On achève bien les chevaux

Adaptation, mise en scène et chorégraphie Bruno Bouché, Clément Hervieu-Léger, Daniel San Pedro – avec le Ballet de l’Opéra national du Rhin/Centre chorégraphique national et la Compagnie des Petits Champs – au Théâtre de la Ville Sarah-Bernhardt.

© Paul Lannes – Opéra national du Rhin

Le film de Sydney Pollack tourné en 1969 avec Jane Fonda dans le rôle de Gloria, appartient aux grands classiques. On connaît moins l’auteur de ce roman noir, On achève bien les chevaux/ They Shoot Horses, Don’t They ? Horace McCoy, qui le publie en 1935. Né dans le Tennessee, aux États-Unis, de parents pauvres, il commence à travailler à l’âge de douze ans comme vendeur de journaux et après avoir exercé de nombreux petits boulots, s’engage dans l’armée, en 1917, où il est observateur aérien pendant la Grande Guerre, ce qui lui vaut la Croix de Guerre en août 1918. De 1919 à 1930 il est journaliste sportif à Dallas, commence à écrire et publie ses premières nouvelles dans les magazines. La Grande Dépression de 1929 lui fait perdre son emploi. Il arrive à Hollywood en 1931 où il enchaîne quelques petits rôles avant d’écrire des scénarios – il en écrira une quarantaine au total, dont Gentleman Jim réalisé par Raoul Walsh en 1942 et Les Indomptables, par Nicholas Ray, en 1952.

© Paul Lannes – Opéra national du Rhin

Violent réquisitoire contre le rêve américain où règne le plus fort et triomphe l’argent, l’œuvre d’Horace McCoy dérange l’Amérique conquérante. La France dès le départ soutient son talent, on le compare à Steinbeck et Hemingway. Jean-Pierre Mocky signe en 1974, pour le cinéma, l’adaptation de son second roman, Un linceul n’a pas de poche (No Pockets in a Shroud).

On achève bien les chevaux nous mène au cœur de la misère où des jeunes gens s’engagent, pour quelques dollars leur dernier recours, à danser jusqu’à épuisement, et pour divertir un public en mal de sensations fortes. Condamnés à danser, paradoxe extrême, ils nourrissent en chemin l’espoir d’être repéré par des producteurs de cinéma, et de devenir une star de l’écran. À partir de ce roman et de cette tragédie de la vie dans laquelle la danse côtoie la mort, les trois metteurs en scène reconstruisent et déclinent l’argument, à la recherche d’un nouveau langage scénique, entourés de plus de trente danseurs, comédiens et musiciens issus de la Compagnie des Petits Champs et du Ballet de l’Opéra national du Rhin. Bruno Bouché est directeur artistique du CCN/Ballet de l’Opéra national du Rhin et ancien danseur de l’Opéra national de Paris ; Clément Hervieu-Léger est metteur en scène et sociétaire de la Comédie Française, il codirige avec Daniel San Pedro la Compagnie des Petits Champs ; de nationalité espagnole et formé au Conservatoire de Madrid, Daniel San Pedro fut associé à la Scène nationale de Châteauvallon ; il a signé de nombreuses mises en scène et enseigne le théâtre à l’École de Danse de l’Opéra national de Paris. Cherchant à mêler le théâtre et la danse, ces trois artistes s’emparent du roman de McCoy, qu’ils mettent en scène ensemble.

© Paul Lannes – Opéra national du Rhin

Le marathon de danse est une épreuve d’endurance très en vogue aux États-Unis dans les années 1920/30. Son règlement à l’usage des compétiteurs parle à lui seul et laisse présager le pire : 1. La compétition est ouverte à tous les couples amateurs ou professionnels. – 2. Le marathon n’a pas de terme fixé : il est susceptible de durer plusieurs semaines. – 3. Le couple vainqueur est le dernier debout après abandon ou disqualification des autres compétiteurs. – 4. Les compétiteurs doivent rester en mouvement 45 minutes par heure. – 5. Un genou au sol vaut disqualification. – 6. Des lits sont mis à disposition 11 minutes durant chaque pause horaire. – 7. Baquets à glaçons, sels et gifles sont autorisés pour le réveil. – 8. Les compétiteurs se conforment aux directives de l’animateur. – 9. Sponsors et pourboires lancés sur la piste par le public sont autorisés. – 10. Des collations sont distribuées gracieusement durant la compétition. – 11. L’organisateur décline toute responsabilité en cas de dommage physique ou mental.

© Paul Lannes – Opéra national du Rhin

La scénographie d’Aurélie Maestre et Bogna G. Jaroslawski nous transporte dans une sorte de gymnase que le directeur et ses assistants préparent, balaient, organisent pour le marathon. La plateforme pour les musiciens et les tests sono, les dossards, les chaises hautes semblable à celle des arbitres sur un court de tennis pour suivre les sportifs, tout est en place pour l’accueil des participants, amateurs et professionnels, qui arrivent seuls ou en couple, portant seulement un petit sac. Ils se préparent, passent leur short, mettent leurs chaussures, prêts à soigner leurs pieds quand il y aura une pause (costumes de Caroline de Vivaise), accrochent leurs dossards. Les couples se forment : 4/15, 30/16, 23/41 et tant d’autres… Certains cherchent leur cavalier/ère, c’est le cas de Gloria, qui vient de loin dans tous les sens du terme, et rencontre Robert. On distribue des sandwiches et de l’eau. « Ils ont tellement la dalle, ils vont finir par s’entretuer » dit l’un des arbitres en costume lie-de-vin, à l’allure de videur de boîte de nuit, tentant d’organiser l’ensemble.

Et débute la danse, dans le respect du règlement imposé aux marathons, avec ordres distribués : sans lâcher la main de sa partenaire, dans le sens du bal, avec figures acrobatiques, marche à reculons, port des cavalières… Entre deux figures une légère pause pour évacuer ceux qui se sentent mal ou qui n’ont pas respecté la consigne et qu’on élimine. L’une est enceinte, Gloria s’empoigne aves son cavalier qui ose la faire concourir. Soins, serviettes, chaussures usées, massages, eau et sandwich pour ceux qui ont encore la force de manger… Gloria est toujours prête à la critique et à la dénonciation de tant d’injustice. Comme un modèle, une leader, ou une empêcheuse de tourner en rond, elle se sent mal et voudrait arrêter.

Sifflet, reprise de la course et l’enfer recommence pour ces duos à l’unisson, les lumières d’Alban Sauvé décrivent le glauque de la situation. Le directeur fait sa pub en véritable sauveur, démagogue à souhait. Pour le Derby, du nom des courses de chevaux et pire que les jeux du cirque les arbitres dessinent un cercle au sol, l’accélération est mortifère. « C’est l’abattoir… » Deux lits de camp et une pharmacie s’improvisent au centre. Tout le monde se concurrence, il n’y aura qu’un couple gagnant qui empochera un peu d’argent, visiblement le plus résistant, l’ambiance est délétère.

© Paul Lannes – Opéra national du Rhin

Au milieu d’un épuisement quasi-total, quelques phrases fusent : « Si tu gagnes, tu fais quoi avec l’argent ? » ou des appels au secours « Aidez-moi ! » « Je préférerais être morte… » Le directeur fait un deal avec la femme enceinte et son cavalier : mariage conclu devant les caméras, pour un peu d’argent. On suit le cortège nuptial, mené par le directeur en costume blanc, pur maquereau. Les couples éliminés contestent, l’épuisement, les évanouissements se multiplient.

Arrive une dame patronnesse, présidente d’une association de moralité publique qui questionne en coulisses le directeur et mènera à l’arrêt brutal de la manifestation. Onze couples en lice à la fin du spectacle qui ont tourné pendant 63 jours, personne n’obtiendra l’argent promis et convoité. Gloria exprime son envie de mourir, Robert l’y aidera.

Dans cette chorégraphie qui réunit trente-deux danseurs, comédiens et musiciens, où la danse et le groupe sont le cœur même du sujet, le temps s’accélère. Chapeau bas aux interprètes, danseurs et acteurs qui ont relevé le défi – on ne peut guère tricher avec le scénario – ils tournent et dansent, au bord d’eux-mêmes même s’ils ne sont pas, comme dans le film, dans l’effondrement. Ils sont dans la représentation et le jeu, dans un certain épuisement il va de soi, sous le regard du spectateur-voyeur, comme celui qui assistait aux marathons de l’époque, pariant sur la misère et peut-être même, comme au tiercé, sur le futur couple gagnant.

La rencontre entre les danseurs du Ballet de l’Opéra du Rhin dirigé par Bruno Bouché, situé au carrefour de l’Europe et explorant des dramaturgies en prise avec le monde d’aujourd’hui, et les comédiens de la Compagnie des Petits Champs que dirigent Clément Hervieu-Léger et Daniel San Pedro, permet une synergie et symbiose entre texte, musique et danse, des plus réussies. Ensemble, ils activent la métaphore du théâtre du monde, la métaphore de la vie.

Brigitte Rémer, le 10 avril 2025

© Paul Lannes – Opéra national du Rhin

Musiciens :  M’hamed El Menjra, guitare et contrebasse – Noé Codjia, trompette – David Paycha, batterie – Maxime Georges, pano – Alice Pernão, chant – Rollo, Luca Besse – Rocky, Vincent Breton – Socks, Daniel San Pedro – James, Marin Delavaud – Ruby, Susy Buisson – Mario,          Alexandre Plesis – Jackie, Muriel Zusperreguy – Freddy, Louis Berthélémy – Rosemary, Ana Enriquez – Gloria, Clémence Boué – Robert, Josua Hoffalt – Mattie, Julia Weiss – Kid, Marwik Schmitt – Madame Highbi, Claude Agrafeil. Assistant à la mise en scène et dramaturgie Aurélien Hamard-Padis – scénographie Aurélie Maestre, Bogna G. Jaroslawski – costumes Caroline de Vivaise – lumières Alban Sauvé – son Nicolas Lespagnol-Rizzi – mise en répétition Claude Agrafeil, Adrien Boissonnet – coach vocal Ana Karina Rossi. Le spectacle a été créé le6 juillet 2023 à Châteauvallon scène nationale.

Vu le 5 avril 2025, au Théâtre de la Ville Sarah-Bernhardt, place du Châtelet. 75001. Paris – site : www.theatredelaville-paris.com – CCN/Ballet de l’Opéra national du Rhin, tél. : + 33 (0)6 08 37 70 46, email : sginter@onr.fr – Compagnie des Petits Champs, tél. : + 33 (0)6 60 10 67 87, email : compagniedespetitschamps@gmail.com

Coup fatal

Pièce musicale imaginée par les artistes Rodriguez Vangama, Alain Platel et Fabrizio Cassol – Direction artistique et mise en scène, Alain Platel – direction musicale Fabrizio Cassol – compositions musicales, Fabrizio Cassol et Rodriguez Vangama production de la Comédie de Genève, au Théâtre du Rond-Point, à Paris.

© Zoé Aubry

Coup fatal est un voyage sonore et visuel plein d’énergie où la musique mêle les styles, du baroque aux plus pures percussions. Fantaisie et extravagance sont au rendez-vous, avec, en prime la savoureuse séquence finale des rois de la sape.

La pièce fut créée au Burgtheater de Vienne au cours de l’année 2014. Dix ans plus tard, la Comédie de Genève rassemble les forces vives qui permettent de la recréer : Fabrizio Cassol et Rodriguez Vangama pour les compositions musicales, Fabrizio Cassol pour la direction musicale, Alain Platel pour la direction artistique et mise en scène. Autour d’eux d’éblouissants musiciens également danseurs, virtuoses et plein d’humour.

   

© Chris Van der Burght

On embarque donc pour Kin/Kinshasa en République Démocratique du Congo, d’où sont originaires l’ensemble des musiciens et danseurs – dont une femme – et on se laisse dériver sur le fleuve Congo qui la sépare de Brazza/Brazzaville, en République du Congo. On est emmené par le Capitaine au long cours et sa guitare à double manche, Rodriguez Vangama entouré d’une douzaine de musiciens – danseurs – chanteurs, portant costumes gris-bleu avec retour d’appliqués feuilles d’automne sur le col et la couture du pantalon, à la sanza/likembe, aux percussions, balafons, aux calebasses, guitares et bâtons de pluie. Chants et frappés des mains, dessus-dessous, sifflements et appels vocaux, il y a du burlesque et de la dérision dans leur façon de se présenter sur scène.

Le début du spectacle est enlevé, les danseurs jonglent avec des chaises de jardin qu’ils lancent et s’échangent dans une belle complicité et jeux de chat perché avec suspensions et déraison. L’ensemble est convivial, généreux et ludique. Derrière un rideau aux fils d’or autour duquel court une estrade, un homme en majesté, porté par le mouvement de ces fils d’or qui le voile et le dévoile, se révèle être un superbe contre-ténor (Coco Diaz). Ses interventions des œuvres de Bach, Gluck, Haendel, Monteverdi et Vivaldi se mêlent magnifiquement aux instruments africains, aux danses et à l’ensemble, elles sont l’un des fils conducteurs et dialoguent avec les instruments et chants traditionnels qui montent dans une belle harmonie, douceur et densité.

© Chris Van der Burght

Un autre fil conducteur est tendu par deux danseurs un peu bouffons, un peu guerriers, situés à l’avant-scène côté jardin, qui mènent la danse et rassemblent autour d’eux le groupe Ils descendent aussi dans la salle saluer spectatrices et spectateurs. Parfois deux groupes s’appellent, s’affrontent et se déchaînent, et entre roulades et pirouettes montent dans la transe. Il y a les ambianceurs, les mimes, les musiciens et chaque instrument à tour de rôle est roi et prend toute sa dimension. Entre solos, duos, mouvements d’ensemble et groupes d’instruments, le rythme de la pièce se construit à la manière d’un opéra.

Dans ce flux et ce reflux musical, chanté et dansé, le plateau à un moment commence à se vider jusqu’à la l’apparition derrière le rideau d’or d’un personnage, l’ancêtre, haut en couleurs, vert, jaune et rouge, suivi progressivement du cortège des danseurs-musiciens transformés en rois de la sape, tous plus inventifs les uns que les autres dans leurs costumes improvisés/élaborés : guirlandes de cravates, bottes vernies d’un rose flamboyant, jupes mal fagotées, chemises orange et nœuds pap, kilt, chemises jaune plein soleil et lunettes qui vont avec, costumes saumon ou lie-de-vin, parapluie rouge, chapeaux excentriques, chaussettes extravagantes, bretelles tombantes. On est chez les rois de la sape qui s’en donnent à cœur joie, prêts pour prendre un selfie général, avant de s’étendre sur le sol en un moment grave et suspendu.

© Chris Van der Burght

Le Capitaine au long cours et sa guitare à double manche, Rodriguez Vangama a mis son costume blanc d’apparat, pelisse en fourrure et casquette de gradé. On voyage sur son transatlantique où chacun des personnages invente son parcours. Certains s’inscrivent dans une poésie à la Beckett, d’autres escaladent la salle à la rencontre des spectateurs qu’ils entraînent dans leur courant positif. Le final est un chant de l’espoir qui monte et se diffuse entre tous, comme un spirituals venant de loin.

Coup fatal apporte toutes les couleurs de l’arc-en-ciel par la fusion entre les genres musicaux, le métissage des langages et une mêlée des cultures. Spontanéité et maîtrise, exubérance et émotions, effervescence et ironie traversent le théâtre où les spectateurs adhèrent et participent, dans leurs réponses aux ambianceurs. Tous les musiciens-danseurs sont à saluer, ils distribuent énergie et joie de vivre avec virtuosité.

Le spectacle est signé d’un trio d’artistes qui donne les impulsions et permet ces rencontres entre salle et scène dans un temps fort, musical et chorégraphique : Alain Platel, qu’on connaît pour l’originalité de ses pièces chorégraphiques avec Les Ballets C de la B., Rodriguez Vangama guitariste hors pair, arrangeur et producteur, qui mélange la musique congolaise avec des éléments de jazz et de rock, Fabrizio Cassol compositeur et saxophoniste du groupe Aka Moon depuis 20 ans, qui mêle les expressions issues de l’oralité et de l’écriture à la musique de chambre et aux œuvres symphoniques, s’associant régulièrement à des chorégraphes.

Coup fatal est un réel plaisir sonore et visuel, plein d’élégance et d’inventivité, qui enflamme et bouleverse.

Brigitte Rémer, le 8 avril 2025

© Chris Van der Burght

Avec – Contre-ténor : Coco Diaz – Vocal : Russell Kadima, Boule Mpanya, Fredy Massamba – Balafon : Deb’s Bukaka – Danseuse : Jolie Ngemi – Percussions : Cédrik Buya – Likembe : Bouton Kalanda, Silva Makengo, Erick Ngoya – Guitare : Brensley Manzodulua – Percussions et calebasse : Evry Madiamba – Guitare électrique, balafon : Rodriguez Vangama – Scénographie : Freddy Tsimba – Lumières : Carlo Bourguignon – Son : Guillaume Desmet – Costumes : Dorine Demuynck.

Assistanat à la direction artistique Romain Guyon et Éléonore Bonah – Régie Plateau Valérie Oberson – Régie lumière Etienne Morel – Régie son Guillaume Desmet, Benoit Saillet – Directrice de production Pauline Pierron – Responsable de production Pascale Reneau – Attachée de production Elena Andrey – Production (reprise 2024) Comédie de Genève – Diffusion OTTO Productions – Production à la création (2014) KVS, Les ballets C de la B
- Coproduction à la création (2014) Théâtre national de Chaillot (Paris), Holland Festival (Amsterdam), Festival d’Avignon, Theater im Pfalzbau (Ludwigshafen), Torinodanza, Opéra de Lille, Wiener Festwochen – Avec l’appui de la Ville de Bruxelles, de la Ville de Gand, Brussels Hoofdstedelijk Gewest, Vlaamse Gemeenschapscommissie, de la Province de la Flandre-Orientale, des autorités flamandes.

Après un passage en mars à la Biennale du Val-de-Marne (à Créteil et Villejuif), présentation du spectacle au Théâtre du Rond-Point à Paris du 28 mars au 5 avril 2025, 2 bis avenue Franklin D. Roosevelt – 75008 Paris – site : www.theatredurondpoint.fr – Prochaines étapes : du 5 au 7 juin 2025 Théâtre de Namur (Belgique).

Port-au-Prince et sa douce nuit

Texte Gaëlle Bien-Aimé – mise en scène Lucie Berelowitsch, création du Préau, avec Sonia Bonny et Lawrence Davis – vu au Théâtre 14 – reprise les 24 et 25 avril 2025, au Préau Centre Dramatique National de Normandie-Vire.

© Samuel Kirszenbaum

En Haïti aucune nuit n’est calme. Elle, Zily et lui, Ferah, dansent. Elle, et lui, s’appellent et se cherchent. Ils sont jeunes et vivent dans la ville-capitale, Port-au-Prince, en bouillonnement et émeutes permanentes. On voit la ville par la fenêtre, présence élégante et lourde, on l’entend par les tirs.

Dans le huis-clos de la chambre – un espace avec une moquette, un lit, du sable, une bougie, dans une scénographie réalisée par les Ateliers du Préau sur les conseils d’Hélène Jourdan – se joue le présent, le désir et l’amour, s’esquisse l’avenir, en pointillés. Pour elle, partir. Pour lui, un arrachement impossible à la ville et à son travail à l’hôpital. « Je suis au fond de ton gouffre à moi. » Lui, ne s’imagine pas sans la ville, elle, ne s’imagine pas sans lui. « Quand tu vas mal je vacille » se disent-ils réciproquement. Ils se rassurent et se réchauffent : « On a su contourner les obstacles… » Ils se revoient traverser les rues de Port-au-Prince, « prendre la rue Nicolas, tronçon entre la vie et la mort », remonter l’avenue Jean-Paul II… »

Port-au-Prince et sa douce nuit est une ode à la ville, crépusculaire – dans les lumières de François Fauvel – une ode à la vie. Ferah se perche sur le lit, les percussions l’accompagnent. Il revoit leur rencontre. Dans la rue où il déambule et dérive, il la regarde comme une évidence : « Entre rue Dufort et mon cœur il y avait toi, Poétesse en cavale. Ton regard, prose illégale… J’ai demandé aux esprits où t’attendre… »

Une berceuse créole apporte sa couleur, sa douceur, dans cette ville où personne ne dort. « Tu ne me dis jamais rien » lui reproche-t-elle. « Tu prends toute la place, tu siphonnes mon énergie » lui répond-il. « J’ai peur, je ne veux pas partir sans toi. » Et sur la question de l’enfant qui pourrait être désiré et naître, « qu’y aurait-il à lui offrir, le désespoir ? » Sur scène, l’intimité côtoie la violence sourde. Un travail sur le son plein de finesse appelle les bruits de la ville (musique Guillaume Bachelé).

La petite musique de nuit et d’incertitude s’interrompt au bruit des tirs. « Je ferme la fenêtre… » Ferah célèbre un rituel aux divinités, dessinant au sol avec la farine de manioc la figure d’un totem haïtien en guise d’adieu. Assise au sol, Zily chante. « Je vais garder un doux souvenir… » Lui, reste dans l’ombre, devant la lueur d’une bougie. Au loin la ville.

Le texte de Gaëlle Bien-Aimé est un cri qui déchire la ville en même temps qu’un chant, sa langue est poétique et musicale. L’auteure a reçu le Prix RFI pour le Théâtre, en 2022. Port-au-Prince et sa douce nuit est le premier acte d’un diptyque dont elle présente actuellement le second chapitre, Aimer en stéréo, où une Haïtienne en exil écoute chaque jour la radio jusqu’à ce qu’un fait divers surgisse et brouille les cartes.

© Samuel Kirszenbaum

Dans Port-au-Prince et sa douce nuit, l’auteure creuse jusqu’au fond des sentiments et des possibles à travers la géographie de l’amour parallèlement à la topographie de la ville. Elle décrit l’aimantation sensuelle et amoureuse – le positif, autant que le désarroi et la peur du vide et de l’absence – son négatif. Elle place l’intime au cœur de la ville blessée, une ville qui se ronge et se détruit, à petit et grand feu.

Sonia Bonny est Zily, Lawrence Davis, Ferah, ils forment un superbe duo, musical et sans artifice, imprégnés d’une grande force et justesse, donnant toute la puissance au texte. Lucie Berelowitsch, directrice du Préau, Centre Dramatique National de Normandie-Vire depuis six ans, les dirige et met en scène la pièce avec précision et clarté. Elle a programmé un Temps fort Haïtien les 22, 24 et 25 avril, autour de Gaëlle Bien-Aimé, auteure mais aussi actrice – qui interprétera Aimer en stéréo. Deux représentations de Port-au-Prince et sa douce nuit seront données ; des projections, une exposition et des débats s’inscrivent au programme.

Ce dialogue engagé entre Gaëlle Bien-Aimé et Lucie Berelowitsch prend différentes formes, ainsi celle d’un échange culturel, artistique et professionnel entre Le Préau et l’école de théâtre ACTE fondée par l’auteure et Amos César. « Pour les comédiens et pour moi, Port-au-Prince et sa douce nuit est une rencontre très forte. C’est devenu une évidence de finaliser cette création, qui prend tout son sens au vu des derniers événements à Haïti », écrivait Lucie Berelowitsch en septembre 2023.

Comme elle le fait avec les Dakh Daughters, fabuleuses actrices et musiciennes ukrainiennes qu’elle accueille depuis les années de guerre dans leur pays, la directrice du Préau aime à créer des synergies et dans une veine poétique, invente des langages artistiques à partir des réalités sociales et politiques d’artistes d’autres pays et d’autres régions du monde.

Brigitte Rémer, le 6 avril 2025

Avec Sonia Bonny, comédienne permanente au Préau et Lawrence Davis – lumières François Fauvel – musique Guillaume Bachelé – scénographie Ateliers du Préau sur les conseils d’Hélène Jourdan – production Le préau CDN de Vire Normandie – coproductions Les Francophonies de Limoges, des écritures à la scène et le CDN de Normandie-Rouen – avec la participation artistique du Jeune Théâtre National et le soutien de la Cité Internationale de la Langue Française.

Vu au Théâtre 14 à Paris, en mars 2025 – Reprise du spectacle au Préau-CDN de Normandie-Vire les 24 et 25 avril à 19h, dans le cadre du Temps fort Haïtien organisé du 21 au 25 avril 2025 – tél. : 02 31 66 16 00 – site :www.lepreaucdn.fr

Les Messagères

D’après Antigone de Sophocle – mise en scène Jean Bellorini, avec l’Afghan Girls Theater Group – spectacle en dari surtitré en français, au Théâtre des Bouffes du Nord.

© Christophe Raynaud De Lage

« Il faudra une mémoire pour que nous oubliions et pardonnions quand adviendra la paix entre nous et entre la gazelle et le loup. Il faudra une mémoire pour qu’à la fin nous choisissions Sophocle qui brisera le cercle… » écrivait le poète palestinien Mahmoud Darwish.

De Sophocle il est question dans le spectacle présenté par l’Afghan Girls Theater Group, composé de neuf jeunes comédiennes et d’un metteur en scène qui ont quitté le pays quand les talibans ont repris le pouvoir, en juillet 2021. Les Messagères sont une adaptation de l’Antigone de Sophocle, mise en scène par Jean Bellorini, qui les accueille au Théâtre National Populaire qu’il dirige, en partenariat avec Joris Mathieu, directeur du Théâtre Nouvelle Génération/CDN de Lyon.

© Christophe Raynaud De Lage

La scénographie se compose d’un grand plan d’eau qui occupe tout le plateau et donne une élégance à l’ensemble par les réverbérations et reflets. Les actrices s’y déplacent, les pieds dans l’eau, avec grâce et simplicité, portant le texte avec ferveur. Une lune immense est suspendue, comme un œil qui protège ou au contraire est aux aguets. D’emblée règne une vitalité impressionnante dans cette aire de jeu qui parle du refus d’obéir, exprimé frontalement par Antigone jusqu’à son emmurement et qui, de toute évidence se superpose à la place de la femme dans la société afghane, rayée, effacée, spoliée.

Le geste du metteur en scène inscrit le mouvement au cœur du spectacle, l’ensemble est chorégraphié et l’eau frissonne sur les murs et le plafond du théâtre. En introduction, les actrices tournoient dans l’eau avec insouciance et font groupe, sur le texte très poétique de Martine Delerm, Antigone peut-être. Une narratrice à l’avant-scène portant une robe noire et un collier d’argent parle des petites filles aux fenêtres, même si « depuis longtemps les fenêtres n’ont plus de vitres. » Une liste de prénoms féminins est égrenée. « Sait-on-jamais quand un regard s’éteint » poursuit-elle.

Puis les rôles se dessinent, Antigone et sa sœur Ismène portent des robes blanches et s’allongent dans l’eau au clair de lune pour parler de désobéissance et de généalogie négative – elles sont filles d’Œdipe et de Jocaste sa mère, engendrées de cette union. Le chœur se forme dans des variations de couleurs chaudes et chacune y a sa place, entrant et sortant de son rôle pour rejoindre le groupe, dans cette tension entre soi et les autres. Antigone dit que sa mort sera belle. « Moi j’ai choisi la mort, toi, la vie » confirme-t-elle à sa sœur. Entre Créon, jeune comédienne portant manteau d’or et couronne, il édicte ses lois jusqu’à ce qu’une messagère apporte la nouvelle de la transgression majeure : Polynice, frère d’Antigone – mort au cours d’un affrontement avec Étéocle, l’autre frère, remettant en jeu la gouvernance de Thèbes – interdit de sépulture, a été enterré. La coupable est nommée. La lune descendue sur Thèbes, ne scintillera plus, jusqu’à s’éteindre.

© Christophe Raynaud De Lage

Le sacrifice se met en marche, entre des citoyens silencieux et un chœur plein de sagesse, représentant des Thébains, essayant de faire fléchir Créon chez qui le doute finit par s’installer. La Cité lui fait face, toutes les actrices sont alignées face au public avec détermination, comme des guerrières. Une pluie fine tombe sur la scène au rythme d’un chant afghan. « Si tu perds le bonheur, tout ce que tu as n’est que fumée… Le désastre appelle le désastre… ». Derrière une rampe de feu qu’il allume, pourtant Créon ne lâche pas prise. Même Hémon, son fils, promis à Antigone et qui demande à son père raison et sagesse, n’est pas entendu. « Tu parles mais tu n’écoutes pas » lui dit-il. Créon s’obstine, malgré les prédictions de Tirésias, de honte et de malheur qui s’abattront sur lui, il ne fléchit pas. La fin sera tragique avec la mort d’Antigone entrainant celle d’Hémon qui se transperce d’un coup d’épée, leur tombeau pour chambre nuptiale. Eurydice, épouse de Créon, apprenant la mort de son fils se poignarde. Le roi de Thèbes en perd la raison.

© Christophe Raynaud De Lage

Le texte final est écrit par Atifa Azizpor interprétant Ismène, il est enregistré. « Les Antigone(s) ont été tuées, les Ismène(s) toujours vivantes sont en souffrance, elles espèrent revoir la liberté. Leurs paroles seront-elles entendues ? » Les actrices ont une belle présence, et jouent avec cet élément, l’eau, au début avec légèreté, ensuite avec gravité et sont porteuses des voix de tous les personnages qu’elles esquissent avec force et subtilité, transmettant tout ce qui est intransigeance et souffrance, en même temps qu’humanité.

Jean Bellorini, metteur en scène, est l’homme des expériences et du théâtre de création. Ses horizons sont larges et ouverts, son travail précis. Le choix d’Antigone dans cette version afghane transmet force et émotion, tant dans son contenu que dans son esthétique. Ses clairs-obscurs et les éléments qu’il met en mouvement sont chargés de sens et de toute beauté. « Les Messagères sont ces citoyennes afghanes qui veulent dire en Occident leur amour pour leur pays et en être les ambassadrices fortes et résilientes. Ce sont ces jeunes femmes du XXIe siècle qui résistent, se construisent et inventent leur destin, malgré tout » dit-il. Toutes sont à féliciter, chaleureusement.

                                                                                              Brigitte Rémer, le 7 avril 2025

© Christophe Raynaud De Lage

Du 4 avril 2025 au 13 avril 2025 au Théâtre des Bouffes du Nord – Du mardi au samedi à 20h, matinées les dimanches à 15h – 37 bis Bd de La Chapelle. 75010. Paris – métro : La Chapelle –  site www.bouffesdunord.com – tél. : 01 46 07 34 50.

Avec l’Afghan Girls Theater Group : Hussnia Ahmadi (le garde, chœur d’Antigone) – Freshta Akbari (Antigone, chœur d’Antigone) – Atifa Azizpor (Ismène, chœur d’Antigone) – Sediqa Hussaini (le coryphée, le messager, chœur d’Antigone) – Shakila Ibrahimi (Hémon, le coryphée, chœur d’Antigone) – Shegofa Ibrahimi (chœur d’Antigone) – Marzia Jafari (Tirésias, chœur d’Antigone) – Tahera Jafari (Eurydice, chœur d’Antigone) – Sohila Sakhizada (Créon).

© Christophe Raynaud De Lage

Collaboration artistique Hélène Patarot, Mina Rahnamaei, Naim Karimi – création lumière Jean Bellorini – création sonore Sébastien Trouvé – adaptation Mina Rahnamaei – traduction des surtitres Mina Rahnamaei et Florence Guinard – direction technique Karim Smaïli – construction des décors et confection des costumes Les ateliers du TNP – textes additionnels : le texte qui ouvre le spectacle est issu de l’album de Martine Delerm, Antigone peut-être, paru aux éditions Cipango. Le texte final est écrit par Atifa Azizpor, comédienne de l’Afghan Girls Theater Group – Le spectacle a été créé en juin 2023 au TNP de Villeurbanne.

  معاً  / Ensemble

Le Festival d’Avignon se tiendra du 5 au 26 juillet 2025 sous une bannière qui, au-delà des trois clés qui le symbolisent, inscrira en arabe sur les murs des théâtres et trottoirs de la ville le mot Ensemble choisi par le directeur et son équipe, et qui se traduit littéralement par Avec. Depuis trois ans, chaque année, le Festival choisit une langue qu’elle promeut. Après l’anglais et l’espagnol, cette 79ème édition met la langue arabe sur le devant de la scène.

© 79è édition du Festival d’Avignon

« Je suis toi dans les mots / أنا أنت بالكلمات » cette phrase empruntée au poète palestinien Mahmoud Darwich, disparu il y a plus de vingt-cinq ans et référence majeure des Pays Arabes, inspire Tiago Rodrigues qui programme sa troisième édition et pourrait l’inscrire en lettres d’or ou de néon sur les frontons, comme il l’a dit aux journalistes rassemblés – belle initiative – à l’Institut du Monde Arabe.

C’est le Président de l’IMA, Jack Lang, « fanatique pluri-linguiste de toutes les langues » qui ouvre la séance, magnifiquement, avec des mots chaleureux et pleins de sens, en présence du Dr. Ali Bin Tamim, directeur du Centre de langue arabe d’Abu Dhabi. Il parle de cette cinquième langue la plus pratiquée dans le monde, une langue très ancienne, poétique et musicale, d’une grande richesse et qui construit une galaxie de mots à partir d’une unique racine. Et il prend pour exemple le mot amour décliné en une multiplicité de nuances selon les situations, à partir de sa racine, hob / حب

Il parle également de l’emprunt de la langue française à la langue arabe, des chiffres arabes qu’on utilise, des Mille et Une Nuits qu’Antoine Galand, orientaliste et professeur de langue arabe au Collège de France, traduisit pour la première fois en occident et qu’il compléta par des récits qui lui avaient été racontés et publia au début du XVIIIème. La présidente du Festival et ex-ministre de la Culture, Françoise Nyssen intervient ensuite. Elle a une longue histoire avec la langue arabe – via Farouk Mardam-Bey qui dirige la collection Sinbad d’Actes-Sud – éditions qu’elle a co-fondées avec son père. Né à Damas, il vit en France depuis 1965, et fut conseiller culturel à l’Institut du monde arabe.

Apparaît ensuite Tiago Rodrigues, directeur du Festival, qui met en exergue ce choix de la langue arabe pour cette édition, s’inscrivant comme un geste de liberté, de découverte, de plaisir de l’art, de respect de l’Autre et de partage de la pensée, et qui se réalisera grâce aux sept cents salariés engagés dans l’aventure. 20 lieux, 15 communes autour d’Avignon, 44 projets artistiques dont les deux-tiers produits ou co-produits par le Festival et la moitié créés en France, 300 événements, 121 000 places à vendre, des actions de formation et transmission et l’accueil de nombreux jeunes de 13 à 19 ans, des partenariats exemplaires et une diversité artistique pour une parenthèse enchantée.

Tiago Rodrigues © Festival d’Avignon

La liste est longue qui permet de mettre l’eau à la bouche pour ces instants de partage dans tous les lieux du Festival, dedans et dehors, autour de manifestations finement pensées et qui, à coup sûr, seront tout aussi finement conduites et réalisées autour de spectacles, lectures, concerts, expositions, tables rondes et débats, itinérances, rencontres festives… Tiago Rodrigues présente ensuite les spectacles et manifestations, appuyés par quelques mots de chaque créateur, sur écran. Il n’oubliera pas, au final, ce qu’il appelle avec justesse le slam des remerciements à tous les partenaires.

Le lancement du Festival dans la Cour d’Honneur se fera avec Nôt de Marlène Monteiro Freitas, artiste d’origine cap verdienne, dite artiste complice de l’édition et figure majeure de la scène chorégraphique internationale ; la clôture se fera avec le concert Soma de l’artiste portugais João Barbosa autrement appelé Branko. En avant-première, le 4 juillet à 19h, la chorégraphe marocaine Bouchra Ouizguen investira le parvis du Palais des Papes avec des amateurs du territoire, pour une performance participative, They always come back, célébrant la diversité.

Cour d’Honneur © Festival d’Avignon

Suit une grande liste de propositions, toutes plus séduisantes les unes que les autres, à commencer par La Voix des femmes, en partenariat avec Le Printemps de Bourges, autour de la figure de la légendaire chanteuse égyptienne Oum Khalthoum, appelée l’Astre d’Orient, ou Quatrième Pyramide, dans la Cour du Palais des Papes le 14 juillet. L’auteur-compositeur libanais Zeid Hamdan en assure la direction musicale pour marquer les cinquante ans de sa disparition. Et le lendemain, une célébration poétique de la langue arabe, Nour/Lumière, est programmée au cours d’une soirée réalisée en partenariat avec l’Institut du Monde Arabe. La richesse de cette langue, savante et poétique, prendra de nombreuses formes, de l’antéislamique au raï, des maqâm originels au rap, de la musique soufie à l’arabo-andalou. Suivront de nombreux spectacles comme Yes Dady ! de l’auteur et metteur en scène palestinien Bashar Murkus dont on avait vu Hash en 2021 (cf. notre article du 26 novembre 2021) et qui avait présenté Milk au Festival d’Avignon 2022 programmé par Olivier Py, alors directeur ; il est accompagné de Khulood Basel pour la dramaturgie et la production. Chapitre quatre de Waël Kadour, auteur et metteur en scène syrien sera présenté dans le cadre de la manifestation Vive le sujet ! Tentatives, réalisée en partenariat avec la SACD. Des chorégraphes comme Ali Chahrour (Liban), Radouan Mriziga (Maroc-Belgique), Selma et Sofiane Ouissi (Tunisie), Mohamed Toubakri (Tunisie-Belgique) présenteront leurs dernières pièces.

De nombreux artistes venant de partout dans le monde complètent la programmation diversifiée et ambitieuse du Festival, dont le retour de Thomas Ostermeier et la Schabühne de Berlin avec Le Canard sauvage d’Henrik Ibsen ; la danoise Mette Ingvartsen, dans une nouvelle chorégraphie, Delirious Night ; les performers portugais Jonas et Lander ; Mami de Mario Banushi, spectacle albano-grec. Une soirée particulière autour de Brel réinventé par Anne Teresa de Keersmaeker et Solal Mariotte est proposée dans la Carrière de Boulbon. De Suisse, Christoph Marthaler présentera Le Sommet et Milo Rau en nomade, tournera sur les terres avignonnaises avec La Lettre. La chanteuse capverdienne Mayra Andrade tentera de ré-enchanter le monde.

© 79è édition du Festival d’Avignon

Beaucoup d’artistes français ou vivant en France sont aussi au générique du Festival dont François Tanguy du Théâtre du Radeau en ses deux derniers spectacles, Item et Par autan ; Tamara Al-Saadi, Jeanne Candel, Frédéric Fisbach, Clara Hédouin, Joris Lacoste, Gwenaël Morin, Émilie Rousset. Israël Galvan en duo avec Mohamed El Khatib, deux chemins artistiques a priori éloignés créeront Israël et Mohamed (Espagne-France). Tiago Rodrigues (Portugal-France) présentera un texte qu’il a écrit et mettra en scène, La Distance.

Telles sont les grandes lignes de l’édition qui se prépare. Comme le dit avec passion le Directeur du Festival d’Avignon, soyons Ensemble pour chercher les nouvelles formes d’un monde en crise, autour de la danse, la musique et le chant, le théâtre et les écritures, les arts visuels, autour de la langue arabe poétiquement portée, haut et fort. « Mais je poursuivrais le cours du chant, même si plus rares sont mes roses » écrivait Mahmoud Darwich.

Brigitte Rémer, le 5 avril 2025

La conférence de presse s’est tenue le 4 avril à Avignon et le 5 avril à l’Institut du Monde Arabe. Le Festival d’Avignon se déroulera du 5 au 26 juillet 2025. La billetterie électronique a ouvert ce matin, 5 avril à 11h sur www. festival-avignon.com et fnacspectacles.com –

À partir du 21 juin : par téléphone, de 10h à 19h (33(0) 4 90 14 14 14) – au guichet, du mardi au samedi, de 10h à 14h et de 16h à 19h, 20 rue du Portail Boquier, Avignon.

La Conférence des oiseaux

D’après La Conférence des oiseaux/Manteq al-tayr, de Farîd al-Dîn Attâr – mise en scène Petr Forman – scénario Ivan Arsenjev, Petr Forman, Jean Claude Carrière – compagnie Frères Forman, une programmation du théâtre Les Gémeaux de Sceaux hors les murs, en partenariat avec L’Azimut/Pôle national Cirque, dans le cadre du Festival Marto.

© Irena Vodáková

Ils volent avant même que le spectateur n’ait pris place dans l’immense chapiteau et montrent le chemin. Un narrateur engage l’histoire. Un vendeur d’oiseau passe avec sa cage. On entre dans l’univers mystique du XIIème siècle époque importante du soufisme, avec le poète persan Farîd al-Dîn Attâr qui a vécu de 1142 à 1220 et signé La Conférence des oiseaux.

Le livre est publié dans une adaptation d’Henri Gougaud avec de magnifiques illustrations émanant entre autres de la BNF et du musée national des arts asiatiques Guimet, « pour que l’hirondelle prenne son envol de plus en plus haut. » Avec la huppe et une trentaine de ses compagnons nous partons à la recherche de Simorgh, l’oiseau roi de la perfection, porteur de paix. Le spectacle est basé sur la ré-écriture d’Ivan Arsenjev et Petr Forman, avec le conseil littéraire de Nora Sequardtová pour Farîd al-Dîn Attâr, à partir du scénario que Jean Claude Carrière avait écrit pour Peter Brook. Le metteur en scène en avait présenté sa lecture au Festival d’Avignon en 1979, dans une mise en scène basée sur l’idée du conte, dans une grande simplicité artisanale.

© Irena Vodáková

Dans le regard de Petr Forman, le chemin initiatique fait figure de cérémonie secrète, tout y est image et son, déplacement et chorégraphie. Une scénographie de type moucharabieh (signée Josef Lepša et Petr Forman) ferme un vaste espace incurvé qui pourrait rappeler la mosquée ou le marché traditionnel chez les marchands d’encens et de plantes médicinales, métier d’apothicaire qu’avait exercé Attar. Déplacés, ces panneaux mobiles agrandissent l’espace. Au plafond des toiles s’entrecroisent comme sous une tente bédouine, formant une sculpture vivante qui peu après le début du spectacle se retire avec élégance, découvrant dans un vaste espace, un écran incurvé à 180 degrés. Au sol, des tapis d’Orient renforcent une ambiance intime et feutrée, dans ce chapiteau surdimensionné. Tout autour et dissimulé derrière l’écran de fil une plateforme permet les entrées et sorties des acteurs et autres envolées d’oiseaux. Les projections de forêt tropicale et jeux de lumières cernent le parcours, de même qu’une bande-son qui transmet des musiques hétérogènes, des bruits de la nature en continu, battements d’ailes, cris, bruissements et pépiements (musique Simon Thierrée). Un paon fait la roue, plein d’orgueil, les oiseaux se chicanent. « Vous ne savez pas faire autre chose que vous battre ? » interpelle le chef de la bande, « Eh ! Toi ! Moineau ! – Eh ! Toi ! La chouette ! Le Rossignol ! »

© Irena Vodáková

« Ce fut au royaume de Chine, un soir vers l’heure de minuit. Il envahit soudain le ciel. Nul ne l’avait encore vu. De son corps tomba une plume. » Les plumes de Simorgh, une à une, montrent le chemin aux oiseaux partis à sa recherche pour trouver la paix. Ils prennent leur envol en collectif et dans la synchronisation, leur murmuration est une splendide démonstration chorégraphiée. Les acteurs sont masqués, gantés, vêtus de collants et justaucorps aux mille couleurs fermés d’une ceinture noire, la queue en éventail (costumes et masques : Josef Lepša, Lenka Polášková, Michaela Mayrová, Vjačeslav Zubhov). Leur vol s’inscrit au-dessus de la forêt dans ce jeu du dedans-dehors renforcé par des miroirs qui donnent l’illusion dans la démultiplication. Simorgh lui-même a créé un miroir dans lequel il se reflète et irradie. Les acteurs-danseurs-circassiens glissent dans l’air en un mouvement d’ensemble digne de la plus belle passée d’oiseaux prêts à la migration.

© Irena Vodáková

Le récit se poursuit, les plis de rochers charbonnés s’incrustent sur écran. Une cascade de lasers leur coupe la route. On vole avec eux vers Simorgh. La fatigue aidant leur inquiétude grandit. La nuit tombe et le noir s’abat laissant place au doute. « Nous cherchons le soleil. Nous avons perdu nos plumes. » La huppe se lamente : « Je suis seule… N’y a-t-il personne qui cherche la Voie ? » La nature se déchaine : orage, pluie, tonnerre. Les oiseaux survolent les montagnes sacrées, les volcans et traversent le désert blanc. Une toile au sol a la couleur du sable fin jusqu’à ce qu’une tempête le fasse voler.

Tout à coup un masque monumental aux yeux de lumière les effraie et nous regarde fixement. En hauteur, sur des plans inclinés, les oiseaux patinent comme s’ils n’atteindraient jamais le sommet. « Ce que vous cherchez ? La vérité elle-même et non son parfum… Repartez d’où vous venez ! » Une voix grave (celle de Denis Lavant) accompagne les images, puissantes, qui nous font traverser les sept vallées que les oiseaux doivent franchir : la vallée de la quête où l’on doit jeter tout ce qu’on a de trop et qui oblige au dénuement ; la vallée de l’amour où les amants jouent leur vie sur ce chemin brûlant ; celle de la connaissance où de nombreuses portes mènent au labyrinthe ; la vallée du détachement où ce labyrinthe n’est plus qu’un vague souvenir ; dans la vallée de l’unité on est seul dans un monde souterrain où le corps et l’espace ne font qu’un ; dans la vallée de l’effroi se perdent les références et la notion du temps, il y fait noir ; dans la vallée de la dissolution on frôle le vide absolu et le rien tout en ressentant une sensation proche de l’éveil. Les oiseaux finirent par rencontrer Simorgh, pour comprendre qu’en fait ils le portaient en eux. « L’ombre se confondit avec le soleil et ce fut tout. »

Le spectacle se ferme quand les acteurs déposent leurs plumes et apparats, apparaissant en collant noir. Une dernière histoire prend le dessus, la parabole des papillons qui se rassemblent pour ne faire qu’un avec la flamme. « Si tu ne contemples que toi, comment peux-tu voir ton ami ? Au travail, amis ! La paix soit à jamais sur vous ! »

© Irena Vodáková

Depuis vingt-cinq ans Matěj et Petr Forman, fils du grand réalisateur Miloš Forman travaillent en Tchéquie et sillonnent les routes sous la signature de la compagnie Frères Forman. Ils ont été formés à l’art de la marionnette et utilisent tous les styles et objets du théâtre forain, cabanes de bois et petits chapiteaux à la clé. L’animation visuelle est ici au cœur du sujet et prend une grande place notamment dans la seconde partie du spectacle avec le franchissement des vallées. Les acteurs, venant de Tchéquie, Slovaquie, France, Italie et États-Unis, apportent de la magie au conte initiatique dans leurs vibrantes gestuelles, individuelles et collectives.

Les Frères Forman avaient présenté en 2007 Obludarium, un spectacle sur les monstres de cirque joué sous chapiteau et en 2017, dans une cabane en bois, Deadtown, un cabaret western, entre le théâtre et le cinéma muet. Leur passage en France se fait rare, leur langage théâtral est atypique. D’une beauté singulière, La Conférence des oiseaux a quelque chose d’hypnotique. « Comment parler de ces mystères ? Il me faudrait, pour les connaître, avoir franchi le seuil des morts. Je suis vivant, j’ignore donc… »

Brigitte Rémer, le 31 mars 2025

Avec : Ivan Arsenjev, Maureen Bator, François Brice, Petr Forman, Rob Hayden, Milan Herich, Petr Horký, Miroslav Kochánek, Tereza Krejčová, Philippe Leforestier, David Pražák, Daniel Raček, Manuel Ronda, Zuzana Sýkorová, Veronika Švábová, Petr Vinecký, Marek Zelinka. Création plastique Josef Lepša – scénographie Josef Lepša et Petr Forman – musique Simon Thierrée – costumes et masques : Josef Lepša, Lenka Polášková, Michaela Mayrová, Vjačeslav Zubhov – conseiller littéraire sur Attar : Nora Sequardtová – voix : François Brice, Laya Khanjani, Denis Lavant – remerciements : Antoine de la Morinerie – production Forman Brothers Theatre, coproduction Théâtre-Sénart, Scène nationale, Les Gémeaux/Scène nationale de Sceaux, L’Azimut-Antony/Châtenay-Malabry, Pôle national cirque en Île-de-France – avec l’équipe technique des Gémeaux.

Espace Cirque d’Antony/Azimut1 rue Georges Suant, Antony,, tél. : 01 41 87 20 84  s/c Les Gémeaux, Scène Nationale – tél. : 01 46 61 36 67 – site : www.lesgemeaux.com

Pelléas et Mélisande

© Benoîte Fanton – Opéra national de Paris (1)

Drame lyrique de Claude Debussy sur un poème de Maurice Maeterlinck – direction musicale Antonello Manacorda – mise en scène Wajdi Mouawad – orchestre et chœurs de l’Opéra national de Paris, chef des chœurs Alessandro Di Stefano – à l’Opéra Bastille.

Claude Debussy a passé dix ans de sa vie à rechercher le monde sonore et poétique adapté à la pièce de Maeterlinck dont la première représentation eut lieu en 1893. Ce drame lyrique en cinq actes et douze tableaux signé du compositeur en 1902 ouvre sur une écriture musicale singulière et personnelle en rupture avec la forme classique, sa modernité marque l’époque.  Robert Wilson en a présenté une vision qui a fait date, au Festival de Salzbourg en 1997. Peter Sellars a mis en scène en 2005 Tristan et Isolde de Richard Wagner, très proche dans l’inspiration poétique et qui avait été créée en 1865. Bill Viola artiste vidéaste en réalisait la scénographie visuelle.

© Benoîte Fanton – Opéra national de Paris (2)

L’image se prête au lyrisme et à l’obscurité de l’œuvre, à la visualisation de la nature – eau, forêt, mer, grotte – symbole des sentiments intérieurs et de la métaphysique des personnages. Wajdi Mouawad qui aujourd’hui signe la mise en scène de Pelléas et Mélisande avec dans le rôle-titre la soprano Sabine Devieilhe et le baryton Huw Montague Rendall, sous la direction musicale d’Antonello Manacorda, crée cet environnement écologique et romantique, assisté de Stéphanie Jasmin créatrice d’images. La scénographie d’Emmanuel Clolus joue des déclivités du terrain, avec des lieux d’eau et de nature à l’avant-scène ainsi que des trappes d’où apparaissent certains personnages, et sur les hauteurs le palais du vieil Arkel. Un rideau fait de fils ou de fines cordes pouvant faire référence à la chevelure de Mélisande dans laquelle s’enroule Pelléas plus tard dans l’histoire, sert de structure-écran aux images.

L’histoire débute dans une forêt touffue et mystérieuse. Un sanglier percé d’une flèche dans le dos disparaît de l’horizon du chasseur. Golaud, interprété par le baryton-basse Gordon Bintner, cherche sa prise. Soudain l’homme fait face à une jeune femme perdue au fond de cette épaisse forêt. Craintive, transie de froid et de peur, elle dit avoir laissé tomber sa couronne au fond de l’eau. Une nappe d’eau permet le reflet et intensifie le mystère. D’emblée elle semble surgir d’un autre monde, on ne saura rien d’elle. Golaud tente de la séduire vantant son rang de prince en tant que petit-fils du vieux roi Arkel d’Allemonde : « Vous êtes belle… Quel mal vous a-t-on fait ? » demande-t-il. Il lui glisse son manteau sur les épaules et la convainc de le suivre pour se mettre à l’abri. Elle est blonde comme les blés, son nom est Mélisande, il la porte sur l’épaule comme un gibier, tous deux disparaissent. Un homme traverse la scène du côté cour au côté jardin un couteau à la main, il semble menaçant, prémonition ou cauchemar ? Des carcasses d’animaux morts s’entassent sur scène autour du cheval accidenté de Golaud, tombé des cintres, images de désolation.

© Benoîte Fanton – Opéra national de Paris (3)

On apprend plus tard que Golaud, veuf, a épousé Mélisande hors du château paternel et qu’il souhaite retourner près d’Arkel, son père, (Jean Teitgen). Il demande l’aide de Pelléas son demi-frère pour lui faire part de sa nouvelle situation. L’atmosphère est orageuse, Pelléas se trouve avec Geneviève, sa mère et celle de Golaud, (Sophie Koch). Quand Pelléas croise le regard de Mélisande ils se reconnaissent immédiatement, comme unis dans l’invisible. « Par ce regard et sans le savoir, ils se condamnent à la mort » dit le metteur en scène.

Pelléas conduit Mélisande dans le jardin du château jusqu’à la fontaine où l’eau si claire guérit les aveugles. Ils s’amusent comme des enfants, elle, joue avec son anneau qui tombe dans l’eau. Le soir, Mélisande soigne Golaud son époux après sa chute de cheval, il remarque immédiatement le doigt de Mélisande sans alliance. Furieux, il lui ordonne de la retrouver et de se faire assister de Pelléas. Tous deux se rendent dans la grotte mais quand le clair de lune laisse apparaître quelques mendiants endormis, ils s’en retournent, effrayés.

© Benoîte Fanton – Opéra national de Paris (4)

Mélisande chante à la fenêtre de sa chambre, sa chevelure tombe jusqu’à terre et enveloppe Pelléas. Golaud approche et entraîne Pelléas dans les souterrains du château le sommant d’éviter Mélisande. Une scène terrible suit, montrant la jalousie de Golaud qui cherche à obtenir du petit Yniold, son fils d’un premier mariage, des informations sur Pelléas et Mélisande. L’enfant obéit avec une grande naïveté « oui, Petit Père » répond-il. Golaud le rudoie et le hisse sur ses épaules pour voir si Pelléas est présent dans la chambre. « Mon oncle est avec Petite Mère » confirme-t-il avec sa fraîcheur enfantine rendant Golaud encore plus agressif. Le vieil Arkel essaie de dérider Mélisande et tente de ramener son fils à la raison.

Chassé du château par son demi-frère, Pelléas fait ses adieux à Mélisande lors d’une dernière rencontre le soir, près de la fontaine du parc où ils confirment leur amour mutuel. « Je vais fuir en criant de joie et de douleur comme un aveugle qui fuirait l’incendie de sa maison… » lui dit-il. Surgit Golaud plein de rage qui tue Pelléas et blesse Mélisande tentant de s’enfuir. Le petit Yniold en est témoin. Arkel et un médecin veillent sur Mélisande alitée et qui se retire de la vie tandis que Golaud tente toujours d’en apprendre davantage sur les liens de son épouse avec Pelléas. Mélisande meurt sans livrer son secret. « Ses yeux sont pleins de larmes. Maintenant c’est son âme qui pleure… » dit Arkel.

Comme un conte de fée à l’envers l’univers de Maeterlinck est sombre, ici réinterprété à la scène par Wajdi Mouawad et musicalement par la brillante direction d’Antonello Manacorda qui a travaillé dans de nombreux opéras du monde dont à Paris pour La Flûte enchantée en 2022 et Don Giovanni en 2023, et par le travail du chef de chœur, Alessandro Di Stefano. Ils livrent un Pelléas et Mélisande assez hypnotique où les voix interpénètrent l’univers scénique : le baryton-basse Gordon Bintner dans le rôle de Golaud fait régner la loi du plus fort et le désir de possession, avec talent, Sophie Koch est la mère, sa tessiture mezzo-soprano appelle l’austérité et la résignation de même que la basse Jean Teitgen interprétant le roi Arkel avec style. La soprano Sabine Devieilhe et le baryton Huw Montague Rendall, héros éponymes de l’œuvre appartiennent au monde des songes et transmettent dans leur chant l’innocence et la fragilité de leurs destins.

© Benoîte Fanton / Opéra national de Paris (5)

Auteur et metteur en scène Wajdi Mouawad avait monté Œdipe, l’unique opéra du compositeur roumain Georges Enesco à l’Opéra de Paris en 2021. Il s’est longuement penché, dans ses mises en scène, sur le théâtre grec, son écriture en est imprégnée. Né au Liban où il a vécu jusqu’à l’âge de dix ans, il connaît la tragédie. À travers Pelléas et Mélisande il démonte avec finesse les mécanismes du mensonge et du désenchantement et montre sans ostentation la violence du pouvoir et la volonté de possession. Son style oscille entre symbolisme et réalisme, lumière et ombre, férocité et poésie-harmonie. « Viens dans la lumière. Nous ne pouvons pas voir combien nous sommes heureux. Viens, viens ; il nous reste si peu de temps…» dit Pelléas à Mélisande.

Brigitte Rémer, le 25 mars 2025

Avec : Pelléas, Huw Montague Rendall – Golaud, Gordon Bintner – Arkel, Jean Teitgen – Yniold, Vadim Majou de la Débuterie, soliste de la Maîtrise de Radio France – un médecin, un berger, Amin Ahangaran, artiste de la troupe lyrique de l’Opéra national de Paris – Mélisande, Sabine Devieilhe – Geneviève, Sophie Koch.   Décors, Emmanuel Clolus – costumes, Emmanuelle Thomas – maquillage et coiffures, Cécile Kretschmar – lumières, Éric Champoux – vidéo, Stéphanie Jasmin – dramaturgie, Charlotte Farcet – En langue française, surtitrage en français et en anglais – Opéra national de Paris, en coproduction avec Abou Dhabi Festival, et avec le soutien du Cercle Berlioz/ les mécènes de l’Art Lyrique.

Visuels 1 et 4 :  Pelléas (Huw Montague Rendall) et Mélisande (Sabine Devieilhe) – visuels 2 et 5 : Golaud (Gordon Bintner) et Mélisande (Sabine Devieilhe) – visuel 3 : Geneviève (Sophie Koch) et Arkel (Jean Teitgen). Copyright Benoîte Fanton / Opéra national de Paris.

Pelléas et Mélisande a été présenté du 28 février au 27 mars 2025 pour 9 représentations, les vendredi 28 février, Mardi 4 mars à 19h30, dimanche 9 mars à 14h30, mercredi 12 mars, samedi 15 mars, mardi 18 mars, jeudi 20 mars, mardi 25 mars, jeudi 27 mars, à 19h30, à l’Opéra Bastille, 75012. Paris. Vu le 12 mars 2025.

Peer Gynt

Texte Henrik Ibsen, musique Edvard Grieg – texte français et mise en scène Olivier Py – avec l’Orchestre de Chambre de Paris, sous la direction de Anu Tali – au Théâtre du Châtelet.

© Vahid Amanpour

L’orchestre en fond de scène, ample et majestueux, est déjà une fête. Même si avec Peer Gynt, le vaurien, la fête peut tourner court. Le spectacle débute par un pugilat au village qui donne le ton. Les mauvais garçons s’y empoignent et défendent leurs territoires.

La scénographie est faite de maisons de bois comme dans les campagnes norvégiennes, avec un escalier vertigineux permettant les entrées et sorties. Elles apparaissent et disparaissent au fil de l’histoire au profit de la place du village, de l’espace de la noce, du territoire des trolls, du réduit des fous. L’une, côté jardin, porte une enseigne, Peer Gynt, où l’ange déchu (Bertrand de Roffignac) vit avec sa mère, Aase (Céline Chéenne), prise entre deux feux, l’admiration et la tendresse en même temps que le déni, la honte et le rejet. « Tu mens comme le diable » lui dit-elle face à ses récits rocambolesques qui l’exemptent de toute réalité « tu n’es pas de ce monde, tu couds toujours la vie avec le fil du rêve… »

© Vahid Amanpour

Les dialogues entre mère et fils sont diablement poétiques même si Aase ne le ménage pas, le traitant aussi de minable, de bon à rien et de raté.   Les corbeaux qui croassent autour de la maison sont autant de messagers reliant le monde des vivants à celui des ténèbres. Côté cour l’espace préservé de Solweig (Raquel Camarinha), la lumineuse, l’inatteignable. Elle demande à Aase de lui parler de Peer « dites-moi tout de lui » et contemple le désastre de sa vie : « tu parles comme si Dieu était mort » lui dit-elle. En retour Peer supplie sa mère : « dis-lui de ne pas m’oublier. »

Dramaturge norvégien Ibsen (1828-1906), expatrié pendant de longues années écrit Peer Gynt en Italie et publie la pièce en 1867. Drame philosophique et poétique, elle est représentée pour la première fois à Oslo en 1876, au Christiania Theater, accompagné de la musique qu’il a commandée à Grieg, devenue inséparable de l’oeuvre. L’accueil est triomphal alors qu’Ibsen est éloigné des cercles artistiques. Peer Gynt, cet antihéros que rien n’arrête, ni les velléités ni les parjures, défie le monde et traverse toutes sortes d’expériences où il finit toujours par se brûler les ailes.

© Vahid Amanpour

Au fil des cinq actes et trois heures quarante de représentation, dans l’ivresse et la démesure de la pièce, on traverse avec le personnage la noce au village où il porte sa mère sur les épaules et l’enlèvement de la mariée, Ingrid (Lucie Peyramaure), sa muflerie envers elle, la rencontre avec la fille du roi des trolls (Clémentine Bourgoin) qui l’emmène chez son père, dans les montagnes de Dovre, un roi en majesté perché sur une tour-mirador à roulettes (Damien Bigourdan) et entouré de ses sujets, veau, vache, cochon, couvée. Leur devise « ne pense qu’à toi » le séduit et le voilà prêt à vendre son âme au diable et à boire le nectar qui le transformera en animal, avant de se raviser et de s’enfuir par la salle, enjambant les spectateurs. Il rencontre Le Courbe (Pierre-Antoine Brunet) une sorte d’ombre qui lui apprend que la vie n’est qu’une suite de détours, puis rentre à la maison – qui entre temps a été saisie et vendue – où il trouve sa mère à l’aube de la mort et qui l’attendait, dans une pauvreté absolue. « Oublions le malheur, parlons de tout et de rien » lui dit-elle. Les images de l’enfance surgissent, « le lit de quand j’étais petit, c’était notre traineau ! » reconnait-il avec émotion. Le lit devient barque solaire, « maman, je vois Dieu » dit-il, et Peer transforme la mort de Aase en un voyage merveilleux.

© Vahid Amanpour

La seconde partie, après l’entracte, montre Peer Gynt parcourir, le monde à l’affût de bonnes affaires. Il est flambant, chapeau blanc, dollars, dents en or, qui brillent. En Afrique du Nord il se lance dans des trafics et saisi de mégalomanie se prend pour l’empereur du monde croyant encore que tout s’achète. Il grimpe dans un palmier pour échapper au pire, se cache pour observer, s’habille local, on est dans un état de non-retour. Pourtant tout s’écroule car il y a plus malin que lui. Trahi, dévalisé, ruiné, le vagabond devient prophète au milieu d’un harem où Olivier Py déploie l’orientalisme avec délectation, danses et narguilés, sphinx, désert et momie se mêlent, avant que Peer ne sombre dans sa logorrhée et la folie. Le temps n’existe plus, le médecin chef tout aussi fou que les fous, lui passe la camisole de force. Peer monte son Golgotha, une croix arrachée au mur dans les mains, où il rejoint un danseur sur le toit, un capitaine sur une passerelle. Comme un bateau ivre il prophétise sur la mer. Un canot est jeté à la dérive, sur les spectateurs.

De retour en Norvège la mort rôde et lance des étoiles. Peer a des visions et entend à nouveau tel un paradis perdu ce chant de Solweig qui l’avait tant ému. « J’entends de la musique, c’est une femme qui chante » dit-il. Elle, sur le toit le chante à nouveau. Peer voit défiler son propre enterrement, mené par un prêtre qui dit l’oraison funèbre entouré de sa cohorte de pèlerins habillés de noir. « Il aura été lui-même, jusqu’au bout » prêche-il sur fond de coups de tonnerre vrombissant. « Qui il était ? Un mauvais poète. » Peer délire, son fils troll, certificat de ses péchés, apparaît. Un chœur d’hommes, côté cour, de femmes côté jardin accompagnent son voyage, cette fois le dernier. Et il comprend que la philosophie des hommes, Sois toi-même, lui était restée étrangère, que sa vie était à l’opposé. Solweig descend, robe noire, sobre, hiératique comme tout au long de la pièce. Elle fait face à Peer qu’elle attendait dans son amour infini. Il s’endort sur ses genoux, bercé par son chant. « Ton voyage est fini, Peer, tu as enfin compris le sens de la vie, c’est ici, chez toi et non pas dans la vaine poursuite de tes rêves fous à travers le monde, que réside le vrai bonheur. »

© Vahid Amanpour

Peer Gynt est une épopée en même temps qu’un récit initiatique. C’est une histoire fantastique tissée à partir de l’imaginaire des traditions populaires, contes, danses et musiques de Norvège, le pays des trolls en est un exemple dans l’imagerie populaire. Au-delà d’un texte plein de grâce et d’effronterie, Olivier Py fait apparaitre et disparaitre dans la mise en scène des mondes, tel un magicien et conduit l’ensemble, dans le mélange des genres, de main de maître. La scénographie fait sortir les personnages de trappes, émerger des plateformes comme celle de la noce d’Ingrid dans la première partie où l’on suit les convives quelque peu éméchés, plateforme qui réapparaît à la fin quand Peer se trouve fou parmi les fous (décors et costumes de Pierre-André Weitz, lumières de Bertrand Killy). Bertrand de Roffignac donne une énergie extravagante à ce héros perdu.

© Thomas Amouroux

 L’Orchestre de Chambre de Paris, composé d’une soixantaine d’instrumentistes, est installé en fond de scène.  À certains moments le plateau s’obscurcit et derrière un tulle recouvert d’arbres se déploie la musique dirigée par Anu Tali. La cheffe estonienne se produit avec des orchestres du monde entier et fut directrice musicale du Sarasota Orchestra de Floride. Aujourd’hui avec l’Orchestre de Paris et la sublime partition d’Edvard Grieg, elle résonne dans le Théâtre du Châtelet avec intensité. Cantatrices et chanteurs qui sont aussi acteurs, offrent avec générosité des tessitures et un travail vocal et musical de haut niveau où musique et texte s’inscrivent en écho pour faire chanter la vie dans toute son âpreté et son humanité.

Brigitte Rémer, le 18 mars 2025

Avec : Peer, Bertrand de Roffignac – Aase, Céline Chéenne – Solveig, Raquel Camarinha – Damien Bigourdan – Clémentine Bourgoin – Pierre-Antoine Brunet – Emilien Diard-Detoeuf – Marc Labonnette – Justine Lebas – Pierre Lebon – Lucie Peyramaure – Olivier Py – Sévag  Tachdjian – Hugo Théry. Décors et costumes Pierre-André Weitz – lumières Bertrand Killy – assistant à la mise en scène Ivo Bauchiero. Orchestre de Chambre de Paris, sous la direction de Anu Tali (Edvard Grieg Peer Gynt, musique pour le poème dramatique d’Henrik Ibsen op. 23, Francfort-sur-le-Main, Leipzig, Londres, New-York, C.F. Peters, 1908. Nouvelle production du Théâtre du Châtelet, en français surtitré (parties chantées : en français et en anglais / parties parlées : en anglais). Peer Gynt dans l’adaptation d’Olivier Py est publié aux éditions Actes-Sud.

Du 7 au 16 mars 2025, au Théâtre du Châtelet, Place du Châtelet. 75001. Paris – Tél. : 01 40 28 28 28 – site : www.chatelet.com

Rapport pour une académie

D’après Franz Kafka traduction et dramaturgie Daniel Loayza mise en scène et lumière Georges Lavaudant – interprétation Manuel Le Lièvreà la MC 93 de Bobigny, Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis.

© Marie Clauzade

Une porte monumentale qui par sa taille pourrait évoquer la Porte de l’Enfer de Rodin, barre le plateau. Elle s’entrebâille lentement au son d’une cloche et de bruits de pas. L’homme qui entre a du mal à en atteindre la poignée pour la refermer (Manuel Le Lièvre). Il s’avance sur une allée de tapis rouge, portant queue de pie et nœud papillon clair, une broche blanche en forme de rameau piquée à la boutonnière. Il est attendu comme une star et commence son soliloque.

« Vous m’avez fait l’honneur de me demander de fournir à votre Académie un rapport sur mon passé de singe… Cinq années me séparent de ma vie de singe, mes souvenirs se sont peu à peu effacés. » On l’appelle Peter le Rouge, un surnom qui ne lui convient guère dit-il, et qu’il reçoit d’un journaliste après deux balles tirées par des chasseurs dont l’une à la hanche qui lui laisse des séquelles, le faisant boiter légèrement. La poignée de main est le premier apprentissage de sa vie d’homme.

Il raconte l’épreuve de la cage dans laquelle on l’avait placé dans l’entrepôt d’un bateau à vapeur et qui lui sciait la peau du dos, de ce sentiment qu’il n’y avait aucune issue possible. « Jusque-là j’avais trouvé tant de manière de me sortir de tout, et voilà que l’on m’en privait. » L’homme essuie son émotion à l’aide d’un mouchoir. Mourir ou être dressé, telle est pour lui la question. Pour échapper à son sort il formule l’idée qu’il lui faut cesser d’être un singe et devise sur la liberté, même si elle ne s’inscrit pas a priori dans ses objectifs, c’est une issue qu’il cherche. Et il se remémore les espaces de liberté observés chez les acrobates dans les music-halls où il attendait d’entrer en scène.

 « Aujourd’hui je me rends compte que sans le plus grand calme intérieur, jamais je n’aurai réussi à m’échapper » et il raconte que ce calme observé chez les marins de l’équipage qui l’entoure lui a permis la réflexion, et de travailler à leur ressembler. Dans le mimétisme il acquiert geste après geste, comment cracher, fumer, boire, communiquer avec eux et l’apprend en théorie et en pratique. « Aucun professeur humain n’aura jamais trouvé sur terre un étudiant en humanité de mon espèce » reconnait-il, fier et modeste. Et pas à pas, le singe prend visage d’homme et trouve le langage, non pour imiter l’homme mais pour chercher son issue. « Salut ! » fut son premier mot.

Arrivé à Hambourg il fut remis à son premier dresseur, jardin zoologique ou music-hall étaient à son générique. Il pria pour que la seconde hypothèse s’offre à lui. « Ah, messieurs, si vous saviez les choses que j’ai alors apprises et comme il est possible d’apprendre quand on cherche une issue ! On apprend à tout prix ! » Et il raconte sa manière de consommer formateur après formateur, boulimique qu’il était dans les apprentissages. « Grâce à un apprentissage sans commune mesure, j’ai pu acquérir le niveau de culture d’un Européen moyen. » Il quitte la cage et plonge dans ce monde nouveau qu’il contemple par la fenêtre. Un imprésario, des représentations le soir, un grand succès, des soirées mondaines, conférences scientifiques, banquet sont sa vie et il rejette tout ce qui lui rappelle la moindre soumission.

Parvenu à obtenir ce qu’il voulait, il dit ne rien attendre du jugement des hommes. « Je ne cherche qu’à transmettre mon savoir en contant mon histoire. Comme je l’ai fait pour vous, Éminents membres de l’Académie, je n’ai fait que la rapporter. » La porte monumentale derrière laquelle l’homme faisait son Rapport, s’ouvre (scénographie et costume Jean-Pierre Vergier, lumière Georges Lavaudant et Cristobal Castillo-Mora) Dehors, il neige. La dernière image du spectacle est d’une grande puissance, on est dans le cimetière juif de Prague où parmi les pierres tombales de guingois, se trouve celle de Kafka. L’homme s’assied dans la neige, méditatif, et se couvre la tête d’un chapeau melon, celui de l’auteur. Il est Kafka.

Dans La Métamorphose déjà, Kafka frayait avec le monde animal. Dans Rapport pour une académie le ton quoique résolument sérieux, développe en sous-teinte une certaine ironie caustique tant à l’égard du parcours de l’homme ex-singe qu’à celle de l’humanité. Pas de grand cabotinage chez Manuel Le Lièvre qui porte magnifiquement et avec singularité le texte dans toutes ses subtilités. On guette son moindre geste et ses émotions, ses observations, l’expression de sa solitude dans son parcours qui reprend les thèmes de l’altérité et de l’assimilation, de l’aliénation et de la domination. Peu de salut pour qui est différent. Un texte qui évoquerait aussi la vie de l’auteur emprisonné dans une vie de famille et engagé pendant cinq ans dans une promesse de mariage avec Felice Bauer, avant de rompre.

Ce court texte lumineux et énigmatique est daté de 1917. Perfectionniste à outrance, Kafka qui accepte peu d’être publié et voulait détruire son œuvre à la fin de sa vie, accepte qu’elle le soit dans la revue littéraire juive Der Jude, dans une Europe désespérée et désespérante où la notion de liberté est mise à rude épreuve. Georges Lavaudant dans sa mise en scène crée le trouble, avec l’image d’un personnage sur lequel on lit à peine un reste simien (création maquillage, coiffure, perruques Sylvie Cailler, Jocelyne Milazzo, Nathalie Damville), et l’utilisation d’un langage rudimentaire et raffiné d’où émerge une certaine fierté. Rapport pour une académie a valeur d’allégorie et tend un miroir à une humanité incertaine. Derrière la porte, ce peut être l’enfer.

Brigitte Rémer, le 15 mars 2021

Scénographie et costume Jean-Pierre Vergier – lumière Georges Lavaudant et Cristobal Castillo-Mora – son Jean-Louis Imbert – création maquillage, coiffure, perruques Sylvie Cailler, Jocelyne Milazzo, Nathalie Damville – production LG théâtre – coproduction Les Nuits de Fourvière, Printemps des Comédiens – La compagnie LG théâtre est conventionnée par le ministère de la Culture.

Du samedi 8 au dimanche 16 mars 2025, du mardi au vendredi à 20h, le samedi 8 mars à 19h30, le samedi 15 mars à 17h, le dimanche 9 mars à 16h30, le dimanche 16 mars à 16h – à la MC 93 Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis, Bobigny – site : www.MC93.com – tél. : 01 41 60 72 72 – En tournée : Théâtre Edwige Feuillère, Vesoul, le 27 mars 2025 MC93 – Théâtre Anthéa, Antibes, du 1er au 3 avril 2025.

Vent fort

D’après le poème scénique de Jon Fosse, traduction Marianne-Ségol-Samoy – mise en scène Gabriel Dufay, compagnie Incandescence – à la Maison des Arts de Créteil.

© Vladimir Vatsev

L’univers de Jon Fosse, écrivain norvégien, Prix Nobel de Littérature en 2023, reste énigmatique, ses pièces sont denses, linéaires et minimalistes. L’épreuve du temps qui passe est un de ses grands thèmes. Il décline le langage dans toutes ses variations, répétitions et réminiscences.

L’un de ses derniers textes, Vent fort, écrit en 2021 après son roman-fleuve Septologie, met en scène un Homme de retour chez lui après une longue absence et qui fait face à l’instant présent et à une autre réalité quand il comprend que sa place est prise. La Femme a changé d’espace et vit avec un autre, elle lui demande de partir. Cet huis clos autour du couple, sur l’amour et la séparation, apporte ses fantômes et nous parle. L’homme perd pied (Thomas Landbo), il est à la fenêtre, attiré par le vide et le tourbillon incessant du vent, « jeté dans l’explosion de ma vie » dit-il.

Le temps et l’espace se troublent comme se mêlent dans une certaine confusion le passé et le présent en mouvements de balancier, l’absence d’avenir. Il parle dans le vide, cherche sa respiration, la femme est loin déjà (Léonore Zurflüh), son amant (Yuriy Zavalnyouk) fait face à l’homme. Poèmes, chants et musique adoucissent un peu l’atmosphère à travers la figure de l’ange (Alessandra Domenici).

© Vladimir Vatsev

On est dans un espace vide, au quatorzième étage, un appartement qui figure le temps. La scène est comme l’espace mental de l’Homme. Face à nous, la fenêtre et quelques accessoires (scénographie Margaux Nessi, lumières Sébian Falk-Lemarchand). L’ensemble est sombre et le geste prend place, évoquant ce qui ne peut se formuler (conseil chorégraphique Kaori Ito). Au loin la ville se projette, présente et discrète (vidéo Vladimir Vatsev). C’est comme le soliloque d’un homme face à lui-même, obsessionnel dans ses flux et ses reflux. La femme répond à peine. « Tu ne dis rien… » lui reproche-t-il. Climat d’angoisse et d’étrangeté, difficulté d’aimer, trahisons et mensonges, inquiétudes, obsessions, bilan d’une vie, radiographie d’un couple dans son incommunicabilité.

Chez Jon Fosse les pensées les plus profondes se disent avec un vocabulaire simple et les silences sont un langage. Une pensée se construit autour de la fragilité et de l’humanité, de la question du sens de l’existence, du déni de réalité, de la folie et de ses limites. Dans Je suis le vent et Quelqu’un va venir, deux textes plus anciens, on passait aussi du rêve au cauchemar, des fantasmes à la tentation du suicide, du questionnement sur soi-même aux questions métaphysiques, de la mobilité à la contemplation, de l’amour à la solitude. Le vent c’est aussi le souffle et la respiration cet espace sacré, l’intérieur et l’extérieur.

© Vladimir Vatsev

Dans la mise en scène de Gabriel Dufay les éléments parlent – fenêtre, portes, vent, gestes – comme cette fenêtre qui bascule jusqu’à se décrocher et tomber dans le vide, symbole du vacillement de la raison chez cet Homme, perdu. Le metteur en scène entretient une relation de longue date avec l’auteur, dont il a publié la correspondance et créera un spectacle autour de plusieurs de ses pièces à la Comédie-Française, en septembre 2025. Il expérimente l’hybridation des genres et des disciplines, et avait présenté à la Maison des Arts de Créteil Fracassés de Kae Tempest et Colère noire de Brigitte Fontaine. Sa direction d’acteurs est précise et fine, tous dans une hyperconcentration.

Au quatorzième étage devant la fenêtre, « Ne te penche pas ! » aura-t-elle dit à plusieurs reprises. L’Homme se penche. Un cri déchire l’espace, qui dit Non ! La vie la mort se jouent en quelques secondes. La scène se recouvre de brume. La seule chose qui existe / en tout cas pour l’être humain / c’est un maintenant / qui est si bref qu’il n’existe plus / avant même qu’on l’ait pensé / oui comme une petite lumière / oui de l’éternité / Une petite étincelle d’éternité / Mais c’est quoi une étincelle / Un éclat soudain de lumière / Une vision soudaine / aussi vite disparue écrit Jon Fosse.

Brigitte Rémer, le 10 mars 2025

Avec Alessandra Domenici, Thomas Landbo, Yuriy Zavalnyouk, Léonore Zurflüh – collaboration artistique Alessandra Domenici – scénographie Margaux Nessi – conseil chorégraphique Kaori Ito – vidéo Vladimir Vatsev – lumières Sébian Falk-Lemarchand – costumes Aude Desigaux – son Bernard Vallery – régie son/vidéo Anaïs Georgel – construction décor Jean-Luc Malavasi – assistant à la mise en scène Arnaud Bocquet – administration Clio Baran et Jérôme Bocquet. Vent fort est publié par L’Arche, éditeur et agence théâtrale, dans la traduction de Marianne Ségol-Samoy – voir aussi la correspondance entre Jon Fosse et Gabriel Dufay publiée par l’Arche, Écrire, c’est écouter.

Vu le 5 mars 2025 à la Maison des Arts de Créteil, Place Salvador Allende 94000 Créteil – tél. 01 45 13 19 19 www.maccreteil.com – En tournée : le 18 mars 2025 au Théâtre des 2 Rives, Charenton-le-Pont – du 20 au 22 mars 2025 au TJP Grande Scène, Strasbourg – le 29 avril 2025 au Théâtre de Chartres – octobre 2025 à l’Échangeur de Bagnolet.

Antoine et Cléopâtre

Texte et mise en scène Tiago Rodrigues, avec des citations d’Antoine et Cléopâtre de William Shakespeare – interprétation Sofia Dias et Vítor Roriz, compagnie Mundo Perfeito – au Théâtre de la Bastille.

© Magda Bizarro

Un grand mythe et deux noms inséparables, comme Roméo et Juliette, le politique en plus ; des images du film de Josef Mankiewicz avec Elizabeth Taylor et Richard Burton, en 1963 ; Shakespeare s’inspirant de Plutarque dans sa Vie de Marc Antoine, autant d’images de ce couple emblématique nous habitent. De nombreux compositeurs ont chanté cette reine d’Égypte, Haendel, Massenet, Berlioz, John Adams et tant d’autres, le mythe de l’Égypte ancienne reste au zénith.

Loin de tout drame historique, avec Sofia Dias et Vítor Roriz, duo d’artistes travaillant ensemble depuis une vingtaine d’années, Tiago Rodrigues nous emmène dans la réminiscence, le vis-à-vis, l’effet miroir, le double, les ombres. On est dans le mouvement perpétuel où deux êtres se cherchent, se frôlent, se réinventent à chaque moment.

© Magda Bizarro

La scène est recouverte d’une toile d’un gris très clair marbré, au sol et sur le mur de fond de scène. Côté jardin, un immense mobile rappelant Calder tourne imperturbablement, ses facettes jaune et bleu lancent leurs reflets et donnent le mouvement, tel un métronome. Côté jardin, une platine et le disque vinyle de la bande originale du film de Mankiewicz tourné en 1963 et signée Alex North que les danseurs-acteurs régissent eux-mêmes et dont la pochette nous fait face (scénographie Ângela Rocha).

« Antoine voit » lance Cléopâtre, « Cléopâtre voit » répond Antoine en écho, le travail repose sur cette frontière floue entre un homme et une femme qui se cherchent. Sur ce même principe de la répétition et du ressassement, le texte se dit, par bribes, et se déplace au fil du langage corporel et chorégraphique, comme une spirale. Elle, raconte ses visions, le meurtre, la corde teintée de sang, le nœud. Il regarde. Lui, voit son propre corps allongé, transpercé par son épée. « L’Égypte est ma prison » déclare-t-il avant que leurs bras ne s’imbriquent et que leurs mains ne se touchent. Ils entrent dans le présent et peu importe l’avenir.

Les mots sont comme un tremblement, à peine suggérés, balisant pourtant l’histoire, avec une Cléopâtre déguisée en esclave, un Antoine jouant aussi à l’esclave selon les subterfuges imaginés. « Cléopâtre plonge dans les eaux du Nil. Antoine plonge dans les eaux du Nil. Antoine respire, Cléopâtre respire… » La tension dramatique est bien là. Cléopâtre fait un cauchemar et le partage dans la lumière jaune. Elle est au Palais (création lumière Nuno Meira).

© Magda Bizarro

Dans un savant entrelacement de gestes et de mots défilent le désert et le Nil, le dégradé des sentiments, les tentatives, la présence-absence. Le bracelet en forme de serpent donne son pouvoir, tous les attributs y sont et les espaces-temps se mêlent comme se révèle leur désir. Le jeu politique en coulisses conduit à la distance ensuite et à la mort, si proche. « J’appartiens à ton passé » lance Cléopâtre, seule à Alexandrie et qui se sent délaissée alors que lui est à Rome et épouse Octavie, fille de Jules César avec qui elle  avait eu une relation passionnelle et un fils, rapprochant son pays et le monde romain. C’est après, que Cléopâtre avait débuté sa relation avec Marc Antoine. Puis les rôles se mélangent, davantage encore, avec l’intervention du messager. « Antoine va bien. Il s’est marié… »

Reprise du texte comme un disque rayé, mort d’Antoine, suivie d’une liste de mots dérivés comme si la folie s’était glissée par-là : mon amour, mort d’Antoine, mot d’amour… Doucement, du sang, puissant, puissante, poison, poisson, un oiseau ! La vie, l’envie, s’en va, la vie, ça va, avance, suspend, le sergent, serre-moi, les romances, les romains… La main, la fin, le vin… C’est du sang, séduisant, c’est lui, c’est l’ennemi… C’est la nuit de sa vie qui s’enfuit…» un torrent de mots dignes des recherches de l’Oulipo sur fond de la mort de Cléopâtre, suicide vraisemblable… « Je meurs, Égypte ! »

Basés à Lisbonne, les deux acteurs-danseurs Sofia Dias et Vítor Roriz développent un langage corporel épuré, énigmatique et la dérive du mot qui caresse puis blesse. Ils expérimentent, créant en un seul mouvement, ininterrompu, la douceur et la fluidité, un monde onirique aux frontières du rêve. Il y a quelque chose de lumineux dans ce spectacle si sobre, si évident et si élégant, comme une synchronisation où l’un est le réflecteur de l’autre tout en étant son reflet et son écho.

La finesse du travail qu’ils réalisent avec Tiago Rodrigues comme chef d’orchestre est admirable. L’acteur, metteur en scène, dramaturge et producteur portugais, actuellement directeur du Festival d’Avignon, casse les codes et reconstruit le sens. Il permet la rencontre entre les arts et les pays et défie nos perceptions. C’est de la haute-voltige !

Brigitte Rémer, le 6 mars 2025

Avec : Sofia Dias et Vítor Roriz, compagnie Mundo Perfeito – scénographie Ângela Rocha – costumes Ângela Rocha et Magda Bizarro – création lumière Nuno Meira – musique extraits de la bande originale du film Cléopâtre (1963), composée par Alex North – collaboration artistique Maria João Serrão et Thomas Walgrave – traduction française Thomas Resendes – construction du mobile Decor Galamba – direction technique et régie lumière Cárin Geada – régie générale Catarina Mendes. Production déléguée Otto Productions – Nicolas Roux Production exécutive de la création originale Magda Bizarro et Rita Mendes. Une création originale de la compagnie Mundo Perfeito (2014), avec le soutien du Gouvernement Portugais et DGArtes, coproduction Centro Cultural de Belém, Centro Cultural Vila Flor et Temps d’Images – résidence artistique Teatro do Campo Alegre et Teatro Nacional de São João. Avec le soutien du Museu de Marinha
Remerciements Ana Mónica, Ângela Rocha, Carlos Mendonça, Luísa Taveira, Manuela Santos, Rui Carvalho Homem, Salvador Santos et Bomba Suicida www.ottoproductions.fr

Du 27 février au 14 mars 2025, à 20h, samedi à 18h, relâche le dimanche – Théâtre de la Bastille, 76 rue de la Roquette. 75011. Paris – site : www.theatr-bastille.com – tél. : 01 43 57 42 14 –

Et la bête blessée la regardait… Où est Rosa Luxemburg ?

D’après la correspondance de Rosa Luxemburg – idée, conception et texte Aurélie Youlia, conception et mise en scène Inka Neubert, avec Pierre Puy et Aurélie Youlia – coproduction de la Compagnie des Luthiers et du Theaterhaus G7 de Mannheim, au Théâtre de l’Épée de Bois/Cartoucherie de Vincennes, Paris.

© Theaterhaus G7, Mannheim

Ces Lettres de Rosa Luxemburg, femme de combat née en 1871 en Pologne alors sous domination russe, assassinée à Berlin en 1919, font partie du patrimoine de la famille Luxemburg. À la mort de Rosa, son frère Josef les récupère, ainsi que ses différents écrits et son herbier. C’est aujourd’hui Kazimierz Luxemburg, son neveu, qui s’inscrit dans la chaîne de transmission et permet ce travail de mémoire. À cinq ans, il assistait aux funérailles de sa tante, Rosa.

Issue d’une famille de commerçants juifs polonais, Rosa Luxemburg fait de brillantes études au lycée de Varsovie et s’engage très tôt dans des activités subversives l’obligeant à se réfugier en Suisse où elle se lie à divers militants socialistes. Elle présente une thèse en économie politique et c’est l’une des premières femmes au monde à obtenir un doctorat en la matière, la première pour la Pologne. C’est à Berlin ensuite où elle s’installe et obtient la nationalité allemande en 1898, qu’elle découvre le SPD/Parti social-démocrate et y milite un temps. Elle travaille comme journaliste pour la presse socialiste et comme traductrice – elle parle yiddish, polonais, russe, allemand et français – elle est aussi enseignante à l’école du SPD où elle donne des cours d’économie, d’histoire de l’économie et d’histoire du socialisme.

Théoricienne marxiste, militante socialiste et communiste, son énergie et son intelligence sont remarquées dès 1893 lors de sa première intervention en public au congrès de l’Internationale ouvrière, elle a vingt-deux ans. Elle acquiert très vite une certaine notoriété, renforcée par la publication d’un texte érudit, d’abord publié sous forme d’articles, Réforme sociale ou Révolution ? On l’appelle Rosa la Rouge. Après avoir adhéré au SPD elle critique ses positions et dénonce la guerre, avant de fonder avec Karl Liebknecht en 1916 la Ligue des Spartakistes, mouvement révolutionnaire et antimilitariste. Elle sera emprisonnée à plusieurs reprises.

Les deux acteurs, narrateurs de l’histoire de vie de cette militante emblématique, arrivent de la salle (Aurélie Youlia et Pierre Puy). Ils s’installent dans une sorte de bureau-atelier, type studio d’architecture où s’éparpillent livres, lettres et photos, les fragments de sa vie, sous le regard de sa machine à écrire témoin de ses pensées et de ses actions (scénographie et costumes Isabell Wibbeke, lumières Stefan Griesshaber). Ils construisent le récit de l’engagement de cette femme « romantique et radicale » en même temps, Rosa Luxemburg. Dans ce laboratoire de pensée politique, ils dépouillent patiemment et ardemment les lettres transmises par Kazimierz Luxemburg, colle sur l’écran de fond de scène quelques mots, bribes, slogans, affichettes et portraits. Des images vidéo et images d’archives complètent les documents présentés (vidéo et son Philippe Mainz).

© Theaterhaus G7, Mannheim

La première lettre lue en allemand vient de Berlin, deux jours avant sa mort, Aurélie Youlia parfaitement bilingue, la livre avec émotion. On comprend que la tête de Rosa et celle de son mouvement, sont mises à prix. Le spectacle débute par la fin de l’histoire sur les circonstances de sa disparition, dans tous les sens du terme, assassinée, en même temps que Karl Liebknech, par des officiers des corps francs, milice formée à l’instigation du ministre social-démocrate de l’Intérieur Gustav Noske, puis disparition de son corps. Elle sortait de quatre ans d’emprisonnement. Une photographie montre les assassins fêter sa mort. C’est un cercueil vide qui accompagne ses funérailles rassemblant plus de cent mille personnes, suivies de  spéculations sur fond de mensonges et dissimulations – preuves à l’appui par son avocat – disparition non encore élucidée à ce jour.

© Theaterhaus G7, Mannheim

Le texte reprend les moments clés de son parcours, tout en dessinant le contexte global de la fin du XIXème et début du XXème. Dreyfus est envoyé en Guyane, les Frères Lumière déposent leur projet de cinématographe, Apollinaire est blessé par des éclats d’obus, en mars 1916. Lectures et chansons, en langue française et parfois langue allemande se tissent au fil des événements rapportés – chansons notamment des mères ayant perdu leur fils à la guerre : sa relation avec Léo Jogiches, militant lituanien qu’elle rencontre à l’Université de Varsovie mais qui ne la suivra pas en Allemagne, sa démission du SPD, ses fausses identités pour retourner à Varsovie, la description de sa cellule, une libération sous caution applaudie par plus de mille femmes à sa sortie de prison et l’appel à se rassembler, prémisses du 8 mars, journée internationale du droit des Femmes, ses lettres à Karl Kautsky, homme politique et théoricien marxiste allemand et autrichien né à Prague. Au fil du récit se complète la toile chargée de photos et documents qui servent de guides. On traverse sa déprime quand elle est emprisonnée à Breslau, aujourd’hui Wroclaw en Pologne, son chagrin quand elle apprend la mort d’un ami, Hans Diefenbach.

« Très chère Sonitschka, j’espère avoir bientôt la possibilité de vous envoyer cette lettre, aussi je m’empresse de l’écrire. J’ai été si longtemps privée de la joie de m’entretenir avec vous, tout au moins par lettre. Mais je devais réserver à Hans Diefenbach, les quelques lettres que j’avais la permission d’écrire, car il les attendait. C’est fini, maintenant. Mes deux dernières lettres s’adressaient à un mort et on m’en a renvoyé une. Je ne puis y croire… » Beaucoup de lettres ont aussi été détruites par Rosa elle-même, par peur de perquisition. La tension dramatique monte au fil de la représentation et, par-delà les chansons, une musique, discrète mais présente, comme une petite veilleuse, accompagne le spectacle.

Rosa Luxemburg, assassinée mais pas morte, pour mémoire, et qui écrivait : « Rester un être humain est jeter s’il le faut, joyeux, sa vie tout entière, sur la grande balance du destin mais en même temps se réjouir de chaque journée de soleil et de beaux nuages. » Un spectacle de théâtre documentaire subtilement rapporté par Aurélie Youlia et mis en scène par Inka Neubert, porté par les deux acteurs, Pierre Puy et Aurélie Youlia, avec précision, passion et justesse.

Brigitte Rémer le 5 mars 2025

Avec : Pierre Puy, Aurélie Youlia (Jeu et chant) – mise en scène Inka Neubert, du Theaterhaus G7 de Mannheim – vidéo et son Philippe Mainz – scénographie et costumes Isabell Wibbeke – lumières Stefan Griesshaber

Du 20 février au 9 mars 2025, du jeudi au samedi à 21h, samedi et dimanche à 16h30, au Théâtre de l’Épée de Bois, Cartoucherie de Vincennes. 75012 – site : www.epeedebois.com – une coproduction de la Compagnie des Luthiers (Paris) et du Theaterhaus G7 de Mannheim (Allemagne), avec le soutien de la Baden-Würtemberg Stiftung, du Fonds Citoyen franco-allemand et d’Anis Gras.

Le Funambule

Texte de Jean Genet – conception et mise en scène, Philippe Torreton – composition musicale, Boris Boublil – chorégraphie, Julien Posada – au Théâtre de la Ville-Les Abbesses.

© Pascale Cholette

D’emblée on est saisi par la solitude en même temps que par la simplicité, la vérité et la poésie de ce cirque désaffecté qu’on découvre à la torche, quand vient le poète. L’ambiance est fellinienne dans la sensibilité de La Strada.

Côté cour le musicien, Boris Boublil, dans la pénombre, entouré de ses claviers, piano, guitare et percussions, ponctuera l’ensemble de la représentation de ses tempos et vibrations. Sur le piano, un téléphone en bakélite blanche et une bouteille. En fond de scène une vieille toile de chapiteau défraichie aux couleurs passées ni bleu ni vert. Devant, un vague dépôt, contenant des résidus d’objets de cirque, à l’abandon, le C de cirque encore bordé de ses ampoules. Des agrès à l’ancienne tombent des cintres – corde lisse, échelle, cerceau, mât et portiques. Un Fil de six mètres de long barre l’espace de cour à jardin entre deux plateformes, à un mètre du sol. Une chemise y est étendue, comme sur un fil à linge. Plus près du public, côté jardin, l’écritoire du poète – Philippe Torreton dans la silhouette et le rôle de Genet – une caisse pour poser juste un verre et une feuille blanche, une vieille bassine sans âge remplie d’eau, un lit de camp recouvert d’un drap écru sous lequel on peut deviner un corps. Le sol est en mauvais état, moquette verte en lambeaux dessinant des reliefs, et sol gris mal dégrossi, juste fait pour se blesser (scénographie Raymond Sarti).

© Pascale Cholette

Entre le poète à la lueur de sa torche, au son du tonnerre et d’une violente pluie d’orage. Comme au commencement du monde il crée la lumière, débloque le compteur et envoie une musique, tel le signal d’un réveil matin. Il lance des paillettes d’or sur le fil du funambule, comme celles qui s’accrochent à lui les soirs de fête et feuillette un carnet qui ne lui appartient pas. Il y découvre de curieux signes : « le long d’une ligne droite, qui représente le fil, des traits obliques à droite, des traits à gauche, ce sont ses pieds, ou plutôt la place que prendraient ses pieds, ce sont les pas qu’il fera » comme les notations en danse, selon Benesh ou Laban. « Que m’importe donc qu’il sache lire ? Il connaît assez les chiffres pour mesurer les rythmes et les nombres » ajoute-t-il. Genet est ébloui, son funambule c’est Abdallah, son amoureux. « Le fil était mort – ou si tu veux muet, aveugle – te voici, il va vivre… Tu danseras sur et dans une solitude désertique. »

© Pascale Cholette

Sous le drap, l’ange se réveille lentement, puis se lève, la cheville bandée, il s’étire sur son fil faisant penser à la figure du crucifié. « L’Ange, pour nous, c’est le soir descendu sur la piste éblouissante. » Le poète poursuit sa méditation à haute voix. Le texte de Genet est écrit à deux niveaux, le premier est une adresse au funambule, il lui prodigue des conseils très concrets sur la manière de se farder. « Excessif. Outré. » Sur son habillement, nécessairement crasseux et avachi en journée pour mieux mettre en lumière son habit du soir, un dépaysement nécessaire. « À la fois chaste et provocant, le maillot collant de Cirque en jersey rouge sanglant » qu’on retrouve cloué sur le décor. « La réalité du Cirque tient dans cette métamorphose de la poussière en poudre d’or » ajoute le Poète. Genet livre par là une méditation poétique sur l’art, la souffrance, la chute, les limites, le vertige de la vie, la mort omniprésente, inscrite dans la dramaturgie du cirque ; le second niveau, dans le texte écriture en italiques, apporte les commentaires et apartés de Genet, même s’il se justifie ou s’excuse, en conclusion, déclarant : « Il s’agissait de t’enflammer, non de t’enseigner. »

© Pascale Cholette

Remontant le temps, Genet évoque son émotion d’avoir vu la funambule allemande Camilla Meyer une nuit sur un fil « à trente mètres au-dessus des pavés, dans la cour du vieux port à Marseille » vision fondamentale pour lui dans sa méditation sur la mort. Pendant ce monologue de Genet auquel il ne répond à aucun moment, sauf une fois, d’un mot, le Funambule reste prostré un long moment, replié dans un coin du plateau, avant de s’éveiller petit à petit et de s’échauffer, au sol d’abord puis en s’élançant comme un félin tout en haut d’un portique. Il se prépare ensuite, monte le fil et ajuste les plateformes, met ses chaussures de cuir souple dont il brosse puis humidifie la semelle. Le Poète monte sur l’une des plateformes et entre dans la lumière, le Funambule sur l’autre. Ils se font face. Genet fait des comparaisons entre le Cirque et le Théâtre. Au Théâtre « quand le rideau se lève, nous entrons dans un lieu où se préparent les simulacres infernaux… Mais le Cirque ! Il exige une attention aigüe, totale. Ce n’est pas notre fête qui s’y donne. C’est un jeu d’adresse qui exige que nous restions en éveil. » Genet descend, le Funambule est seul sur son fil, il commence doucement, de manière malhabile d’abord, puis dans un somptueux ballet, fait de grâce, d’équilibres et de mouvements acrobatiques à couper le souffle. Le Poète s’empare d’un projecteur et l’éclaire.

Le Funambule glisse, il vole, en équilibre entre ciel et terre, échappant à l’attraction de la chute. S’il tombe il reprend. Il complexifie les figures et les sauts, les pas de danse dont le grand-écart de face sur le fil, la vitesse de traversée, défiant la gravité et repoussant les limites. Beauté, fragilité et grâce se conjuguent autour de lui, c’est un moment d’émotion. « Pourquoi danser ce soir ? Sauter, bondir sous les projecteurs à huit mètres du tapis, sur un fil ? C’est qu’il faut que tu te trouves. » lui dit le Poète, allongé au sol à ses côtés.

Le Funambule repart vers sa solitude, se déshabille et remet ses vêtements dans sa valise de fortune. Il reprend sa place sous le drap pour entrer dans un sommeil réparateur. Le Poète remet son manteau et prend son sac. La relation est d’autant plus forte et le désir sous-jacent que les deux hommes jamais ne se touchent, à peine se frôlent. Le texte s’inscrit dans la biographie de Genet qui rencontre en 1956 un jeune garçon débutant au Cirque, qu’il prend sous son aile et qu’il guide dans ses apprentissages pour lui offrir l’excellence. Abdallah Bentaga a dix-huit ans, Genet en a quarante-six. Ils se sépareront en 1962, Abdallah a fait une chute au cours d’une tournée et ne s’en remettra pas. Il se suicide deux ans plus tard. Cette lettre d’amour se transforme en poème noir, elle lui est dédiée.

© Pascale Cholette

Élaboré par Philippe Torreton, Le Funambule est un spectacle essentiel : par la poétique du texte et la manière dont il le porte et l’habite ; par Julien Posada et Lucas Bergandi en alternance, le funambule, dans sa lutte intérieure, qui se prépare et se concentre sur le fil sur lequel il fait une brillante démonstration ; par la musique de Boris Boublil, qui rythme de ses différents instruments les espaces du parcours poétique. Cette soirée est un moment rare et exigeant à partir d’un texte qu’il n’est pas simple d’incarner. Philippe Torreton qui signe l’ensemble de la réalisation et du concept le fait avec brio et reconnaît : « Contrairement à la plupart des auteurs, Genet n’est pas animé d’un désir farouche d’être entendu, d’être compris, il veut enflammer, c’est un incendiaire. Son écriture est tour à tour lyrique et prosaïque, caressante et scarifiante, elle blesse, elle heurte, elle oblige à se regarder soudainement surpris d’une blessure qu’on pensait secrète. »

 Brigitte Rémer, le 2 mars 2025

Avec Philippe Torreton, Boris Boublil, Julien Posada en alternance avec Lucas Bergandi – scénographie Raymond Sarti – lumières Bertrand Couderc – costumes Marie Torreton – collaboration artistique Elsa Imbert et Marie Torreton – regard chorégraphique Dalila Cortes – construction décor Atelier de la MC2 Maison de la Culture de Grenoble – Production MC2 Maison de la Culture de Grenoble, Scène nationale, avec le soutien de Archaos, Pôle national cirque.

Du 1er au 20 mars 2025 à 20h, dimanche à 15h – Théâtre de la Ville-Les Abbesses, 31 rue des Abbesses. 75018. Paris – site : www.theatredelaville-paris.com – tél. : 01 42 74 22 77– En tournée : du 6 au 10 mai 2025, Les Célestins, théâtre de Lyon.

Sans tambour

Mise en scène Samuel Achache – direction musicale Florent Hubert – arrangements collectifs à partir de lieder de Schumann tirés de : Liederkreis op.39Frauenliebe und Leben op.42Myrthen op. 25Dichterliebe op.48, Liederkreis op.2 – compostitions Antonin-Tri Hoang, Florent Hubert et Eve Risser – au Théâtre des Bouffes du Nord.

© Jean-Louis Fernandez

L’écriture est collective, musicale et théâtrale. Avec Samuel Achache, acteurs et musiciens expérimentent et créent au plateau, l’inspiration nait des improvisations et s’appuie ici, sur des lieder de Robert Schumann (1810-1856) que les musiciens découpent et transforment, mettent à vif et déstructurent. Le Liederkreis op. 39, un cycle de mélodies pour voix et piano sur des poèmes de Joseph von Eichendorff, l’un des plus grands noms de la poésie de langue allemande ; ou encore Frauenliebe und Leben, fragments de la vie d’une femme, sur les poèmes d’Adelbert von Chamisso. Dans La Chute de la maison en 2017, Samuel Achache avait déjà travaillé sur les lieders de Schumann, il en était co-metteur en scène avec Jeanne Candel. Un 45 tours vinyle bien rayé, tel qu’on l’écoutait sur La Voix de son maître, donne ici le ton des compositions revues et corrigées par Antonin-Tri Hoang, Florent Hubert et Eve Risser.

© Jean-Louis Fernandez

Scénographiquement, une baraque de guingois au centre, légèrement côté cour. A l’intérieur, un homme et une femme. Lui, porte les gants latex rose de la vaisselle qu’il est en train de faire, chaussé de souliers à gros nœuds romantiques sur chaussettes rouge vif et pantalon de survêtement serré (costumes Pauline Kieffer). Elle, est assise devant une table, jean et pull sans extravagance, son double est une élégante cantatrice qui reprend sa gestuelle en écho. La discussion entre l’homme et la femme n’a rien de métaphysique, la passion amoureuse s’écoule au fond de l’évier et les déchirements vont bon train dans la distance de l’humour. Serait-on face à Robert et Clara Schumann dans une nouvelle version ? Côté jardin quelques chaises éparses et un banc où se posent les musiciens qui entrent et sortent, commentent et réagissent de leurs instruments, entrainés dans un jeu solo ou collectif, entre apparitions et disparitions. À l’arrière, un escalier donne accès à l’étage, dans une maison en coupe où une douche fermée d’un rideau permet de s’effacer, et une fenêtre d’apparaître ou de s’enfuir (scénographie Lisa Navarro, lumières César Godefroy).

Dans la cuisine, la rupture se consomme, elle en décide, il la supplie, et la maison s’ébrèche puis s’effondre, pan par pan. « On ne peut pas tout réparer… ! » Pierres et gravats jonchent le sol, la maison sera désossée jusqu’au dernier parpaing avant que ne s’avance le piano, après balayage. « Je suis le roi des ratés » commente l’homme…

© Jean-Louis Fernandez

Pendant ce temps, au premier étage apparaît un chevalier tenant sa monture, une tête de cheval en carton plat – Samuel Achache lui-même à qui il arrivera au cours de cet espace-temps musical mille et une aventures entre Monte Christo, Buster Keaton, Tristan et Yseult. Tombant du ciel, il reçoit un piano sur le dos, factice heureusement, s’y cache et aligne les numéros pince-sans-rire les uns après les autres selon les épisodes, parfois gargouille crachant de l’eau, croisant les autres personnages, parfois jeune premier à la plage. On avance de surprise en surprise, sans tambour ni trompette. Quand il se trouve face à l’homme éconduit au profil de bûcheron, juché sur une table instable posée sur les restes de sa maison et qu’il surplombe ainsi le monde, armé d’une masse, on a l’impression que le futur Tristan, cet homme au piano à bretelles, va être fendu en deux aussi vite. « Il faudrait détruire les chansons d’amour en allemand » menace l’homme schumannien qui répondrait au nom de Spinel, en référence peut-être à Philippe Pinel, cet aliéniste, précurseur de la psychiatrie, âgé de onze ans à la mort de Schumann.

© Jean-Louis Fernandez

La nuit et ses clairs-obscurs, si chère aux romantiques, est silencieuse et l’homme éconduit parle à son cœur, une spontex de couleur rouge qui ne le quitte pas, déchiffre une partition, règle le tabouret du piano pour que le musicien l’accompagne en canon. « Alors, le monde ? » questionne-t-il, narquois. Clarinettiste et violoncelliste s’avancent et l’on pénètre chez Tristan et Yseult dans les sous-bois des philtres d’amour, nouveau pan de l’histoire qui tourne court assez vite. Ré-apparaît la jeune femme du début, l’Yseult de cet étrange Tristan, ex-compagne de Spinel l’homme éconduit, et qui descend avec son livre lui raconter la suite de l’histoire, dans la cuisine en ruines. Comme si ce qui s’était déroulé sous nos yeux était la représentation de ce qu’elle lisait. On dérive entre simulacre et vérité, faux-adieu, allers et retours, magie noire.

Soudain apparaît par la fenêtre la cantatrice, drapée dans une somptueuse robe blanche. Très vite elle casse les codes et tous les mythes, se déshabille et prend sa douche en toute transparence. L’histoire se termine à l’asile – était-on vraiment chez les fous ? – une lobotomie se prépare, « le givre s’est installé, c’est la fin des tourments. »  Le violoncelle accompagne la chute.

Sans Tambour est une chronique de la déconstruction, celle d’une maison et de ceux qui l’habitent, celle de soi. Effondrement au sens physique du terme et emmurement marquent une rupture et la fin d’une histoire. Samuel Achache fait remonter le temps, fouille la mythologie d’un couple et nous emmène dans les arcanes de la psyché. Acteurs et musiciens s’engagent à fond dans une recherche où le burlesque et le clownesque sont moteurs. Ils se déchainent et passent de la parodie sociale à la grandiloquence qu’ils piétinent aussitôt. L’exercice est périlleux mais réussi, l’absurde est là, dans ses arrangements musicaux et scéniques, dans ses tempos. C’est un peu une fête des fous où l’on regarde la musique se décaler.

© Jean-Louis Fernandez

La structure créée par Samuel Achache et Florent Hubert – à la base musicien de jazz, avant de se former à l’écriture, l’orchestration et la musicologie – La Sourde, compagnie théâtrale en même temps qu’orchestre, continue ses expérimentations et porte les projets, désacralisant le rituel du concert. Nous avions évoqué un de ses derniers spectacles présenté à l’Athénée-Louis Jouvet, La Symphonie tombée du ciel, dans notre article du 10 septembre 2024. La Sourde se compose de dix-sept musiciens venant d’horizons divers, tant du classique, que de la musique ancienne ou des musiques improvisées et du jazz. Ève Risser, compositrice et pianiste, Antonin-Tri Hoang clarinettiste et saxophoniste, Samuel Achache qui à certains moments chante, Florent Hubert et tous leurs comparses, sont dans Sans tambour, les rois du loufoque, du non-sens, de la dérision et de la virtuosité.

Brigitte Rémer, le 1er mars 2025

De et avec Samuel Achache, Myrtille Hetzel, Antonin-Tri Hoang, Florent Hubert, Sébastien Innocenti, Sarah Le Picard, Léo-Antonin Lutinier, Laurent Ménoret, Agathe Peyrat. Scénographie Lisa Navarro – costumes Pauline Kieffer – lumières César Godefroy – collaboration à la dramaturgie Sarah Le Picard, Lucile Rose – assistante costumes et accessoires Eloïse Simonis – régie générale Maxime Papillon, Camille Jamin – régie plateau Sarah Jacquemot-Fiumani, Igor Landron – régie lumière Maël Fabre. Sans tambour a été créé au Festival d’Avignon 2024.

Du 25 février au 9 mars 2025, au Théâtre des Bouffes du Nord, 37 bis Bd de La Chapelle. 75010. Paris – métro : La Chapelle – tél. : 01 46 07 34 50 – site : bouffesdunord.com – En tournée : Les 8 et 9 mars, Théâtre de Lorient/CDN – les 16 et 17 mars, Les Théâtres de la Ville de Luxembourg – les 28 et 29 mars, Le Grand R/scène nationale de la Roche-sur-Yon – les 12 et 13 avril, Théâtre de Caen.

Oblomov

Texte LM Formentin, d’après Oblomov d’Ivan Aleksandrovitch Gontcharov – mise en scène Jacques Connort – jeu Alexandre Chapelon et Yvan Varco, au Théâtre Essaïon.

© Pascal Gely

Les acteurs sont sur la scène, dans la pénombre, quand le public s’installe. Zakhar, le valet de chambre, sorte d’appariteur digne, en redingote noire, fait face à son maître, Oblomov, un jeune aristocrate en lambeaux, étendu sur son lit d’où il ne s’arrache que rarement. On pénètre dans un appartement, exigu et désuet, paravent, tapis, prie-Dieu, lampe de chevet sur petite table, ombrelle accrochée dans un coin, feuilles mortes au sol de l’autre côté de la véranda (scénographie Jean-Christophe Choblet).

Ivan Aleksandrovitch Gontcharov (1812-1891) écrivain russe, publie son roman de moeurs en 1859, ce qui conforte sa popularité. Tolstoï juge l’œuvre capitale, Dostoïevski reconnaît à l’auteur un grand talent. Gontcharov s’inscrit en concurrence avec Tourgueniev. Son héros devient un mythe littéraire russe, un archétype. LM Formentin en fait une adaptation pour deux personnages, Oblomov, jeune propriétaire terrien ruiné à ne rien faire si ce n’est l’éloge de la paresse, et son vieux et fidèle serviteur, Zakhar.

© Pascal Gely

On assiste à un savoureux et poignant duo-duel entre ces deux personnages où tout ce que propose le second est remisé par le premier avec un « plus tard » ou « ça peut attendre… » ludique autant que dédaigneux. Le lit est défait. Oisif, Oblomov ne le quitte pas et donne ses ordres à l’horizontale. L’horloge est arrêtée, les vitres ont perdu leur transparence. « Tout est gris et sale » tandis que Zakhar s’excusant de tout, subit les caprices du maître avec une certaine endurance et philosophie. « Monsieur est comme il est… » dit-il comme du bon pain. Oblomov pourtant ne l’épargne pas et se joue de lui. Quand on lui parle de factures à régler, de la fermeture d’un crédit, et même d’expropriation à la fin du mois, il plonge la tête sous l’oreiller. Un ami plutôt sympathique et gai veut lui rendre visite ? Il décline. Homme du déni, il s’est comme retiré du monde. Oblomov fait penser à la nouvelle d’Herman Melville souvent adaptée au théâtre comme au cinéma, Bartelby dont le personnage éponyme développe la même inertie et son opposition à tout, avec un « Je préférerais ne pas… »

© Pascal Gely

Suit une partie de cache-cache et de jeu de pouvoir. Une lettre qu’Oblomov ne retrouve pas est un sujet à conflit. Zakhar, son souffre-douleur, se trouve quasiment accusé de l’avoir soustraite. « Lis-la » ordonne-t-il quand par magie Oblomov la retrouve. Zakhar s’exécute et devient le porteur de mauvaises nouvelles : la propriété et les terres de son maître sont en danger en raison de la sécheresse et aussi d’arriérés impayés. « Tout, là-bas, est à moi » se contente de déclarer le maître avant de comprendre que faute de salaire, tous les moujiks ont déserté. Et contre vents et marées, Oblomov fait un nouveau plan d’exploitation, très théorique, un peu bucolique et plutôt mégalo de sa propriété revue et corrigée. Le « plus tard » s’appliquera, comme pour tout le reste. Son serviteur acquiesce et se sent même un relent d’esprit nationaliste, se mettant à pousser la chansonnette en russe.

© Pascal Gely

Deux séquences brisent la linéarité de la situation dans un geste de mise en scène bien mené (signé Jacques Connort) : un flashback d’Oblomov sur l’enfance transforme Zakhar en sa mère, l’acteur (Yvan Varco), est superbe d’intériorité, d’expressivité et de sensibilité. Comme un gros plan sur écran, Essaïon a cet avantage de nous mettre le nez sur la scène. Plus loin, Olga, un bref moment amoureuse d’Oblomov, anime une seconde séquence. Zakhar en est le sublime personnage. « Je vous aime comme un enfant qui refuse le monde » lui dit-elle/il. Sur l’air de Casta Diva joué au piano, Oblomov (Alexandre Chapelon) ne distingue plus trop ce qu’est la réalité. « Ce rêve…  je l’ai vécu ? » se demande-t-il. Reste l’ombrelle, comme une réponse ou comme un témoin. Oblomov finit par s’habiller d’une redingote couleur miel et foulard noir s’avouant être « une anomalie de la nature… » (costumes d’Hélène Foin-Coffe). L’expression est forte. Il s’étend au sol et demande à Zakhar qui lui essuie le front : « Pourquoi es-tu avec moi ? » Le fidèle serviteur lui répond dans une grande douceur : « je suis là » qu’on pourrait aussi interpréter comme « je suis las… » Au loin, le piano.

Confiné dans l’inertie du héros, satire du mode de vie aristocratique russe, le spectateur observe le désastre du « à quoi bon ? » La partie de tennis qu’apporte le texte de LM Formentin met toutes les balles hors-jeu comme l’est Oblomov. Les deux personnages sont portés par deux acteurs, que tout oppose, un Oblomov au jeu extérieur voire au surjeu, face à un Zakhar sensible et vibrant, à l’écoute et aux ordres mais qui n’en pense pas moins. La mise en scène régule l’ensemble avec habileté, offrant des séquences absurdes, cocasses, tendres et émouvantes. Vieux routier de la mise en scène, Jacques Connort apporte une précision d’horlogerie à travers les textes de grands auteurs comme Zweig, Tabori, Reza et Horvath qu’il choisit, aujourd’hui  Gontcharov  à travers le filtre d’une relecture et adaptation de LM Formentin, sur lesquels il apporte sa lecture propre.

 Brigitte Rémer, le 28 février 2025

Texte de LM Formentin, d’après d’Ivan Gontcharov – mise en scène Jacques Connort – avec Alexandre Chapelon et Yvan Varco. Scénographie Jean-Christophe Choblet costumes Hélène Foin-Coffe – assistante mise en scène Philippine Delormeau. Le spectacle a été créé au Festival Avignon off 2024.

Du 15 février au 22 mars 2025, les jeudis, vendredis et samedis à 21h – Théâtre Essaïon, 6 rue Pierre-au-lard. 75004. Paris – métro : Châtelet, Hôtel de Ville, Rambuteau – tél. : 01 42 78 46 42 – mail : essaionreservations@gmail.com – site : www.essaion-theatre.com

Une Légende à la rue 

Texte et jeu, Florence Huige, compagnie Les Cintres – mise en scène, Morgane Lombard et Florence Huige – Musique, Issa Hassan – au Théâtre Essaïon.

© Caroline Bottaro

La pièce naît d’une rencontre improbable dans les rues de Paris à l’automne 2011. La narratrice observe une femme qui est là, devant elle, repérable par ses cheveux orange et son pas lent. Elle est chargée de cabas, l’un qu’elle tient de façon serrée dans les bras, et qui a l’air particulièrement lourd.

C’est une figure singulière, une femme qui reprend souffle posant ses sacs, ses autres sacs, comme on dépose les armes à un arrêt d’autobus, bus qui ne viendra pas. Elle est à la fois transparente et incandescente, balayant du regard les 360 degrés autour d’elle. Elle semble aux abois. « Ce sac, c’est toute ma vie, dit-elle, je veux le publier » serrant son précieux trésor contre elle, « j’ai des preuves, un jour pour qui cherche la vérité, c’est une bombe… » La narratrice attend son amie Samia, suit du regard la femme aux cheveux orange, la décrit par sa robe et ses souliers usés. Elle ne comprend pas ces allusions, mais son regard la transperce et la déstabilise.

Sur scène, l’actrice en solo joue divers personnages, avec pour accessoire comme une longue malle sur roulettes de format sarcophage, qui fera office de banc à l’extérieur, de banquette chez elle et d’où elle tirera quelques objets dont une étole et quelques livres (scénographie de Charlotte Villermet). Dans son récit arrive l’amie, d’origine marocaine et travaillant dans les relations internationales – Iran, Irak, Afghanistan – qui trouve les quelques mots d’hospitalité permettant un timide échange avec la femme qui se fait appeler Sara. La narratrice au sourire béat comme elle se décrit, démunie face à l’inconnue qui ne correspond pas aux canons classiques selon les normes, essaie d’occuper le temps et évoque son voyage en Syrie quelques années auparavant.

Les sacs qui l’accompagnent semblent indiquer qu’elle serait SDF et porterait sa maison avec elle. Mais ce n’est pas tout à fait ça, c’est bien pire. Elle parle par énigmes, décrivant pourtant la rue, la perte de ses droits, la fin de l’existence. Elle donne, par bribes, quelques informations sur elle : « je suis suivie par les RG… je suis en danger de mort… comme tous ceux qui m’approchent… Tous ceux que j’aimais sont morts, je suis au bout du rouleau » sans donner d’autres explications, ni dire d’où elle vient, ni ce qui lui arrive. Au bord de l’épuisement, Sara évoque sa lutte pour rester debout, parle de torture, de mutilation, dit connaître nos présidents pour les avoir rencontrés à Bruxelles. Tout est énorme, déconnecté, on a peine à la croire même si l’on comprend qu’autour d’elle un drame s’est noué, bien réel mais non identifié. Les deux femmes n’osent pas la questionner et se sentent impuissantes, l’une va chercher un charriot pour essayer d’alléger le fardeau, au sens propre, Sara repousse la main tendue et repart à un autre arrêt de bus, avant de disparaitre.

© Caroline Bottaro

10 janvier 2013, soit plus d’un an et demi après cette mystérieuse rencontre, la narratrice passe la soirée chez Samia, elles regardent les nouvelles, puis brutalement montent le son de la télévision. On annonce la mort d’une résistante Kurde réfugiée politique en France, Sakine Cansiz, l’une des fondatrices du PKK (parti des travailleurs du Kurdistan), une grande dame, une combattante, née le 12 février 1958 à Tuncelli en Turquie, assassinée le 10 janvier 2013 avec deux compatriotes rue Lafayette, à Paris. Douze ans plus tôt et selon le même mode opératoire, son mari avait été assassiné, lui aussi. Immédiatement elles comprennent et refont le film de la rencontre pour se confirmer que c’était bien elle, Sakine Cansiz sous le nom de Sara, son nom de combat, leur mystérieuse rencontre, même génération, même désespoir, même solitude.

Heurtée, la narratrice entend encore ses mots : « Je suis en danger de mort, et tous ceux qui m’approchent, aussi… » se met à chercher plus profondément qui était Sara, à apprendre et comprendre le Kurdistan, son peuple, son Histoire, à recoller les pièces d’un puzzle qu’elle n’imaginait pas. Elle se penche sur sa vie et sur son action, sur l’injustice d’un pays passé sous silence qui laisse de nombreux mors sur les sols étrangers. En dette par rapport à celle qu’elle n’a pas su reconnaître, coincée dans son rationalisme et ses stéréotypes, la narratrice raconte le pays et part à la recherche de l’Autre, l’héroïne, la sacrifiée, dont l’ombre la hante et s’inscrit sur le mur de fond de scène (lumière de Maurice Fouilhé). Cette ombre ne la quitte plus. Elle découvre et raconte l’Histoire d’un pays malmené et qui n’est que chaos, déportations, assimilations et partitions.

© Caroline Bottaro

Le début du XXème avec la fin de l’Empire Ottoman, Mustafa Kemal (Atatürk) donne son autonomie au Kurdistan par le Traité de Sèvres, en 1920, avant d’instaurer la République de Turquie trois ans plus tard. La naissance d’un sentiment d’identité nationale kurde émerge à ce moment-là dans ce pays qui fait face à une instabilité permanente au regard de sa partition entre Iran, Irak, Syrie et Turquie. Il y aurait entre 36 et 45 millions de Kurdes dans la diaspora, avec plusieurs dialectes proches les uns des autres et le kurmandji commun dans les différentes parties du pays. De nombreux conflits se développent au fil des ans et les violences sont quasi permanentes entre le PKK et la Turquie.

Derrière l’enquête, les mots de Sara lui reviennent, les phrases qu’elle répétait, la souffrance, son regard aux aguets. Trois volumes ont été publiés en langue kurde, son manuscrit chèrement serré dans les bras et qui a valeur de témoignage. Elle se demande si le soir de leur rencontre hasardeuse, les loups gris comme on les nomme, étaient déjà en embuscade et ne quitte plus sa maison, plongée dans ses recherches. Elle passe une grande étole de soie rouge qui la recouvre (costumes Dominique Rocher) et petit à petit met ses pas dans ceux de Sara, prise d’une sorte de folie et d’illumination, s’épuise et danse dans le désespoir de ce qu’elle n’a pas su voir. Sara ne la quitte plus.

© Caroline Bottaro

La narratrice poursuit avec obsession sa quête et refait les minutes du crime, dans la nuit du 9 au 10 janvier 2013, au 147 de la rue Lafayette, dans les locaux du centre d’information du Kurdistan qui hébergeait Sakine Cansiz ainsi que deux autres militantes kurdes, Fidan Doğan et Leyla Söylemez, toutes trois assassinées. Le loup gris, l’assassin présumé, Ömer Güney, un Turc de trente-quatre ans était le chauffeur et l’homme à tout faire des trois victimes. Dix balles ont été tirées. Il est sur l’enregistrement de la caméra de surveillance d’une part, des enregistrements audios qu’il aurait échangés avec des agents des services secrets turcs (MIT) ont d’autre part été saisis.  Emprisonné le 21 janvier, une dizaine de jours après le meurtre, il mourra en 2016, de maladie, cinq semaines avant son procès. Justice ne sera donc pas rendue.

Beaucoup de Kurdes sont apatrides et demandent la reconnaissance de leur culture et les mêmes droits que les autres citoyens en Turquie, Iran, Syrie, Florence Huige s’en fait le porte-voix. Les Kurdes se sentent bien seuls dans le paysage international et ses nombreux conflits. L’auteure, également narratrice de cette Légende à la rue, signe avec Morgane Lombard une mise en scène dépouillée, où le mot perce jusqu’à nos consciences. La musique enregistrée d’Issa Hassan jouant du bouzouk – mais on en voudrait plus – donne quelques respirations à ce récit, entre chien et loup.

Brigitte Rémer, le 21 février 2025

Scénographie, Charlotte Villermet – lumières, Maurice Fouilhé – costumes Dominique Rocher – création sonore Florent Lavallée et Rana Eid.

Du mercredi 20 février au mercredi 30 avril, les mercredis et jeudis à 21h – Théâtre Essaïon, 6, rue Pierre au Lard, 75004 Paris – métro : Châtelet, Hôtel de Ville, Rambuteau – tél. : 01 42 78 46 42 – mail : essaionreservations@gmail.com – site : www.essaion-theatre.com

De la servitude volontaire

Texte de LM. Formentin d’après le discours éponyme d’Etienne de la Boétie – mise en scène Jacques Connort, avec Jean-Paul Farré – au Théâtre Essaïon.

© LOT

Le texte est un petit bijou issu du Discours de la servitude volontaire écrit en 1547 par La Boétie à l’âge de dix-huit ans, alors qu’il étudiait le droit. François 1er vient de disparaitre, Henri II lui succède, c’est un vibrant réquisitoire contre la monarchie et la manipulation des peuples, et qui en dénonce la passivité.

L’auteur, LM Formentin s’empare de la diatribe de philosophie politique de la Boétie et l’adapte au contexte d’aujourd’hui, autant dire qu’on se délecte. C’est un texte sur le pouvoir qui fait défiler la liste des totalitaires et tyrans des XXème et XXIème siècles et qui dénonce la lâcheté, pour ne pas dire la servilité des peuples. La mise en scène de Jacques Connort nous tend un miroir, au sens propre comme au sens figuré, en fond de scène il installe un panneau réfléchissant faisant apparaître les spectateurs.

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Au centre, sa majesté Jean-Paul Farré, vieux loup de mer du théâtre, ludique et pince sans rire y va de sa fougue, de sa ruse et de son effronterie. Ce rôle lui colle à merveille. Un fauteuil, son trône pour seul accessoire, il est la Boétie, Machiavel et Aristote réunis. « Ce n’est pas à vous que je m’adresse, je parle tout seul, aux oiseaux, à mon vieux manteau… » Il porte le texte avec ses questionnements et mises en garde, tournant autour de la loi de nos sociétés où la gloire du plus fort écrase le plus faible. Un contre tous… Il évoque ces injustices dès l’école, les castes, les soldats, les prisonniers qui malgré leur force physique demeurent invisibles et ne se rebellent pas. Autant dire que le texte est un brûlot de la désobéissance où la volatilité de l’intelligence se mute en cynisme. « Il s’agit de ne plus obéir » avait dès l’enfance compris l’auteur.

Manteau rouge sur tapis rouge échec et mat, l’acteur-narrateur parle du désir de puissance, récurrent au fil des siècles et des grands criminels d’État, évoquant une maladie universelle, la violence, et un pouvoir d’intimidation annihilant toute résistance. Précédant La Boétie, il cite Machiavel et son Prince, au rendez-vous du pouvoir, montrant comment le devenir, puis le rester. C’est l’époque des Borgia, une famille sans noblesse dont l’ascension fut spectaculaire, assoiffée de pouvoir et de corruption. Le texte s’inscrit aussi dans la lignée de La Politique, qu’Aristote destinait à l’enseignement. « Tyrannie et prospérité sont antinomiques, et le paradis s’éloigne… »

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Le texte remémore la période noire du maréchal Pétain qui déclarait à la radio le 17 juin 1940, dans un vibrato des plus ridicules : « Je fais à la France don de ma personne… » sans oublier son vis-à-vis du régime nazi, Goebbels et le Reich, créant un ministère de l’Éducation du peuple et de la Propagande. La liste des mensonges d’État d’hier et d’aujourd’hui, d’ici et d’ailleurs, est longue, et l’Histoire souvent falsifiée. L’acteur se pose, se saisit du livre de la Boétie dont il donne certains extraits d’une façon plus confidentielle parlant de « manipulation de masse, viol des consciences, injonction à la guerre, pour se légitimer et inventer son ennemi. »

Et il va plus loin, parlant des jeunes de l’humanité, morts pour leurs pays. Morts pour qui, pourquoi ? La lumière jaillit et l’acteur-prédicateur lance avec emphase un « Cher peuple, je vous plains… ! » à l’adresse des spectateurs. Puis il revêt une veste noire couleur de plaidoirie et s’installe dans le fauteuil, dos au public, comme s’il allait rendre un verdict au nom du peuple français. « Le peuple croit à la légitime autorité de l’État. Les hommes s’habituent à tout, entre autres à obéir » et il liste les mamelles du pouvoir et ses fondations : « autorité, discipline et conformisme, les bons élèves étant les plus serviles, autant dire la future élite… »

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Par peur d’être seul et compte tenu de son instinct grégaire, le peuple s’organise en horde : la famille, la société, l’attachement viscéral de chacun, en route pour la servitude volontaire… Et caché derrière le fauteuil comme pour se protéger, notre La Boétie réveille les consciences.  « Que veulent les hommes, la tranquillité plutôt que la liberté, la liberté par-dessus bord ? Ils veulent le chemin qu’on leur a tracé, ne plus seulement être, mais devenir… » Assis au centre, dans la lumière, il poursuit son apostrophe au public : « Ne vous croyez pas à l’abri de la tyrannie » et parle à sa conscience : « Et si demain arrivait un nouveau conflit, une épidémie… où serai-je ? » demande-t-il à chacun. « Dans le troupeau ? Avec celui qui dit non ? L’Histoire regorge d’imagination… » Et pour n’en citer que quelques noms parmi tant d’autres, l’auteur énumère les Lénine, Mussolini, Franco, Mao et et retient certains assassinats politiques, individuels ou collectifs comme TienAmen et ses sanglantes manifestations de Pékin, sous Deng Xiaoping, en1989 ; les Al-Assad père et fils, Bachar perpétuant la dictature de Hafez, le père ; l’Iran, avec la mort de la jeune Mahsa Jîna Amini, d’origine kurde, frappée à mort pour n’avoir pas porté l’hidjab.

La montée dramatique du texte de La Boétie De la servitude volontaire revu et corrigé par  LM. Formentin, portée par Jean-Paul Farré sous la baguette de Jacques Connort en chef d’orchestre, est puissante, elle a valeur d’une tribune. Et l’on repense à l’essai Indignez-vous, de Stéphane Hessel du haut de ses plus de quatre-vingt-dix ans, qui définissait si justement l’indignation comme ferment de l’esprit de résistance.

Brigitte Rémer, le 20 février 2025

Décor Jean-Christophe Choblet  – costume Isabelle Deffin – musique Raphael Elig – lumières Arthur Deslandes – production Sea Art – La pièce est publiée par les Éditions de l’Arsenal.

À partir du 5 février 2025, mercredi et jeudi à 19h, vendredi et samedi à 21h, dimanche à 18h au Théâtre Essaïon, 6 rue Pierre au Lard 75004 Paris – métro Châtelet, Hôtel de Ville, Rambuteau – site : www.essaion.com – tél. : 01 42 78 46 42 ou essaionreservations@gmail.com

Plenum / Anima

Musiques de Johann Sebastian Bach, Alexandre Borodine, Igor Stravinski – chorégraphies de Benjamin Millepied, Jobel Médina, Idio Chichava / Compagnie Converge +, L.A. Dance Project –  Orgue, Olivier Latry et Shin-Young Lee – à la Philharmonie de Paris/Grande Salle Pierre Boulez.

© Ondine Bertrand

L’orgue est à l’honneur dans cette grande salle Pierre Boulez de la Philharmonie de Paris et résonne en majesté sous les doigts de deux musiciens : Olivier Latry, organiste titulaire de Notre-Dame de Paris à l’âge de vingt-trois ans et organiste émérite de l’Orchestre national de Montréal, invité des plus grands orchestres et qui se produit dans les salles les plus prestigieuses du monde ;  Shin-Young Lee, née en Corée du Sud dans une famille de musiciens, qui commence le piano dès son plus jeune âge, puis l’orgue, et qui se  produit dans les lieux les plus prestigieux. Ils jouent Stravinski à quatre mains dans la seconde partie du spectacle.

© Ondine Bertrand

Deux musiciens, trois pièces/trois chorégraphes et les danseurs des compagnies L.A. Dance Project de Benjamin Millepied et Converge + de Idio Chichava, tous remarquables, qui conversent avec la noblesse de cet instrument à vent. On est dans la danse à l’état pur, virtuosité au rendez-vous pour ce Plenum/Anima autour du souffle – celui de l’instrument et celui des danseurs – de l’âme et de la psyché, autant dire de la vie.

La première partie se compose de deux chorégraphies relativement courtes. La première, sur la Passacaille et fugue BWV 582 de Johann Sebastian Bach (1685-1750) – seule pièce du programme écrite pour orgue, les deux autres étant des transcriptions – sur une chorégraphie de Benjamin Millepied. Huit danseurs pour sept motifs musicaux et trois variations au centre de néons délimitant l’espace de la danse (Masha Tsimring, lumières).  Inspirée de la vie du Christ, l’oeuvre date du début du XVIIIème, moment où le jeune JS. Bach reçoit l‘enseignement d’un grand organiste de l’époque, Dietrich Buxtehude installé à Lübeck, ville active sur le plan musical et qui composait autant pour le public local que pour les liturgies. Le mot Passacaille a pour source espagnole les mots pasar/marcher et calle/rue, même si cette forme musicale est d’abord apparue en Italie au XVIIème siècle. Elle est née comme danse populaire et était jouée par des musiciens ambulants, avant que la noblesse ne l’accapare. Dans une esthétique globalement néo-classique où dialoguent d’autres styles de danses et signes gestuels, les danseurs se glissent dans un mouvement lent, plein de douceur au son de la basse sur laquelle s’appuie toute passacaille. Vêtus de longues robes ou tuniques comme pour une liturgie profane, vêtements fluides jouant du noir et du blanc (costumes d’Alessandro Sartori, pour Ermenegildo Couture) ils inventent toutes sortent de marches, courses, rencontres, travail au sol ou dans les airs dans différentes configurations et géométries, avec suspension parfois des mouvements sur la musique qui inlassablement se poursuit.

© Ondine Bertrand

La seconde pièce de cette première partie est signée du chorégraphe Jobel Médina, qui a collaboré au spectacle de Benjamin Millepied présenté l’automne dernier, Grace-Jeff Buckley Dance. en hommage au musicien très tôt disparu. Six danseurs interprètent les Danses Polovtsiennes, d’Alexandre Borodine (1833-1887), à l’origine un ensemble accompagné d’un chœur, dans le deuxième acte de l’opéra Le Prince Igor, œuvre inachevée. Michel Fokine en avait créé la chorégraphie pour les Ballets Russes, au Théâtre du Châtelet, à Paris, en 1909. Pour Plenum/Anima, Shin-Young Lee prend place devant le majestueux orgue aux quatre claviers et nombreuses pédales, côté cour du plateau là d’où je suis située, elle a la charge d’interpréter la vaste palette des cinq danses populaires, les Polovtsiennes dans un corps à corps absolu avec l’instrument, troublant pour le spectateur. Les danseurs du L.A. Dance Project en donnent les variations, entre solos, duos, marches dans la ville, étirements et rencontres urbaines, on a un peu de mal à trouver le cœur du sujet, on se laisse porter. Philippin d’origine, Jobel Médina vit et travaille à Los Angeles et croise différentes disciplines comme la danse, la performance, l’art contemporain, la photographie et le cinéma.

© Ondine Bertrand

Après l’entracte, interprété à quatre mains par les deux organistes – Olivier Latry et Shin-Young Lee, mari et femme à la ville – le Sacre du Printemps, tableau de la Russie païenne en deux parties composé par Igor Stravinski (1882-1971) ouvre son chant poétique à la compagnie Converge + de Idio Chichava travaillant entre la France et le Mozambique, certains de ses danseurs se mêlant aux danseurs du L.A. Dance Project. Nous avions vu de lui en 2024, Vagabundus présenté à l’Atelier de Paris et en avions rendu compte dans notre article du 9 juin 2024.

La partition est d’une richesse, d’une complexité rythmique et harmonique, d’une puissance et d’une sauvagerie, nouvelles dans l’œuvre de Stravinski, composée pour orchestre symphonique. « J’entrevis dans mon imagination le spectacle d’un grand rite sacral païen : les vieux sages, assis en cercle, en observant la danse à la mort d’une jeune fille, qu’ils sacrifient pour leur rendre propice le dieu du printemps » écrivait-il. L’orgue doit ici rendre compte des cuivres et des bois avec ses différentes clarinettes, du basson et des percussions, des rythmes saccadés et des chants plus aériens, quatre mains ne sont pas de trop. Stravinski, pianiste lui-même en avait écrit l’adaptation pour piano à quatre mains. Lorsque Debussy entendit cette version quelques temps avant la création, il lui écrivit : « Votre Sacre me hante comme un beau cauchemar, et j’essaye vainement d’en retrouver la terrible impression… C’est pourquoi j’en attends la représentation comme un enfant gourmand auquel on aurait promis des confitures. »

Dirigée par Pierre Monteux, l’œuvre a été créée dans une chorégraphie de Vaslav Nijinski par les Ballets russes de Diaghilev au théâtre des Champs-Elysées, le 29 mai 1913. Elle a provoqué un véritable scandale artistique et l’une des plus grandes controverses de l’histoire de la musique. Le compositeur et chef d’orchestre Pierre Boulez la décrit comme « une sorte de barbarie très bien étudiée, qui a tout l’air d’une barbarie, mais qui, en fait, est un produit extrêmement élaboré. » La première partie, des Augures printaniersdanses des adolescentes et Rondes printanières, à L’Adoration de la Terre où tout est joie et où l’on danse la Terre, se développe avec légèreté et insouciance. La seconde partie, Le Sacrifice, depuis les Cercles mystérieux des adolescentes à L’Action rituelle des ancêtres suivie de la Danse sacrale finale, offre une montée dramatique vertigineuse. Tous les grands chorégraphes ont affronté l’oeuvre de Stravinski, pour n’en citer que quelques-uns Maurice Béjart en 1959, Pina Bausch en 1975, Martha Graham en 1984, Angelin Preljocaj en 2001. Certaines versions ont fait date.

© Josh S. Rose

L’aspect rituel de l’œuvre s’inscrit entre l’orgue, sobre ou qui se déchaîne, et les concepts chorégraphiques de Idio Chichava. Converge + travaille entre le traditionnel et le contemporain, conduit les danseurs à faire corps, corps global, organique et social où chacun à tour de rôle est un potentiel leader. Ici, la rencontre entre les danseurs de la compagnie et ceux du L.A. Dance Project est d’autant plus intéressante que, malgré des techniques différentes, elle crée de l’horizontalité et du partage. Les costumes (de Coline Omasson) sont de couleur chaude et minérale, blanc, terre, ocre, rouille. Une folle énergie s’empare du plateau, quatre hommes et quatre femmes avec des solos éblouissants, des sauts, le travail des jambes, la mobilité. On s’ancre dans la terre. Il y a l’appel par la voix et les incantations qui affleurent, la transe, la course, le saut, le tribal, les mouvements d’ensemble. Il y a des élu(e)s, le souffle et la prière expiatoire. Le rythme des danseurs épouse le tremblé et les sinuosités du grand-orgue blanc où ils stationnent à certains moments, assis sur une marche autour des organistes hyper-concentrés, faisant le pont entre la musique et la danse.

Fondé en 2012 à Los Angeles, le L.A. Dance Project de Benjamin Millepied, directeur artistique, table sur la contamination des cultures au sens le plus positif du terme et selon le concept de l’ethno-sociologue Jean Duvignaud, tout en gardant le cap sur l’excellence. Plenum / Anima en cela est une réussite et un pas en avant vers l’expérimentation de la rencontre. Entre la France et les États-Unis, Benjamin Millepied poursuit avec détermination sa quête des ailleurs.

Brigitte Rémer, le 10 février 2025

Programme : Johann Sebastian Bach, Passacaille et fugue BWV 582- Alexandre Borodine, Danses Polovtsiennes – Igor Stravinski, Le Sacre du printemps (version pour piano quatre mains du compositeur) – Orgue : Olivier Latry, Shin-Young Lee – Chorégraphes : Benjamin Millepied, Jobel Medina, Idio Chichava – Danseurs/euses, L.A. Dance Project : Lorrin Brubaker, Jeremy Coachman, Daphne Fernberger, David Adrian Freeland Jr., Shu Kinouchi, Audrey Sides, Hope Spears, Nayomi Van Brunt – Danseurs/euses, Compagnie Converge+ : Osvaldo Passirivo, Paulo Inacio, Cristina Matola.

Équipe technique : Masha Tsimring, lumières – Alessandro Sartori, pour Ermenegildo Couture, costumes de Passacaille et fugue BW 582 – Coline Omasson, costumes des Danses Polovtsiennes et du Sacre du Printemps Équipe administrative : Sebastien Marcovici, directeur artistique associé – Nathan Shreeve-Moon, directeur de production – Alisa Wyman, production et manager tournée – Venus Gulbranson, éclairagiste – Elisabeth Herst, manager de scène – Silvana Pombal, productrice Compagnie Converge+ – Coproduction L.A. Dance Project, Philharmonie de Paris.

Présenté le samedi 8 février à 20h et le dimanche 9 févier à 15h et 20h – Philharmonie de Paris/ Cité de la musique/Grande Salle Pierre Boulez, 221 avenue Jean Jaurès. 75019 Paris – métro : Porte de Pantin – tél. : 01 44 84 44 84 – site : www.philharmoniedeparis.fr

L’Or du Rhin

Alberich et Wotan © Herwig Prammer

Musique et livret Richard Wagner – Prologue en quatre scènes au festival scénique L’Anneau du Nibelung (1869) – mise en scène Calixto Bieito – direction musicale Pablo Heras-Casado, avec l’Orchestre de l’Opéra national de Paris – en langue allemande, sur-titrage, français/anglais – à l’Opéra Bastille/Paris.

Écrivain, compositeur, directeur de théâtre et chef d’orchestre avant-gardiste, Richard Wagner (1813-1883) a écrit quatorze opéras et drames lyriques. Il a passé trente ans de sa vie sur le livret et la musique de Der Ring des Nibelungen, composé de L’Or du Rhin, son prologue, et de trois journées : La Walkyrie, Siegfried et Le Crépuscule des dieux, dont la représentation de l’ensemble demande une quinzaine d’heures. Il s’est inspiré des légendes germaniques et nordiques et de la tragédie antique. Passionné de théâtre total et de pluridisciplinarité, Wagner fit construire sur mesure le Palais des festivals de Bayreuth, dans l’unique objectif de pouvoir le représenter. Il l’inaugure en 1875 avec L’Or du Rhin, année où il fonde le célèbre Festival de Bayreuth. De nombreux metteurs en scène et directeurs musicaux ont relevé le défi du Ring. Patrice Chéreau l’a mis en scène entre 1977 et 1980, Pierre Boulez le dirigeait. Ces représentations ont fait date.

Les trois Filles du Rhin et Alberich © Herwig Prammer

Aujourd’hui, Calixto Bieito met en scène le Prologue, L’Or du Rhin, sous la direction musicale de Pablo Heras-Casado, qui sera, ultérieurement, suivi des trois journées. On entre chez les dieux, Wotan, grand maître, divinité guerrière et symbole d’autorité, démontre sa folie des grandeurs. L’immense palais qu’il s’est fait construire par les deux frères, Fafner et Fasolt, appartenant au monde des Géants, vient d’être achevé. Leur mission est monnayée par l’échange d’une jeune femme qu’il s’est engagé à livrer, Freia, déesse de la jeunesse éternelle, très populaire auprès des femmes scandinaves.

L’Opéra débute avec les trois Filles du Rhin, trois ondines : Woglinde (Margarita Polonskaya, soprano), Wellgunde (Isabel Signoret, mezzo-soprano), et Flosshilde (Katharina Magiera, contralto), chargées de veiller sur l’or du fleuve. Elles remontent de plongée, combinaisons turquoise bordées de jaune (costumes Ingo Krügler), bouteilles d’oxygène sur le dos et rencontre Alberich (Brian Mulligan, baryton), sorti des profondeurs de la terre – ici arrivant de la salle, dans le livret nain disgracieux, il tente de les séduire. Il a l’allure d’un ange noir affublé d’ailes qui ne sont autres qu’une série de câbles et tuyaux, dont on comprendra le sens un peu plus tard. Elles le moquent, le malmènent et l’humilient, mais dans leur insouciance livrent le secret de l’or. Cet or donne un pouvoir absolu à celui qui le détient et qui forgera un anneau, sous réserve qu’il renonce à l’amour. Alberich n’hésite pas, s’en empare et fabrique l’anneau qu’il portera autour du cou comme un collier.

Wotan et Fricka © Herwig Prammer

Apparaît Wotan (Iain Paterson, baryton-basse) et son épouse Fricka (Ève-Maud Hubeaux, mezzo-soprano) – déesse protectrice du mariage et garante de l’ordre établi – lascivement allongés sur une immense méridienne qui roule du côté cour au centre du plateau. Elle, de méchante humeur, connaissant le contrat qui lie Wotan et ses constructeurs de palais, sa sœur en otage, ne s’en laisse pas conter et joue sur la ligne de crête, entre séduction et supplique, l’enjoignant de protéger Freia (Eliza Boom, soprano). Donner et Froh, leurs frères – le premier, dieu du tonnerre (Florent Mbia, baryton-basse), le second, dieu du printemps (Matthew Cairns, ténor) – en font de même jusqu’à ce qu’apparaisse Loge, l’éminence grise de Wotan et son douteux conseiller, dieu du feu (Simon O’Neill, ténor). Le contrat alors se décale : Wotan promet l’or à ses bâtisseurs, qui néanmoins emmènent Freia comme otage, tandis que Wotan et Loge partent à la recherche d’Alberich pour récupérer la matière précieuse.

Mime et Logge © Herwig Prammer

On entre alors dans les entrailles de la terre, chez les Nibelungen, avec Alberich, qui a conçu un immense laboratoire clandestin d’humanoïdes, automates et mannequins, et son frère, Mime, qu’il a réduit en esclavage (Gerhard Siegel, ténor). On est au cœur de l’expérimentation, des profondeurs, de la violence, de la manipulation, de l’illusion. Il exige de lui la fabrication d’un heaume susceptible de le rendre invisible – cette pièce magique est ici un masque d’or précolombien posé dans le fatras de l’atelier d’où pendent d’extravagantes créatures en pièces détachées. Cette partie de laboratoire clandestin, nichée dans les sous-sols du bâtiment d’acier qui compose la structure scénographique (signée Rebecca Ringst), est à peine rassurante, la couleur est apportée par les lumières (de Michael Bauer) et l’on suit Alberich dans sa folie, assisté de Mime, à l’œuvre. Celui-ci réussira, plus tard, à s’échapper, et se nichera en haut de la structure métallique, déréglant les hiérarchies.

Wotan et Loge se rendent chez Alberich et par différents subterfuges obtiennent de Mime les informations nécessaires à changer le cours des choses. Dans sa démonstration ridicule et aveugle, Alberich livre et démontre le secret de la métamorphose et, se retrouvant crapaud, est capté par Wotan qui en obtient, avec Loge les clés indispensables pour récupérer l’or et le casque. Fafner et Fasolt reviennent échanger Freia contre l’or. Wotan s’oppose à donner ce heaume mais la sage Erda, détentrice du savoir et déesse-mère de la Terre (Marie-Nicole Lemieux, contralto) vient le mettre en garde contre l’anneau porteur de malédiction. Et la malédiction se déclare. Les deux frères, Fafner et Fasolt s’entretuent. Un immense pont-levis recouvert de ces réseaux de tuyaux et fils noirs descend sur le plateau. Les dieux, sous la conduite de Wotan sont invités à gagner leur nouvelle demeure baptisée par Wotan le Walhalla (le château des guerriers) avant qu’il ne se referme. Loge annonce leur fin tout en commentant cyniquement la perte de l’or.

Fréia © Herwig Prammer

La lecture donnée par Calixto Bieito repose sur la manipulation, celle des humains, y compris au sein de la galaxie familiale, et celle de la surpuissance numérique des Nibelungen régnant sur l’expérimentation et la création d’humanoïdes dans le laboratoire d’Alberich. L’Or du Rhin nous mène des entrailles de la terre au monde céleste, pas si étincelant que ça, monde vertical s’il en est. Dominants et dominés, chacun vaque avec ses petits et ses grands arrangements. Tout n’est cependant pas tout à fait lisible dans ces différentes sphères, notamment le monde des géants revu et corrigé par la mégalo américaine, Fafner en cow-boy, Fasolt en homme d’affaire. Chez les dieux, d’apparence assez raisonnable, Wotan laisse le leadership à Fricka, son épouse, sorte d’alter-ego au tempérament de feu.

L’ensemble manque un peu de chatoiement et tension dramatique dans ce jeu de destruction et de cruauté, quelque chose ne décolle pas dans cette folie terrestre et céleste sous contrôle. La planète 2.0 manque de vie – est-ce son destin ? – et de poésie, même si l’ensemble des voix, toutes tessitures confondues, reste juste et chaude. La direction musicale de Pablo Heras-Casado est assez sage dans cette course au pouvoir et à la puissance par la captation de l’or du Rhin et la traque de l’anneau forgé, elle manque un peu de flamboyance. Pédagogue convaincu, très primé, le chef espagnol a déjà dirigé la Tétralogie entre 2018 et 2022, avec l’Orchestre du Teatro Real de Madrid. Il a été nommé Chef de l’année 2024 par le magazine Opernwelt et dirigera entre autres au cours de la saison Le Vaisseau fantôme au Staatsoper Unter den Linden de Berlin et Parsifal au Festival de Bayreuth.

Calixto Bieito, metteur en scène catalan de théâtre et d’opéra, devait créer cette Tétralogie en 2020 mais la pandémie en a décidé autrement. Elle vient de voir le jour et court jusqu’en 2026. Invité par toutes les grandes scènes du monde depuis le début des années 2000, parfois controversé dans ses choix, il aime à dérouter. L’histoire reste donc à suivre dans ses trois prochains épisodes : après L’Or du Rhin, La Walkyrie, Siegfried et Le Crépuscule des dieux, entre l’eau, la terre et le ciel.

Brigitte Rémer, le 10 février 2025

Avec : Wotan, Ludovic Tézier – Donner, Florent Mbia** – Froh, Matthew Cairns – Loge, Simon O’Neill – Fasolt, Kwangchul Youn – Fafner, Mika Kares – Alberich, Brian Mulligan – Mime, Gerhard Siegel – Fricka, Eve-Maud Hubeaux – Freia, Eliza Boom* – Erda, Marie-Nicole Lemieux – Woglinde, Margarita Polonskaya** – Weligunde, Isabel Signoret* – Flosshilde, Katharina Magiera (* Débuts à l’Opéra national de Paris – ** Artiste de la Troupe lyrique de l’Opéra national de Paris). Direction musicale Pablo Heras-Casado, avec l’Orchestre de l’Opéra national de Paris – mise en scène Calixto Bieito – décors Rebecca Ringst – costumes Ingo Krügler – lumières Michael Bauer – vidéo Sarah Derendinger – dramaturgie Bettina Auer.

Du 29 janvier au 19 février 2025, sept représentations à l’Opéra Bastille – Place de la Bastille. 75012. Paris – Site : www.operadeparis.fr – tél. : 08 92 89 90 90, depuis l’étranger : + 33 1 71 25 24 23 – L’Or du Rhin avec l’Orchestre de l’Opéra national de Paris sera diffusé sur France musique le samedi 15 mars 2025 à 20h.

Elizabeth Costello

Sept leçons et cinq contes moraux, d’après Elizabeth Costello, L’Homme ralenti et L’Abattoir de verre de John Maxwell Coetzee – mise en scène Krzysztof Warlikowski, spectacle en polonais surtitré en français et en anglais – production Nowy Teatr, Varsovie (Pologne) – à La Colline-Théâtre National/Paris.

© Magda Huecke

Sous le nom d’Elizabeth Costello se révèle le personnage fantasque créé en 2003 par l’écrivain sud-africain, J.M. Coetzee, imprégné entre autres de Faulkner, Nabokov, Kafka et Beckett, qui reçoit le prix Nobel de littérature la même année pour l’ensemble de son oeuvre. Romancière à succès inventée de toute pièce, l’auteur la reconnaît comme son alter-ego et nous conduit sur les chemins escarpés de la mystification, qui fascinent Krzysztof Warlikowski, comme ils fascinaient avant lui son compatriote écrivain, peintre et théoricien de l’art, Stanisław Ignacy Witkiewicz/Witkacy.

Ce personnage d’Elizabeth Costello apparaît dans le roman éponyme de J. M. Coetzee puis revient quelques années plus tard dans L’Homme ralenti et dans L’Abattoir de verre. Au sommet de sa carrière, Costello, femme d’expérience, voyage pour donner des conférences sur la littérature et terrasse à chaque fois son public par le décalage du sujet qu’elle concocte, et qui ne correspond jamais à l’annonce de son intervention, dévoilant une manière de penser le monde, bien particulière.

© Magda Huecke

Le spectacle débute quand elle reçoit le prix Stowe à Williamstown, en Pennsylvanie. Elle est alors présentée comme l’une des plus grandes écrivaines du monde. Puis on la suit en Afrique, vers l’Antarctique, aux États-Unis et à Amsterdam. Warlikowski nous fait pénétrer dans son univers en prise avec l’environnement, sur scène et en images, la condition animale, la fonte des glaciers trop fréquentés par les cargos, les montagnes et barrières de glace qui s’effondrent, le divin qui observe et la notion de mal, l’aliénation, le désir, l’instinct grégaire, le hasard. Il puise parallèlement dans l’univers de Kafka en relation avec son Rapport à une Académie, qui imagine un personnage invité à s’exprimer sur son passé de singe, lors d’une conférence donnée devant d’éminents membres de l’Institution.

Ce singe kafkaïen se glisse sur le plateau au milieu des autres personnages. Au simulacre de J.M. Coetzee/Costello se greffent ceux de Kafka et de Warlikowski qui construit son cabinet de curiosité plein de miroirs et de tiroirs secrets. Il est entouré d’actrices et d’acteurs des plus virtuoses – Mariusz Bonaszewski, Andrzej Chyra, Magdalena Cielecka, Ewa Dałkowska,Bartosz Gelner, Małgorzata Hajewska-Krzysztofik, Jadwiga Jankowska-Cieslak, Maja Komorowska, Hiroaki Murakami, Maja Ostaszewska, Ewelina Pankowska, Jacek Poniedziałek, Magdalena Popławska. Le personnage d’Elizabeth Costello, qui perd petit à petit en crédibilité, est interprété par six actrices d’âges et de physiques différents et d’un homme permettant de livrer toutes les facettes d’une écrivaine qui déraille progressivement. Maja Komorowska, grande dame du théâtre polonais, entre en piste dans la seconde partie du spectacle. Elle a joué à plusieurs reprises sous la direction de Krzysztof Warlikowski, entre autres dans Angels in America, de Tony Kushner en 2007 au Festival d’Avignon. Égérie des plus grands metteurs en scène de théâtre et de cinéma de son pays à partir des années 60, elle a habité les univers de Jerzy Grotowski, Krzystof Kieslowski, Krystian Lupa, Andrzej Wajda, Krzystof Zanussi et d’autres. Cette seconde partie traite de la vieillesse. Avec ses quatre-vingt-sept ans Maja Komorowska y est magnifique, dans une présence pleine d’humanité et de légèreté autant que de profondeur, face à son ordinateur avec reprises de vues, de face, sur l’écran.

© Magda Hueckel

Les sept leçons et cinq contes moraux que traverse ce spectacle-monument d’une durée de quatre heures, sont fondés sur un concept raisonnable et relativement anti-théâtral, celui de la conférence. Mais il permet à l’imaginaire et au réalisme de croiser le fer : le réel est lié à l’environnement d’Elizabeth Costello, son fils qui lui sert d’attaché de presse avec son amie, sa soeur, sa femme et ses enfants, les thèmes qu’elle évoque, le public qui l’écoute ; l’imaginaire, par ses dérapages spectaculaires de femme libre et ses démonstrations extravagantes de libre-penseur, qui sèment le trouble. À la fin du spectacle, elle rencontre un homme qui a perdu une jambe et va la questionner sur ses choix. L’atmosphère se densifie. La dernière image est ce petit poussin qui semble être l’unique objet de son attention dans la tentative de sa survie.

© Magda Huecke

La scène est un grand espace polyvalent, traduisant les différents lieux, le dedans comme le dehors (décor et costumes de Małgorzata Szczęśniak, lumière de Felice Ross). On y voit côté jardin une salle de bains où s’absentent parfois les personnages, des fauteuils dans lesquels  certains, de dos, sont repris de face sur l’écran situé en fond de scène (vidéo Kamil Polak), une salle de réunion en journée et son mobilier de bureau, la conférencière devant le micro, puis les tables de restauration de la soirée colloque, recouvertes de nappes blanches. Une sorte de grand wagon transparent ou de cage en verre apparaît en roulant sur le plateau, permettant des séquences comme celle de l’antarctique et de ses albatros, ou celle du dédoublement du singe kafkaïen, ou encore la réunion familiale, avec Elizabeth devenue presque encombrante, son fils et sa famille.

© Magda Huecke

Les filtres se superposent et Elizabeth Costello devient l’intrusive qui brouille les cartes et joue avec les limites, n’hésitant pas à les franchir. Krzysztof Warlikowski avait déjà repris le personnage dans deux de ses spectacles, dont (A)pollonia en 2009 où elle donnait une conférence sur l’Holocauste qui avait provoqué de nombreuses réactions et La Fin en 2011 qui mêlait des textes de Franz Kafka et Bernard-Marie Koltès. L’image première du spectacle contient à elle seule tout le thème de la représentation. Elle montre Ann Lee, un personnage de manga aux cheveux violets et aux yeux vides, que deux plasticiens et vidéastes, Philippe Parreno et Pierre Huyghe, ont fait vivre en tournant des images avec lesquelles ils rejoignent la question posée dans la lecture d’Elizabeth Costello sur l’ambivalence entre fiction, réalité, illusion et simulacre. « Je suis juste un nom et une idée » dit Ann Lee, comme l’est sommes toutes Elizabeth Costello pour J.M. Coetzee et Krzysztof Warlikowski dans la sédimentation de leurs provocations philosophiques.

Brigitte Rémer, le 13 février 2025

Avec : Mariusz Bonaszewski, Andrzej Chyra, Magdalena Cielecka, Ewa Dałkowska, Bartosz Gelner, Małgorzata Hajewska-Krzysztofik, Jadwiga Jankowska-Cieślak, Maja Komorowska, Hiroaki Murakami, Maja Ostaszewska, Ewelina Pankowska, Jacek Poniedziałek, Magdalena Popławska. Costumes et décor Małgorzata Szczęśniak – lumière Felice Ross – scénario Piotr Gruszczyński, Krzysztof Warlikowski – collaboration au texte Łukasz Chotkowski, Mateusz Górniak, Anna Lewandowska – dramaturgie Piotr Gruszczyński – collaboration artistique Claude Bardouil – musique Paweł Mykietyn – vidéo Kamil Polak – maquillages Monika Kaleta – assistanat à la mise en scène Jeremi Pedowicz – tradition du texte en français Margot Carlier – tradition du texte en anglais Artur Zapałowski – surtitrage Zofia Szymanowska.

Équipe technique : régie générale Paweł Kamionka – régie plateau Łukasz Jóźków – régie lumière Dariusz Adamski – régie son Mirosław Burkot – régie vidéo Tomasz Jóźwin – caméraman Bartłomiej Zawiła – habilleurs Kajetan Korcz, Joanna Chudyk, Sylwia Szefer – maquillages et coiffures Joanna Chudyk, Agnieszka Rebecka – accessoires Tomasz Laskowski – machinistes Wojciech Sadowski, Łukasz Żukowski – assistante à la scénographie Saskia Hellmann – assistant à l’équipe artistique Maciej Krysz.

Du 5 au 16 février 2025, à La Colline-Théâtre National, 15 rue Malte Brun. 75020. Paris – métro : Gambetta – tél. : 01 44 62 52 52 – site : www.colline.fr – Le spectacle a été créé au Nowy Teatr de Varsovie, le 11 avril 2024 et présenté en juillet au Festival d’Avignon – En tournée : Les 21 et 22 mars 2025 au Schauspiel Stuttgart (Theaterbiennale), à Stuttgart – les 4 et 5 octobre 2025 à Konfrontacje Lublin, à Lublin – les 18 et19 octobre 2025 à Dialog-Wroclaw, à Wroclaw – les 26 et 27 octobre 2025 au Teatr Wybrzeze, à Gdansk.