologue Marcel Mauss et qui fait ici intervenir le récit, le chant, la musique et la danse dans un sens où le sacré rejoint les histoires, orales et ordinaires. « S’apaiser ? Partir, rester ? Il y a quoi de l’autre côté ? » questionnent-elles avec lucidité. « J’ai payé mes dettes. La nuit est faite pour danser… » concluent-elles, avant de poursuivre leurs routes.

Brigitte Rémer, le 16 octobre 2024

Avec : Yoseli Arias, Paulita Asturayme, Carla Canteros, Natal Delfino (en remplacement de Ignacio Rodriguez), Estefania Hardcastle, Noelia Perez, et la musicienne Inés Copertino. Damaturgie Bibiana Mendes – collaboration artistique Alan Pauls – scénographie Mariana Tirantte – chorégraphie Andrea Servera – musique Ulises Conti, Inés Copertino – costumes Andy Piffer – lumières David Seldes – vidéo Martin Borini – son Ernesto Fara – construction du décor, Théâtre National Wallonie Bruxelles – Production déléguée Lola Arias Company, Gema Films.

© Eugenia Kais

En tournée : du 4 au 10 juillet 2024, Opéra Grand Avignon, Festival d’Avignon – les 13 et 14 juillet 2024, Festival GREC, Barcelone (ESpagne) – du 8 au 10 août 2024, International Sommerfestival-Kampnagel, Hambourg (Allemagne) –  du 15 au 17 août 2024, Zürcher Theater Spektakel, Zurich (Suisse) –  les 20 et 21 août 2024, Kaserne Basel,Bâle (Suisse) – les 14 et 15 septembre 2024, Théâtre Maxim Gorki, Berlin (Allemagne) – les 19 et 20 septembre 2024, Festspielhaus, St. Pölten (Autriche) – le 12 octobre 2024, National theatret, Oslo (Norvège) – du 17 au 19 octobre 2024, Théâtre de la Croix-Rousse, Lyon – les 14 et 15 novembre 2024, La Rose des vents/Scène nationale Lille Métropole, Villeneuve d’Ascq – les 27 et 28 novembre 2024, Le Quai/CDN Angers Pays de la Loire – les 4 et 5 décembre 2024, Scène nationale de Bayonne –  les 9 et 10 décembre 2024, Le Parvis/Scène nationale Tarbes-Pyrénées – les 28 et 29 janvier 2025, Tandem, scène nationale Douai-Arras – du 3 au 7 février 2025, Théâtre national de Strasbourg – du 12 au 15 février 2025, Théâtre National Wallonie-Bruxelles, Bruxelles (Belgique) – les 21 et 22 février 2025 De Singel, Anvers (Belgique) –  du 27 février au 1er mars 2025 Comédie de Genève (Suisse) – du 19 au 21 mars 2025, TnBA/héâtre national de Bordeaux en Aquitaine, Bordeaux – les 26 et 27 mars 2025, Centre dramatique national d’Orléans/Centre-Val de Loire, Orléans – les 3 et 4 avril 2025 Künstlerhaus Mousonturm, Francfort (Allemagne) – mai 2025, Festival International de Brighton (Royaume-Uni).

Dämon – El funeral de Bergman

Spectacle d’Angelica Liddell, en espagnol, français, suédois, surtitré en français et en anglais, à l’Odéon-Théâtre de l’Europe.

© Christophe Raynaud de Lage

Un cor de chasse lance la traque. Le pape flambant blanc aux chaussures vernis rouge sur tapis rouge fait le compte des fauteuils roulants déposés en file indienne, côté cour. Lève-toi et marche ! pense-t-on, le pape, ou Angelica Liddell, feront-t-ils un miracle ? Un chant aigu semblable à un cri strident passe la transparence des rideaux qui ferment les espaces de part et d’autre du plateau. On entre chez les revenants, par l’entremise du metteur en scène, scénariste et réalisateur suédois Ingmar Bergman (1918/2007) et de ses démons dans lesquels la metteure en scène se reconnaît. « Le théâtre est la porte de l’enfer » lance -t-elle, comme une dämone.

Une bande son au rythme autoritaire accompagne le personnage de petite taille qui traverse le plateau d’un pas décidé, porteur d’un blason-tête de mort et de lunettes noires, avant de s’arrêter au centre du plateau. Serait-ce la mort ? Des croque-morts viennent le chercher et l’on entend quelques phrases sorties du carnet de travail de Bergman, en juin 1964 : « Quand je mourrai tu porteras mon cercueil jusqu’à ma tombe… » Ce carnet noir sera le fil rouge du spectacle pour une Angelica Liddell toréadore.

Seule en scène, elle entre, socquettes blanches et talons noirs, nuisette transparente ouverte sur un corps nu, s’empare d’un broc d’eau et d’un bidet posé en fond de scène et se lave les parties intimes, en prenant son temps. Elle poursuit son rituel, remplissant d’eau souillée un goupillon, en bénit la foule avant de ranger ses accessoires. Lecture de la lettre de Saint-Paul aux Corinthiens, issue du carnet noir de Bergman. Liddell achète ses lettres d’indulgence.

Elle écorche ensuite avec brutalité la critique, en nommant les signataires de papiers incendiaires et cite, pour chacune et chacun, les extraits incriminés. Polémique à Avignon où le spectacle a été créé, liberté d’expression, pour tous ? Suit un texte au micro « Nous nous sommes éloignés comme deux mouettes sur deux mers… » puis une danse, avant qu’elle ne se jette dans une harangue des plus violentes, sur le thème Je plains les gens, quelle est cruelle la vie des gens – dont on comprendra plus tard la référence à August Strindberg, que Bergman admirait – logorrhée qui montera en puissance pendant une quinzaine de minutes comme un océan démonté sur fond d’orgues solennelles. Insultes, menaces, apostrophes et vociférations se déclinent dans les différents registres de sa voix, entre psalmodies et litanies. C’est l’Armageddon, avec une Érinye dans sa toute-puissante, s’attaquant aux trahisons conjugales et hypocrisies morales, aux comportements, à l’image sociale. Dans sa conversation, Dieu n’est jamais très loin, celui à qui « on parle quand il n’y a plus personne avec qui parler » dit-elle, repris par une chambre d’écho. Elle dégaine Artaud dans sa folie et son poème, la vieillesse dans les zones blanches du cerveau, le réel et l’irréel, la mort qu’elle interroge et le royaume des morts qu’elle habite. Un chant solo perce.

© Christophe Raynaud de Lage

Arrivent les anciens qui s’installent dans la file des fauteuils roulants, les croque-morts portant nez rouge guidant un brancard avec roulettes qui fait des tours de plateau où une ancienne, souffrante, est allongée, sous l’égide de l’Évangile selon Saint-Jean (21.18), « En vérité, en vérité, je te le dis : quand tu étais plus jeune, tu te ceignais toi-même, et tu allais où tu voulais, mais quand tu seras devenu vieux, tu étendras tes mains, et un autre te ceindra, et te mènera où tu ne voudras pas. » Elle se met à courir à contre-courant, s’enfuyant peut-être d’elle-même, avant de monter sur ce lit à roulettes. Drôle de vision d’un monde en décomposition, où les thanatopracteurs nus disjonctent et se fouettent, semblant prêts, eux aussi, à passer du côté des enfers.

Entrent quatre jeunes femmes, accompagnées d’un garçon d’une dizaine d’années, yeux bandés portant la jupe rouge du sacrifice, suivis du pape en fauteuil roulant, soutane retroussée, sexe bien visible qu’elle viendra provoquer. Un ancien, nu, porte au bras un ruban de deuil, fantasme d’un enterrement, celui du pape ou celui de Bergman. Une musique électro-acoustique accompagne le rituel de transgression et de provocation et les anciens placent leurs fauteuils en ligne, face au public et s’installent dedans. Tout s’affole au son de la sirène. Passent devant eux les jeunes femmes, nues, telles des nymphes qui effleurent leurs visages, images de ce qu’ils furent dans une jeunesse éloignée. Un aveugle, nu et peint en rouge passe avec son guide, tous montent du fond de la scène marquant un geste d’offrande, une danse par couple s’organise, une procession de fauteuils se prépare au son d’une fanfare. On ne sait plus si on est chez Fellini ou chez Bergman, le pape semble sur le déclin.

© Christophe Raynaud de Lage

Et l’on égrène quelques-uns des films réalisés par Bergman dont Persona, en 1966, l’année de la naissance d’Angélica Liddell comme elle le fait remarquer, Cris et Chuchotements en 1972, Saraband en 2003, son dernier film. L’auteur de La Danse de mort, du Songe et d’Inferno entre autres, August Strindberg, inspira le réalisateur dans ses plongées vertigineuses sur les thèmes de l’incommunicabilité, de la difficulté du couple et de la folie. Puis l’instant solennel arrive, celui du cercueil de Bergman porté par quatre personnes accompagnées d’une pasteure et d’une violoncelliste, cercueil de bois inspiré de celui du pape. Des sirènes, puis des avions, des bruits de guerre, guerre intérieure peut-être, couvrent la voix qui célèbre l’ode funèbre et la musique du violoncelle. Le personnage du début de la pièce porteur du blason-tête de mort, repasse, oiseau de mauvais augure. Portant l’habit de deuil, Angélica Liddell prend place près du cercueil et redevenue petite fille, ou nonne en prise d’habit, se propose comme dernière épouse. Le spectacle se ferme avec une réflexion sur le temps assassin et sans échappatoire, sur la peur de la mort.

Dans sa radicalité, Angélica Liddell – entourée des acteurs du Dramaten/Théâtre Dramatique Royal de Suède que Bergman avait dirigé un temps, et des collaborateurs de sa compagnie – explore l’idée de la mort et Dämon en est le second volet. Le premier, Vaudou, célébrait ses propres funérailles. L’idée de la référence à Ingmar Bergman lui est venue après avoir vu comment le réalisateur avait planifié ses funérailles, s’inspirant de celles du Pape Jean-Paul II, en 2005. « Lorsque j’ai su qu’Ingmar Bergman avait écrit le scénario de ses funérailles, j’ai considéré qu’il s’agissait là de sa dernière œuvre » dit-elle. Étranges noces entre Bergman dans son silence et son intimité et Liddell dans ses rêves et excès, dans ses extravagances et ses ruptures fondamentales, dans ses extrêmes.

Brigitte Rémer, le 10 octobre 2024

Texte, mise en scène, scénographie, costumes, Angélica Liddell – lumière Mark Van Denesse – son Antonio Navarro – assistanat à la mise en scène Borja López – traduction pour le surtitrage Christilla Vasserot (français), 36caracteres (anglais) – régie plateau Nicolas Chevallier – direction technique André Pato – production Gumersindo Puche.

Avec : Ahimsa, Yuri Ananiev, Nicolas Chevallier, Guillaume Costanza, Electra Hallman, Elin Klinga, Angélica Liddell, Borja López, Tina Pour-Davoy, Sindo Puche, Daniel Richard, Nemanja Stojanovic – et la collaboration de l’habilleuse du Dramaten, Erika Hagberg, et de David Abad – et les figurants : Patricia Burkhalter, Francine Billard, Paule Coste, Jean-Luc Couton, Léa Delaporte, Annette Ecckhout, Christian Ecckhout, Louise Greggory, Jeanne Heuclin, Pierre Hoffmann, Dominique Houdart, Manon Hugny, Daphné Lanne, Françoise Loreau, Perrine Mechekour, Julia Pal, Kenza Vannoni – la violoncelliste Laura Meilland – les enfants en alternance Axel Delage, Adam Ghosn-Sordet, Ange Tomasini – et la voix de Jonas Bergström –Dämon, les funérailles de Bergman, trilogie des funérailles / tome 2, de Angélica Liddell, traduit par Christilla Vasserot est publié aux Solitaires intempestifs/ Domaine étranger. Le spectacle a été créé au Festival d’Avignon le 29 juin 2024.

Les Grands Sensibles

Texte d’après L’Éducation des barbares, de William Shakespeare – écriture et mise en scène Elsa Granat – collaboration à la dramaturgie Laure Grisinger – Compagnie Tout Un Ciel, au Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis.

© Christophe Raynaud de Lage

C’est la seconde fois qu’Elsa Granat s’introduit par effraction chez Shakespeare, la première fut avec King Lear Syndrome ou les Mal élevés. Les Grands Sensibles prennent leur source dans Roméo et Juliette-Frère Laurent et famille ainsi que dans Hamlet avec Gertrude sa mère. Passant là par hasard, on y retrouve aussi le personnage Learique d’Ophélie.

Dans la proposition de la metteure en scène qui rebat les cartes shakespeariennes, une douzaine d’enfants et d’adolescents égaie la tragédie qui comme à l’accoutumée, se mêle au monde et aux problématiques d’aujourd’hui. La vulnérabilité est un fil rouge, ici avec un peu de vieillesse et beaucoup d’enfance, une inscription dans les conflits intergénérationnels. Le prologue nous mène dans un centre de soins pour personnes âgées où se trouvent Gertrude, mère d’Hamlet, les parents Montaigu et Capulet, Lear etc.

© Christophe Raynaud de Lage

Comme dans un livre d’images, Nanny Mary, gouvernante de Roméo et Tatie Nounou, celle de Juliette, tournent les pages de l’histoire, croix de bois croix de fer si je mens je vais en enfer. En remontant le temps, on fête les un an de Roméo et les cinq de Juliette. Trois enfants incarnent les trois personnages mythiques des tragédies, bientôt rejoints par d’autres – jeunes élèves du Conservatoire de musique et de danse de Saint-Denis avec lequel Elsa Granat mène un projet pédagogique depuis plusieurs mois, encadrés par deux musiciens acteurs, ainsi que par des aînés, amateurs. Ils forment une farandole.

On entre de plain-pied et par cette farandole dans les grands mythes du théâtre élisabéthain et Juliette s’apprête à fêter son dix-huitième anniversaire. L’auteure poste pour nous la liste des thèmes à ne pas aborder et place les enfants au cœur du sujet, version Montessori. Ils se tiendront tout au long du spectacle dans leur théâtre, situé en fond de scène avec plateau surélevé et fermé d’un rideau qui s’ouvrira à de nombreuses reprises, théâtre dans le théâtre où ils se métamorphoseront de spectateurs en acteurs. L’élan est collectif, bucolique et ludique selon les moments, ils naviguent entre masques, jeux, danses et chansons. Côté cour, un grand écran pour quelques commentaires en images, l’espace du souvenir. De temps à autre un poème traverse la scène, comme celui d’Hamlet à sa mère.

© Christophe Raynaud de Lage

On suit les péripéties familiales et conflits de génération, peinant parfois à identifier les personnages. Hamlet, adolescent, est agressif avec sa mère, le vieux Montaigu passe, jusqu’à ce qu’il se heurte au vieux Capulet. Il y a le rituel des anciens et leurs danses bien désuètes, le rappel du meurtre de Mercutio grand ami du cousin de Juliette, Tybalt. Il y a Juliette menaçant de se suicider quand on la dissuade d’épouser Roméo, devenu meurtrier. On a des bribes et tout se brouille. Frère Laurent organise la mort provisoire de Juliette. Ophélie serait végane et ré-apparaît vêtue de blanc, en chantant. Gertrude organise une réception. De grandes colonnades s’effondrent sur un monde ancien. Reviennent les enfants sur le devant de la scène transformée en salle de sport, agrès et trampoline pour tous. Les jeunes et les anciens se retrouvent et le spectacle s’achève dans une salle de kiné où l’on se rééduque.

Il y a du monde sur scène, mais à quoi bon ? On peut tordre comme on veut la matière shakespearienne, le babillage de Juliette ou celui de Roméo ne sont pas d’un extrême intérêt. Le projet dramaturgique plein de bonnes intentions reste faible et s’il s’agissait de traiter des relations parents/enfants et de parler de transmission, pourquoi ne pas tailler dans le vif du sujet et la vraie vie en interviewant les personnes concernées. À quoi bon la métaphore ? Shakespeare, instrumentalisé, n’est pas indispensable.

Brigitte Rémer, le 8 octobre 2024

Avec :  Lucas Bonnifait, Antony Cochin, Victor Hugo Dos Santos Pereira, Elsa Granat, Clara Guipont, Niels Herzhaft, Laurent Huon, Juliette Launay, Mahaut Leconte, Bernadette Le Saché, Hélène Rencurel, Edo Sellier (guitare) – avec la participation du chœur d’enfants du Conservatoire de Saint-Denis dirigé par Erwan Picquet, et de cinq seniors amateurs. Scénographie Suzanne Barbaud – lumière Lila Meynard – son John M. Warts – costumes Marion Moinet – assistanat à la mise en scène Mathilde Waeber – assistanat à la scénographie et aux costumes Constant Chiassai-Polin – chef de chœur Félix Benati – accompagnement des seniors amateurs Laure Grisinger – coordination du chœur d’enfants : Tassia Martin, Clara Guipont, Agathe Perrault – construction du décor Alain Pinochet (Ateliers du Théâtre de l’Union) – régie générale et plateau Quentin Maudet – régie son et vidéo Baudouin Rencurel – production, administration Agathe Perrault assistée de Sarah Baranes/ La Kabane – diffusion Camille Bard.

Du 25 Sep. 6 Oct. 2024, du lundi au vendredi à 19h30, samedi à 17h, dimanche à 15h, relâche le mardi – Théâtre Gérard-Philipe, Saint-Denis (Seine-Saint-Denis) – tél. : 01 48 13 70 00 – site : www.tgp.theatregerardphilipe.com – En tournée : les 16 et 17 octobre 2024, Le Nest/centre dramatique national de Thionville – les 6 et 7 novembre, Théâtre de l’Union/centre dramatique national, Limoges – du 26 au 30 novembre, Théâtre Dijon-Bourgogne/centre dramatique national – du 4 au 6 décembre, Théâtre de Cornouaille/scène nationale, Quimper.