Peer Gynt

Texte Henrik Ibsen, musique Edvard Grieg – texte français et mise en scène Olivier Py – avec l’Orchestre de Chambre de Paris, sous la direction de Anu Tali – au Théâtre du Châtelet.

© Vahid Amanpour

L’orchestre en fond de scène, ample et majestueux, est déjà une fête. Même si avec Peer Gynt, le vaurien, la fête peut tourner court. Le spectacle débute par un pugilat au village qui donne le ton. Les mauvais garçons s’y empoignent et défendent leurs territoires.

La scénographie est faite de maisons de bois comme dans les campagnes norvégiennes, avec un escalier vertigineux permettant les entrées et sorties. Elles apparaissent et disparaissent au fil de l’histoire au profit de la place du village, de l’espace de la noce, du territoire des trolls, du réduit des fous. L’une, côté jardin, porte une enseigne, Peer Gynt, où l’ange déchu (Bertrand de Roffignac) vit avec sa mère, Aase (Céline Chéenne), prise entre deux feux, l’admiration et la tendresse en même temps que le déni, la honte et le rejet. « Tu mens comme le diable » lui dit-elle face à ses récits rocambolesques qui l’exemptent de toute réalité « tu n’es pas de ce monde, tu couds toujours la vie avec le fil du rêve… »

© Vahid Amanpour

Les dialogues entre mère et fils sont diablement poétiques même si Aase ne le ménage pas, le traitant aussi de minable, de bon à rien et de raté.   Les corbeaux qui croassent autour de la maison sont autant de messagers reliant le monde des vivants à celui des ténèbres. Côté cour l’espace préservé de Solweig (Raquel Camarinha), la lumineuse, l’inatteignable. Elle demande à Aase de lui parler de Peer « dites-moi tout de lui » et contemple le désastre de sa vie : « tu parles comme si Dieu était mort » lui dit-elle. En retour Peer supplie sa mère : « dis-lui de ne pas m’oublier. »

Dramaturge norvégien Ibsen (1828-1906), expatrié pendant de longues années écrit Peer Gynt en Italie et publie la pièce en 1867. Drame philosophique et poétique, elle est représentée pour la première fois à Oslo en 1876, au Christiania Theater, accompagné de la musique qu’il a commandée à Grieg, devenue inséparable de l’oeuvre. L’accueil est triomphal alors qu’Ibsen est éloigné des cercles artistiques. Peer Gynt, cet antihéros que rien n’arrête, ni les velléités ni les parjures, défie le monde et traverse toutes sortes d’expériences où il finit toujours par se brûler les ailes.

© Vahid Amanpour

Au fil des cinq actes et trois heures quarante de représentation, dans l’ivresse et la démesure de la pièce, on traverse avec le personnage la noce au village où il porte sa mère sur les épaules et l’enlèvement de la mariée, Ingrid (Lucie Peyramaure), sa muflerie envers elle, la rencontre avec la fille du roi des trolls (Clémentine Bourgoin) qui l’emmène chez son père, dans les montagnes de Dovre, un roi en majesté perché sur une tour-mirador à roulettes (Damien Bigourdan) et entouré de ses sujets, veau, vache, cochon, couvée. Leur devise « ne pense qu’à toi » le séduit et le voilà prêt à vendre son âme au diable et à boire le nectar qui le transformera en animal, avant de se raviser et de s’enfuir par la salle, enjambant les spectateurs. Il rencontre Le Courbe (Pierre-Antoine Brunet) une sorte d’ombre qui lui apprend que la vie n’est qu’une suite de détours, puis rentre à la maison – qui entre temps a été saisie et vendue – où il trouve sa mère à l’aube de la mort et qui l’attendait, dans une pauvreté absolue. « Oublions le malheur, parlons de tout et de rien » lui dit-elle. Les images de l’enfance surgissent, « le lit de quand j’étais petit, c’était notre traineau ! » reconnait-il avec émotion. Le lit devient barque solaire, « maman, je vois Dieu » dit-il, et Peer transforme la mort de Aase en un voyage merveilleux.

© Vahid Amanpour

La seconde partie, après l’entracte, montre Peer Gynt parcourir, le monde à l’affût de bonnes affaires. Il est flambant, chapeau blanc, dollars, dents en or, qui brillent. En Afrique du Nord il se lance dans des trafics et saisi de mégalomanie se prend pour l’empereur du monde croyant encore que tout s’achète. Il grimpe dans un palmier pour échapper au pire, se cache pour observer, s’habille local, on est dans un état de non-retour. Pourtant tout s’écroule car il y a plus malin que lui. Trahi, dévalisé, ruiné, le vagabond devient prophète au milieu d’un harem où Olivier Py déploie l’orientalisme avec délectation, danses et narguilés, sphinx, désert et momie se mêlent, avant que Peer ne sombre dans sa logorrhée et la folie. Le temps n’existe plus, le médecin chef tout aussi fou que les fous, lui passe la camisole de force. Peer monte son Golgotha, une croix arrachée au mur dans les mains, où il rejoint un danseur sur le toit, un capitaine sur une passerelle. Comme un bateau ivre il prophétise sur la mer. Un canot est jeté à la dérive, sur les spectateurs.

De retour en Norvège la mort rôde et lance des étoiles. Peer a des visions et entend à nouveau tel un paradis perdu ce chant de Solweig qui l’avait tant ému. « J’entends de la musique, c’est une femme qui chante » dit-il. Elle, sur le toit le chante à nouveau. Peer voit défiler son propre enterrement, mené par un prêtre qui dit l’oraison funèbre entouré de sa cohorte de pèlerins habillés de noir. « Il aura été lui-même, jusqu’au bout » prêche-il sur fond de coups de tonnerre vrombissant. « Qui il était ? Un mauvais poète. » Peer délire, son fils troll, certificat de ses péchés, apparaît. Un chœur d’hommes, côté cour, de femmes côté jardin accompagnent son voyage, cette fois le dernier. Et il comprend que la philosophie des hommes, Sois toi-même, lui était restée étrangère, que sa vie était à l’opposé. Solweig descend, robe noire, sobre, hiératique comme tout au long de la pièce. Elle fait face à Peer qu’elle attendait dans son amour infini. Il s’endort sur ses genoux, bercé par son chant. « Ton voyage est fini, Peer, tu as enfin compris le sens de la vie, c’est ici, chez toi et non pas dans la vaine poursuite de tes rêves fous à travers le monde, que réside le vrai bonheur. »

© Vahid Amanpour

Peer Gynt est une épopée en même temps qu’un récit initiatique. C’est une histoire fantastique tissée à partir de l’imaginaire des traditions populaires, contes, danses et musiques de Norvège, le pays des trolls en est un exemple dans l’imagerie populaire. Au-delà d’un texte plein de grâce et d’effronterie, Olivier Py fait apparaitre et disparaitre dans la mise en scène des mondes, tel un magicien et conduit l’ensemble, dans le mélange des genres, de main de maître. La scénographie fait sortir les personnages de trappes, émerger des plateformes comme celle de la noce d’Ingrid dans la première partie où l’on suit les convives quelque peu éméchés, plateforme qui réapparaît à la fin quand Peer se trouve fou parmi les fous (décors et costumes de Pierre-André Weitz, lumières de Bertrand Killy). Bertrand de Roffignac donne une énergie extravagante à ce héros perdu.

© Thomas Amouroux

 L’Orchestre de Chambre de Paris, composé d’une soixantaine d’instrumentistes, est installé en fond de scène.  À certains moments le plateau s’obscurcit et derrière un tulle recouvert d’arbres se déploie la musique dirigée par Anu Tali. La cheffe estonienne se produit avec des orchestres du monde entier et fut directrice musicale du Sarasota Orchestra de Floride. Aujourd’hui avec l’Orchestre de Paris et la sublime partition d’Edvard Grieg, elle résonne dans le Théâtre du Châtelet avec intensité. Cantatrices et chanteurs qui sont aussi acteurs, offrent avec générosité des tessitures et un travail vocal et musical de haut niveau où musique et texte s’inscrivent en écho pour faire chanter la vie dans toute son âpreté et son humanité.

Brigitte Rémer, le 18 mars 2025

Avec : Peer, Bertrand de Roffignac – Aase, Céline Chéenne – Solveig, Raquel Camarinha – Damien Bigourdan – Clémentine Bourgoin – Pierre-Antoine Brunet – Emilien Diard-Detoeuf – Marc Labonnette – Justine Lebas – Pierre Lebon – Lucie Peyramaure – Olivier Py – Sévag  Tachdjian – Hugo Théry. Décors et costumes Pierre-André Weitz – lumières Bertrand Killy – assistant à la mise en scène Ivo Bauchiero. Orchestre de Chambre de Paris, sous la direction de Anu Tali (Edvard Grieg Peer Gynt, musique pour le poème dramatique d’Henrik Ibsen op. 23, Francfort-sur-le-Main, Leipzig, Londres, New-York, C.F. Peters, 1908. Nouvelle production du Théâtre du Châtelet, en français surtitré (parties chantées : en français et en anglais / parties parlées : en anglais). Peer Gynt dans l’adaptation d’Olivier Py est publié aux éditions Actes-Sud.

Du 7 au 16 mars 2025, au Théâtre du Châtelet, Place du Châtelet. 75001. Paris – Tél. : 01 40 28 28 28 – site : www.chatelet.com

Rapport pour une académie

D’après Franz Kafka traduction et dramaturgie Daniel Loayza mise en scène et lumière Georges Lavaudant – interprétation Manuel Le Lièvreà la MC 93 de Bobigny, Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis.

© Marie Clauzade

Une porte monumentale qui par sa taille pourrait évoquer la Porte de l’Enfer de Rodin, barre le plateau. Elle s’entrebâille lentement au son d’une cloche et de bruits de pas. L’homme qui entre a du mal à en atteindre la poignée pour la refermer (Manuel Le Lièvre). Il s’avance sur une allée de tapis rouge, portant queue de pie et nœud papillon clair, une broche blanche en forme de rameau piquée à la boutonnière. Il est attendu comme une star et commence son soliloque.

« Vous m’avez fait l’honneur de me demander de fournir à votre Académie un rapport sur mon passé de singe… Cinq années me séparent de ma vie de singe, mes souvenirs se sont peu à peu effacés. » On l’appelle Peter le Rouge, un surnom qui ne lui convient guère dit-il, et qu’il reçoit d’un journaliste après deux balles tirées par des chasseurs dont l’une à la hanche qui lui laisse des séquelles, le faisant boiter légèrement. La poignée de main est le premier apprentissage de sa vie d’homme.

Il raconte l’épreuve de la cage dans laquelle on l’avait placé dans l’entrepôt d’un bateau à vapeur et qui lui sciait la peau du dos, de ce sentiment qu’il n’y avait aucune issue possible. « Jusque-là j’avais trouvé tant de manière de me sortir de tout, et voilà que l’on m’en privait. » L’homme essuie son émotion à l’aide d’un mouchoir. Mourir ou être dressé, telle est pour lui la question. Pour échapper à son sort il formule l’idée qu’il lui faut cesser d’être un singe et devise sur la liberté, même si elle ne s’inscrit pas a priori dans ses objectifs, c’est une issue qu’il cherche. Et il se remémore les espaces de liberté observés chez les acrobates dans les music-halls où il attendait d’entrer en scène.

 « Aujourd’hui je me rends compte que sans le plus grand calme intérieur, jamais je n’aurai réussi à m’échapper » et il raconte que ce calme observé chez les marins de l’équipage qui l’entoure lui a permis la réflexion, et de travailler à leur ressembler. Dans le mimétisme il acquiert geste après geste, comment cracher, fumer, boire, communiquer avec eux et l’apprend en théorie et en pratique. « Aucun professeur humain n’aura jamais trouvé sur terre un étudiant en humanité de mon espèce » reconnait-il, fier et modeste. Et pas à pas, le singe prend visage d’homme et trouve le langage, non pour imiter l’homme mais pour chercher son issue. « Salut ! » fut son premier mot.

Arrivé à Hambourg il fut remis à son premier dresseur, jardin zoologique ou music-hall étaient à son générique. Il pria pour que la seconde hypothèse s’offre à lui. « Ah, messieurs, si vous saviez les choses que j’ai alors apprises et comme il est possible d’apprendre quand on cherche une issue ! On apprend à tout prix ! » Et il raconte sa manière de consommer formateur après formateur, boulimique qu’il était dans les apprentissages. « Grâce à un apprentissage sans commune mesure, j’ai pu acquérir le niveau de culture d’un Européen moyen. » Il quitte la cage et plonge dans ce monde nouveau qu’il contemple par la fenêtre. Un imprésario, des représentations le soir, un grand succès, des soirées mondaines, conférences scientifiques, banquet sont sa vie et il rejette tout ce qui lui rappelle la moindre soumission.

Parvenu à obtenir ce qu’il voulait, il dit ne rien attendre du jugement des hommes. « Je ne cherche qu’à transmettre mon savoir en contant mon histoire. Comme je l’ai fait pour vous, Éminents membres de l’Académie, je n’ai fait que la rapporter. » La porte monumentale derrière laquelle l’homme faisait son Rapport, s’ouvre (scénographie et costume Jean-Pierre Vergier, lumière Georges Lavaudant et Cristobal Castillo-Mora) Dehors, il neige. La dernière image du spectacle est d’une grande puissance, on est dans le cimetière juif de Prague où parmi les pierres tombales de guingois, se trouve celle de Kafka. L’homme s’assied dans la neige, méditatif, et se couvre la tête d’un chapeau melon, celui de l’auteur. Il est Kafka.

Dans La Métamorphose déjà, Kafka frayait avec le monde animal. Dans Rapport pour une académie le ton quoique résolument sérieux, développe en sous-teinte une certaine ironie caustique tant à l’égard du parcours de l’homme ex-singe qu’à celle de l’humanité. Pas de grand cabotinage chez Manuel Le Lièvre qui porte magnifiquement et avec singularité le texte dans toutes ses subtilités. On guette son moindre geste et ses émotions, ses observations, l’expression de sa solitude dans son parcours qui reprend les thèmes de l’altérité et de l’assimilation, de l’aliénation et de la domination. Peu de salut pour qui est différent. Un texte qui évoquerait aussi la vie de l’auteur emprisonné dans une vie de famille et engagé pendant cinq ans dans une promesse de mariage avec Felice Bauer, avant de rompre.

Ce court texte lumineux et énigmatique est daté de 1917. Perfectionniste à outrance, Kafka qui accepte peu d’être publié et voulait détruire son œuvre à la fin de sa vie, accepte qu’elle le soit dans la revue littéraire juive Der Jude, dans une Europe désespérée et désespérante où la notion de liberté est mise à rude épreuve. Georges Lavaudant dans sa mise en scène crée le trouble, avec l’image d’un personnage sur lequel on lit à peine un reste simien (création maquillage, coiffure, perruques Sylvie Cailler, Jocelyne Milazzo, Nathalie Damville), et l’utilisation d’un langage rudimentaire et raffiné d’où émerge une certaine fierté. Rapport pour une académie a valeur d’allégorie et tend un miroir à une humanité incertaine. Derrière la porte, ce peut être l’enfer.

Brigitte Rémer, le 15 mars 2021

Scénographie et costume Jean-Pierre Vergier – lumière Georges Lavaudant et Cristobal Castillo-Mora – son Jean-Louis Imbert – création maquillage, coiffure, perruques Sylvie Cailler, Jocelyne Milazzo, Nathalie Damville – production LG théâtre – coproduction Les Nuits de Fourvière, Printemps des Comédiens – La compagnie LG théâtre est conventionnée par le ministère de la Culture.

Du samedi 8 au dimanche 16 mars 2025, du mardi au vendredi à 20h, le samedi 8 mars à 19h30, le samedi 15 mars à 17h, le dimanche 9 mars à 16h30, le dimanche 16 mars à 16h – à la MC 93 Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis, Bobigny – site : www.MC93.com – tél. : 01 41 60 72 72 – En tournée : Théâtre Edwige Feuillère, Vesoul, le 27 mars 2025 MC93 – Théâtre Anthéa, Antibes, du 1er au 3 avril 2025.

Vent fort

D’après le poème scénique de Jon Fosse, traduction Marianne-Ségol-Samoy – mise en scène Gabriel Dufay, compagnie Incandescence – à la Maison des Arts de Créteil.

© Vladimir Vatsev

L’univers de Jon Fosse, écrivain norvégien, Prix Nobel de Littérature en 2023, reste énigmatique, ses pièces sont denses, linéaires et minimalistes. L’épreuve du temps qui passe est un de ses grands thèmes. Il décline le langage dans toutes ses variations, répétitions et réminiscences.

L’un de ses derniers textes, Vent fort, écrit en 2021 après son roman-fleuve Septologie, met en scène un Homme de retour chez lui après une longue absence et qui fait face à l’instant présent et à une autre réalité quand il comprend que sa place est prise. La Femme a changé d’espace et vit avec un autre, elle lui demande de partir. Cet huis clos autour du couple, sur l’amour et la séparation, apporte ses fantômes et nous parle. L’homme perd pied (Thomas Landbo), il est à la fenêtre, attiré par le vide et le tourbillon incessant du vent, « jeté dans l’explosion de ma vie » dit-il.

Le temps et l’espace se troublent comme se mêlent dans une certaine confusion le passé et le présent en mouvements de balancier, l’absence d’avenir. Il parle dans le vide, cherche sa respiration, la femme est loin déjà (Léonore Zurflüh), son amant (Yuriy Zavalnyouk) fait face à l’homme. Poèmes, chants et musique adoucissent un peu l’atmosphère à travers la figure de l’ange (Alessandra Domenici).

© Vladimir Vatsev

On est dans un espace vide, au quatorzième étage, un appartement qui figure le temps. La scène est comme l’espace mental de l’Homme. Face à nous, la fenêtre et quelques accessoires (scénographie Margaux Nessi, lumières Sébian Falk-Lemarchand). L’ensemble est sombre et le geste prend place, évoquant ce qui ne peut se formuler (conseil chorégraphique Kaori Ito). Au loin la ville se projette, présente et discrète (vidéo Vladimir Vatsev). C’est comme le soliloque d’un homme face à lui-même, obsessionnel dans ses flux et ses reflux. La femme répond à peine. « Tu ne dis rien… » lui reproche-t-il. Climat d’angoisse et d’étrangeté, difficulté d’aimer, trahisons et mensonges, inquiétudes, obsessions, bilan d’une vie, radiographie d’un couple dans son incommunicabilité.

Chez Jon Fosse les pensées les plus profondes se disent avec un vocabulaire simple et les silences sont un langage. Une pensée se construit autour de la fragilité et de l’humanité, de la question du sens de l’existence, du déni de réalité, de la folie et de ses limites. Dans Je suis le vent et Quelqu’un va venir, deux textes plus anciens, on passait aussi du rêve au cauchemar, des fantasmes à la tentation du suicide, du questionnement sur soi-même aux questions métaphysiques, de la mobilité à la contemplation, de l’amour à la solitude. Le vent c’est aussi le souffle et la respiration cet espace sacré, l’intérieur et l’extérieur.

© Vladimir Vatsev

Dans la mise en scène de Gabriel Dufay les éléments parlent – fenêtre, portes, vent, gestes – comme cette fenêtre qui bascule jusqu’à se décrocher et tomber dans le vide, symbole du vacillement de la raison chez cet Homme, perdu. Le metteur en scène entretient une relation de longue date avec l’auteur, dont il a publié la correspondance et créera un spectacle autour de plusieurs de ses pièces à la Comédie-Française, en septembre 2025. Il expérimente l’hybridation des genres et des disciplines, et avait présenté à la Maison des Arts de Créteil Fracassés de Kae Tempest et Colère noire de Brigitte Fontaine. Sa direction d’acteurs est précise et fine, tous dans une hyperconcentration.

Au quatorzième étage devant la fenêtre, « Ne te penche pas ! » aura-t-elle dit à plusieurs reprises. L’Homme se penche. Un cri déchire l’espace, qui dit Non ! La vie la mort se jouent en quelques secondes. La scène se recouvre de brume. La seule chose qui existe / en tout cas pour l’être humain / c’est un maintenant / qui est si bref qu’il n’existe plus / avant même qu’on l’ait pensé / oui comme une petite lumière / oui de l’éternité / Une petite étincelle d’éternité / Mais c’est quoi une étincelle / Un éclat soudain de lumière / Une vision soudaine / aussi vite disparue écrit Jon Fosse.

Brigitte Rémer, le 10 mars 2025

Avec Alessandra Domenici, Thomas Landbo, Yuriy Zavalnyouk, Léonore Zurflüh – collaboration artistique Alessandra Domenici – scénographie Margaux Nessi – conseil chorégraphique Kaori Ito – vidéo Vladimir Vatsev – lumières Sébian Falk-Lemarchand – costumes Aude Desigaux – son Bernard Vallery – régie son/vidéo Anaïs Georgel – construction décor Jean-Luc Malavasi – assistant à la mise en scène Arnaud Bocquet – administration Clio Baran et Jérôme Bocquet. Vent fort est publié par L’Arche, éditeur et agence théâtrale, dans la traduction de Marianne Ségol-Samoy – voir aussi la correspondance entre Jon Fosse et Gabriel Dufay publiée par l’Arche, Écrire, c’est écouter.

Vu le 5 mars 2025 à la Maison des Arts de Créteil, Place Salvador Allende 94000 Créteil – tél. 01 45 13 19 19 www.maccreteil.com – En tournée : le 18 mars 2025 au Théâtre des 2 Rives, Charenton-le-Pont – du 20 au 22 mars 2025 au TJP Grande Scène, Strasbourg – le 29 avril 2025 au Théâtre de Chartres – octobre 2025 à l’Échangeur de Bagnolet.

Antoine et Cléopâtre

Texte et mise en scène Tiago Rodrigues, avec des citations d’Antoine et Cléopâtre de William Shakespeare – interprétation Sofia Dias et Vítor Roriz, compagnie Mundo Perfeito – au Théâtre de la Bastille.

© Magda Bizarro

Un grand mythe et deux noms inséparables, comme Roméo et Juliette, le politique en plus ; des images du film de Josef Mankiewicz avec Elizabeth Taylor et Richard Burton, en 1963 ; Shakespeare s’inspirant de Plutarque dans sa Vie de Marc Antoine, autant d’images de ce couple emblématique nous habitent. De nombreux compositeurs ont chanté cette reine d’Égypte, Haendel, Massenet, Berlioz, John Adams et tant d’autres, le mythe de l’Égypte ancienne reste au zénith.

Loin de tout drame historique, avec Sofia Dias et Vítor Roriz, duo d’artistes travaillant ensemble depuis une vingtaine d’années, Tiago Rodrigues nous emmène dans la réminiscence, le vis-à-vis, l’effet miroir, le double, les ombres. On est dans le mouvement perpétuel où deux êtres se cherchent, se frôlent, se réinventent à chaque moment.

© Magda Bizarro

La scène est recouverte d’une toile d’un gris très clair marbré, au sol et sur le mur de fond de scène. Côté jardin, un immense mobile rappelant Calder tourne imperturbablement, ses facettes jaune et bleu lancent leurs reflets et donnent le mouvement, tel un métronome. Côté jardin, une platine et le disque vinyle de la bande originale du film de Mankiewicz tourné en 1963 et signée Alex North que les danseurs-acteurs régissent eux-mêmes et dont la pochette nous fait face (scénographie Ângela Rocha).

« Antoine voit » lance Cléopâtre, « Cléopâtre voit » répond Antoine en écho, le travail repose sur cette frontière floue entre un homme et une femme qui se cherchent. Sur ce même principe de la répétition et du ressassement, le texte se dit, par bribes, et se déplace au fil du langage corporel et chorégraphique, comme une spirale. Elle, raconte ses visions, le meurtre, la corde teintée de sang, le nœud. Il regarde. Lui, voit son propre corps allongé, transpercé par son épée. « L’Égypte est ma prison » déclare-t-il avant que leurs bras ne s’imbriquent et que leurs mains ne se touchent. Ils entrent dans le présent et peu importe l’avenir.

Les mots sont comme un tremblement, à peine suggérés, balisant pourtant l’histoire, avec une Cléopâtre déguisée en esclave, un Antoine jouant aussi à l’esclave selon les subterfuges imaginés. « Cléopâtre plonge dans les eaux du Nil. Antoine plonge dans les eaux du Nil. Antoine respire, Cléopâtre respire… » La tension dramatique est bien là. Cléopâtre fait un cauchemar et le partage dans la lumière jaune. Elle est au Palais (création lumière Nuno Meira).

© Magda Bizarro

Dans un savant entrelacement de gestes et de mots défilent le désert et le Nil, le dégradé des sentiments, les tentatives, la présence-absence. Le bracelet en forme de serpent donne son pouvoir, tous les attributs y sont et les espaces-temps se mêlent comme se révèle leur désir. Le jeu politique en coulisses conduit à la distance ensuite et à la mort, si proche. « J’appartiens à ton passé » lance Cléopâtre, seule à Alexandrie et qui se sent délaissée alors que lui est à Rome et épouse Octavie, fille de Jules César avec qui elle  avait eu une relation passionnelle et un fils, rapprochant son pays et le monde romain. C’est après, que Cléopâtre avait débuté sa relation avec Marc Antoine. Puis les rôles se mélangent, davantage encore, avec l’intervention du messager. « Antoine va bien. Il s’est marié… »

Reprise du texte comme un disque rayé, mort d’Antoine, suivie d’une liste de mots dérivés comme si la folie s’était glissée par-là : mon amour, mort d’Antoine, mot d’amour… Doucement, du sang, puissant, puissante, poison, poisson, un oiseau ! La vie, l’envie, s’en va, la vie, ça va, avance, suspend, le sergent, serre-moi, les romances, les romains… La main, la fin, le vin… C’est du sang, séduisant, c’est lui, c’est l’ennemi… C’est la nuit de sa vie qui s’enfuit…» un torrent de mots dignes des recherches de l’Oulipo sur fond de la mort de Cléopâtre, suicide vraisemblable… « Je meurs, Égypte ! »

Basés à Lisbonne, les deux acteurs-danseurs Sofia Dias et Vítor Roriz développent un langage corporel épuré, énigmatique et la dérive du mot qui caresse puis blesse. Ils expérimentent, créant en un seul mouvement, ininterrompu, la douceur et la fluidité, un monde onirique aux frontières du rêve. Il y a quelque chose de lumineux dans ce spectacle si sobre, si évident et si élégant, comme une synchronisation où l’un est le réflecteur de l’autre tout en étant son reflet et son écho.

La finesse du travail qu’ils réalisent avec Tiago Rodrigues comme chef d’orchestre est admirable. L’acteur, metteur en scène, dramaturge et producteur portugais, actuellement directeur du Festival d’Avignon, casse les codes et reconstruit le sens. Il permet la rencontre entre les arts et les pays et défie nos perceptions. C’est de la haute-voltige !

Brigitte Rémer, le 6 mars 2025

Avec : Sofia Dias et Vítor Roriz, compagnie Mundo Perfeito – scénographie Ângela Rocha – costumes Ângela Rocha et Magda Bizarro – création lumière Nuno Meira – musique extraits de la bande originale du film Cléopâtre (1963), composée par Alex North – collaboration artistique Maria João Serrão et Thomas Walgrave – traduction française Thomas Resendes – construction du mobile Decor Galamba – direction technique et régie lumière Cárin Geada – régie générale Catarina Mendes. Production déléguée Otto Productions – Nicolas Roux Production exécutive de la création originale Magda Bizarro et Rita Mendes. Une création originale de la compagnie Mundo Perfeito (2014), avec le soutien du Gouvernement Portugais et DGArtes, coproduction Centro Cultural de Belém, Centro Cultural Vila Flor et Temps d’Images – résidence artistique Teatro do Campo Alegre et Teatro Nacional de São João. Avec le soutien du Museu de Marinha
Remerciements Ana Mónica, Ângela Rocha, Carlos Mendonça, Luísa Taveira, Manuela Santos, Rui Carvalho Homem, Salvador Santos et Bomba Suicida www.ottoproductions.fr

Du 27 février au 14 mars 2025, à 20h, samedi à 18h, relâche le dimanche – Théâtre de la Bastille, 76 rue de la Roquette. 75011. Paris – site : www.theatr-bastille.com – tél. : 01 43 57 42 14 –

Et la bête blessée la regardait… Où est Rosa Luxemburg ?

D’après la correspondance de Rosa Luxemburg – idée, conception et texte Aurélie Youlia, conception et mise en scène Inka Neubert, avec Pierre Puy et Aurélie Youlia – coproduction de la Compagnie des Luthiers et du Theaterhaus G7 de Mannheim, au Théâtre de l’Épée de Bois/Cartoucherie de Vincennes, Paris.

© Theaterhaus G7, Mannheim

Ces Lettres de Rosa Luxemburg, femme de combat née en 1871 en Pologne alors sous domination russe, assassinée à Berlin en 1919, font partie du patrimoine de la famille Luxemburg. À la mort de Rosa, son frère Josef les récupère, ainsi que ses différents écrits et son herbier. C’est aujourd’hui Kazimierz Luxemburg, son neveu, qui s’inscrit dans la chaîne de transmission et permet ce travail de mémoire. À cinq ans, il assistait aux funérailles de sa tante, Rosa.

Issue d’une famille de commerçants juifs polonais, Rosa Luxemburg fait de brillantes études au lycée de Varsovie et s’engage très tôt dans des activités subversives l’obligeant à se réfugier en Suisse où elle se lie à divers militants socialistes. Elle présente une thèse en économie politique et c’est l’une des premières femmes au monde à obtenir un doctorat en la matière, la première pour la Pologne. C’est à Berlin ensuite où elle s’installe et obtient la nationalité allemande en 1898, qu’elle découvre le SPD/Parti social-démocrate et y milite un temps. Elle travaille comme journaliste pour la presse socialiste et comme traductrice – elle parle yiddish, polonais, russe, allemand et français – elle est aussi enseignante à l’école du SPD où elle donne des cours d’économie, d’histoire de l’économie et d’histoire du socialisme.

Théoricienne marxiste, militante socialiste et communiste, son énergie et son intelligence sont remarquées dès 1893 lors de sa première intervention en public au congrès de l’Internationale ouvrière, elle a vingt-deux ans. Elle acquiert très vite une certaine notoriété, renforcée par la publication d’un texte érudit, d’abord publié sous forme d’articles, Réforme sociale ou Révolution ? On l’appelle Rosa la Rouge. Après avoir adhéré au SPD elle critique ses positions et dénonce la guerre, avant de fonder avec Karl Liebknecht en 1916 la Ligue des Spartakistes, mouvement révolutionnaire et antimilitariste. Elle sera emprisonnée à plusieurs reprises.

Les deux acteurs, narrateurs de l’histoire de vie de cette militante emblématique, arrivent de la salle (Aurélie Youlia et Pierre Puy). Ils s’installent dans une sorte de bureau-atelier, type studio d’architecture où s’éparpillent livres, lettres et photos, les fragments de sa vie, sous le regard de sa machine à écrire témoin de ses pensées et de ses actions (scénographie et costumes Isabell Wibbeke, lumières Stefan Griesshaber). Ils construisent le récit de l’engagement de cette femme « romantique et radicale » en même temps, Rosa Luxemburg. Dans ce laboratoire de pensée politique, ils dépouillent patiemment et ardemment les lettres transmises par Kazimierz Luxemburg, colle sur l’écran de fond de scène quelques mots, bribes, slogans, affichettes et portraits. Des images vidéo et images d’archives complètent les documents présentés (vidéo et son Philippe Mainz).

© Theaterhaus G7, Mannheim

La première lettre lue en allemand vient de Berlin, deux jours avant sa mort, Aurélie Youlia parfaitement bilingue, la livre avec émotion. On comprend que la tête de Rosa et celle de son mouvement, sont mises à prix. Le spectacle débute par la fin de l’histoire sur les circonstances de sa disparition, dans tous les sens du terme, assassinée, en même temps que Karl Liebknech, par des officiers des corps francs, milice formée à l’instigation du ministre social-démocrate de l’Intérieur Gustav Noske, puis disparition de son corps. Elle sortait de quatre ans d’emprisonnement. Une photographie montre les assassins fêter sa mort. C’est un cercueil vide qui accompagne ses funérailles rassemblant plus de cent mille personnes, suivies de  spéculations sur fond de mensonges et dissimulations – preuves à l’appui par son avocat – disparition non encore élucidée à ce jour.

© Theaterhaus G7, Mannheim

Le texte reprend les moments clés de son parcours, tout en dessinant le contexte global de la fin du XIXème et début du XXème. Dreyfus est envoyé en Guyane, les Frères Lumière déposent leur projet de cinématographe, Apollinaire est blessé par des éclats d’obus, en mars 1916. Lectures et chansons, en langue française et parfois langue allemande se tissent au fil des événements rapportés – chansons notamment des mères ayant perdu leur fils à la guerre : sa relation avec Léo Jogiches, militant lituanien qu’elle rencontre à l’Université de Varsovie mais qui ne la suivra pas en Allemagne, sa démission du SPD, ses fausses identités pour retourner à Varsovie, la description de sa cellule, une libération sous caution applaudie par plus de mille femmes à sa sortie de prison et l’appel à se rassembler, prémisses du 8 mars, journée internationale du droit des Femmes, ses lettres à Karl Kautsky, homme politique et théoricien marxiste allemand et autrichien né à Prague. Au fil du récit se complète la toile chargée de photos et documents qui servent de guides. On traverse sa déprime quand elle est emprisonnée à Breslau, aujourd’hui Wroclaw en Pologne, son chagrin quand elle apprend la mort d’un ami, Hans Diefenbach.

« Très chère Sonitschka, j’espère avoir bientôt la possibilité de vous envoyer cette lettre, aussi je m’empresse de l’écrire. J’ai été si longtemps privée de la joie de m’entretenir avec vous, tout au moins par lettre. Mais je devais réserver à Hans Diefenbach, les quelques lettres que j’avais la permission d’écrire, car il les attendait. C’est fini, maintenant. Mes deux dernières lettres s’adressaient à un mort et on m’en a renvoyé une. Je ne puis y croire… » Beaucoup de lettres ont aussi été détruites par Rosa elle-même, par peur de perquisition. La tension dramatique monte au fil de la représentation et, par-delà les chansons, une musique, discrète mais présente, comme une petite veilleuse, accompagne le spectacle.

Rosa Luxemburg, assassinée mais pas morte, pour mémoire, et qui écrivait : « Rester un être humain est jeter s’il le faut, joyeux, sa vie tout entière, sur la grande balance du destin mais en même temps se réjouir de chaque journée de soleil et de beaux nuages. » Un spectacle de théâtre documentaire subtilement rapporté par Aurélie Youlia et mis en scène par Inka Neubert, porté par les deux acteurs, Pierre Puy et Aurélie Youlia, avec précision, passion et justesse.

Brigitte Rémer le 5 mars 2025

Avec : Pierre Puy, Aurélie Youlia (Jeu et chant) – mise en scène Inka Neubert, du Theaterhaus G7 de Mannheim – vidéo et son Philippe Mainz – scénographie et costumes Isabell Wibbeke – lumières Stefan Griesshaber

Du 20 février au 9 mars 2025, du jeudi au samedi à 21h, samedi et dimanche à 16h30, au Théâtre de l’Épée de Bois, Cartoucherie de Vincennes. 75012 – site : www.epeedebois.com – une coproduction de la Compagnie des Luthiers (Paris) et du Theaterhaus G7 de Mannheim (Allemagne), avec le soutien de la Baden-Würtemberg Stiftung, du Fonds Citoyen franco-allemand et d’Anis Gras.

Le Funambule

Texte de Jean Genet – conception et mise en scène, Philippe Torreton – composition musicale, Boris Boublil – chorégraphie, Julien Posada – au Théâtre de la Ville-Les Abbesses.

© Pascale Cholette

D’emblée on est saisi par la solitude en même temps que par la simplicité, la vérité et la poésie de ce cirque désaffecté qu’on découvre à la torche, quand vient le poète. L’ambiance est fellinienne dans la sensibilité de La Strada.

Côté cour le musicien, Boris Boublil, dans la pénombre, entouré de ses claviers, piano, guitare et percussions, ponctuera l’ensemble de la représentation de ses tempos et vibrations. Sur le piano, un téléphone en bakélite blanche et une bouteille. En fond de scène une vieille toile de chapiteau défraichie aux couleurs passées ni bleu ni vert. Devant, un vague dépôt, contenant des résidus d’objets de cirque, à l’abandon, le C de cirque encore bordé de ses ampoules. Des agrès à l’ancienne tombent des cintres – corde lisse, échelle, cerceau, mât et portiques. Un Fil de six mètres de long barre l’espace de cour à jardin entre deux plateformes, à un mètre du sol. Une chemise y est étendue, comme sur un fil à linge. Plus près du public, côté jardin, l’écritoire du poète – Philippe Torreton dans la silhouette et le rôle de Genet – une caisse pour poser juste un verre et une feuille blanche, une vieille bassine sans âge remplie d’eau, un lit de camp recouvert d’un drap écru sous lequel on peut deviner un corps. Le sol est en mauvais état, moquette verte en lambeaux dessinant des reliefs, et sol gris mal dégrossi, juste fait pour se blesser (scénographie Raymond Sarti).

© Pascale Cholette

Entre le poète à la lueur de sa torche, au son du tonnerre et d’une violente pluie d’orage. Comme au commencement du monde il crée la lumière, débloque le compteur et envoie une musique, tel le signal d’un réveil matin. Il lance des paillettes d’or sur le fil du funambule, comme celles qui s’accrochent à lui les soirs de fête et feuillette un carnet qui ne lui appartient pas. Il y découvre de curieux signes : « le long d’une ligne droite, qui représente le fil, des traits obliques à droite, des traits à gauche, ce sont ses pieds, ou plutôt la place que prendraient ses pieds, ce sont les pas qu’il fera » comme les notations en danse, selon Benesh ou Laban. « Que m’importe donc qu’il sache lire ? Il connaît assez les chiffres pour mesurer les rythmes et les nombres » ajoute-t-il. Genet est ébloui, son funambule c’est Abdallah, son amoureux. « Le fil était mort – ou si tu veux muet, aveugle – te voici, il va vivre… Tu danseras sur et dans une solitude désertique. »

© Pascale Cholette

Sous le drap, l’ange se réveille lentement, puis se lève, la cheville bandée, il s’étire sur son fil faisant penser à la figure du crucifié. « L’Ange, pour nous, c’est le soir descendu sur la piste éblouissante. » Le poète poursuit sa méditation à haute voix. Le texte de Genet est écrit à deux niveaux, le premier est une adresse au funambule, il lui prodigue des conseils très concrets sur la manière de se farder. « Excessif. Outré. » Sur son habillement, nécessairement crasseux et avachi en journée pour mieux mettre en lumière son habit du soir, un dépaysement nécessaire. « À la fois chaste et provocant, le maillot collant de Cirque en jersey rouge sanglant » qu’on retrouve cloué sur le décor. « La réalité du Cirque tient dans cette métamorphose de la poussière en poudre d’or » ajoute le Poète. Genet livre par là une méditation poétique sur l’art, la souffrance, la chute, les limites, le vertige de la vie, la mort omniprésente, inscrite dans la dramaturgie du cirque ; le second niveau, dans le texte écriture en italiques, apporte les commentaires et apartés de Genet, même s’il se justifie ou s’excuse, en conclusion, déclarant : « Il s’agissait de t’enflammer, non de t’enseigner. »

© Pascale Cholette

Remontant le temps, Genet évoque son émotion d’avoir vu la funambule allemande Camilla Meyer une nuit sur un fil « à trente mètres au-dessus des pavés, dans la cour du vieux port à Marseille » vision fondamentale pour lui dans sa méditation sur la mort. Pendant ce monologue de Genet auquel il ne répond à aucun moment, sauf une fois, d’un mot, le Funambule reste prostré un long moment, replié dans un coin du plateau, avant de s’éveiller petit à petit et de s’échauffer, au sol d’abord puis en s’élançant comme un félin tout en haut d’un portique. Il se prépare ensuite, monte le fil et ajuste les plateformes, met ses chaussures de cuir souple dont il brosse puis humidifie la semelle. Le Poète monte sur l’une des plateformes et entre dans la lumière, le Funambule sur l’autre. Ils se font face. Genet fait des comparaisons entre le Cirque et le Théâtre. Au Théâtre « quand le rideau se lève, nous entrons dans un lieu où se préparent les simulacres infernaux… Mais le Cirque ! Il exige une attention aigüe, totale. Ce n’est pas notre fête qui s’y donne. C’est un jeu d’adresse qui exige que nous restions en éveil. » Genet descend, le Funambule est seul sur son fil, il commence doucement, de manière malhabile d’abord, puis dans un somptueux ballet, fait de grâce, d’équilibres et de mouvements acrobatiques à couper le souffle. Le Poète s’empare d’un projecteur et l’éclaire.

Le Funambule glisse, il vole, en équilibre entre ciel et terre, échappant à l’attraction de la chute. S’il tombe il reprend. Il complexifie les figures et les sauts, les pas de danse dont le grand-écart de face sur le fil, la vitesse de traversée, défiant la gravité et repoussant les limites. Beauté, fragilité et grâce se conjuguent autour de lui, c’est un moment d’émotion. « Pourquoi danser ce soir ? Sauter, bondir sous les projecteurs à huit mètres du tapis, sur un fil ? C’est qu’il faut que tu te trouves. » lui dit le Poète, allongé au sol à ses côtés.

Le Funambule repart vers sa solitude, se déshabille et remet ses vêtements dans sa valise de fortune. Il reprend sa place sous le drap pour entrer dans un sommeil réparateur. Le Poète remet son manteau et prend son sac. La relation est d’autant plus forte et le désir sous-jacent que les deux hommes jamais ne se touchent, à peine se frôlent. Le texte s’inscrit dans la biographie de Genet qui rencontre en 1956 un jeune garçon débutant au Cirque, qu’il prend sous son aile et qu’il guide dans ses apprentissages pour lui offrir l’excellence. Abdallah Bentaga a dix-huit ans, Genet en a quarante-six. Ils se sépareront en 1962, Abdallah a fait une chute au cours d’une tournée et ne s’en remettra pas. Il se suicide deux ans plus tard. Cette lettre d’amour se transforme en poème noir, elle lui est dédiée.

© Pascale Cholette

Élaboré par Philippe Torreton, Le Funambule est un spectacle essentiel : par la poétique du texte et la manière dont il le porte et l’habite ; par Julien Posada et Lucas Bergandi en alternance, le funambule, dans sa lutte intérieure, qui se prépare et se concentre sur le fil sur lequel il fait une brillante démonstration ; par la musique de Boris Boublil, qui rythme de ses différents instruments les espaces du parcours poétique. Cette soirée est un moment rare et exigeant à partir d’un texte qu’il n’est pas simple d’incarner. Philippe Torreton qui signe l’ensemble de la réalisation et du concept le fait avec brio et reconnaît : « Contrairement à la plupart des auteurs, Genet n’est pas animé d’un désir farouche d’être entendu, d’être compris, il veut enflammer, c’est un incendiaire. Son écriture est tour à tour lyrique et prosaïque, caressante et scarifiante, elle blesse, elle heurte, elle oblige à se regarder soudainement surpris d’une blessure qu’on pensait secrète. »

 Brigitte Rémer, le 2 mars 2025

Avec Philippe Torreton, Boris Boublil, Julien Posada en alternance avec Lucas Bergandi – scénographie Raymond Sarti – lumières Bertrand Couderc – costumes Marie Torreton – collaboration artistique Elsa Imbert et Marie Torreton – regard chorégraphique Dalila Cortes – construction décor Atelier de la MC2 Maison de la Culture de Grenoble – Production MC2 Maison de la Culture de Grenoble, Scène nationale, avec le soutien de Archaos, Pôle national cirque.

Du 1er au 20 mars 2025 à 20h, dimanche à 15h – Théâtre de la Ville-Les Abbesses, 31 rue des Abbesses. 75018. Paris – site : www.theatredelaville-paris.com – tél. : 01 42 74 22 77– En tournée : du 6 au 10 mai 2025, Les Célestins, théâtre de Lyon.

Sans tambour

Mise en scène Samuel Achache – direction musicale Florent Hubert – arrangements collectifs à partir de lieder de Schumann tirés de : Liederkreis op.39Frauenliebe und Leben op.42Myrthen op. 25Dichterliebe op.48, Liederkreis op.2 – compostitions Antonin-Tri Hoang, Florent Hubert et Eve Risser – au Théâtre des Bouffes du Nord.

© Jean-Louis Fernandez

L’écriture est collective, musicale et théâtrale. Avec Samuel Achache, acteurs et musiciens expérimentent et créent au plateau, l’inspiration nait des improvisations et s’appuie ici, sur des lieder de Robert Schumann (1810-1856) que les musiciens découpent et transforment, mettent à vif et déstructurent. Le Liederkreis op. 39, un cycle de mélodies pour voix et piano sur des poèmes de Joseph von Eichendorff, l’un des plus grands noms de la poésie de langue allemande ; ou encore Frauenliebe und Leben, fragments de la vie d’une femme, sur les poèmes d’Adelbert von Chamisso. Dans La Chute de la maison en 2017, Samuel Achache avait déjà travaillé sur les lieders de Schumann, il en était co-metteur en scène avec Jeanne Candel. Un 45 tours vinyle bien rayé, tel qu’on l’écoutait sur La Voix de son maître, donne ici le ton des compositions revues et corrigées par Antonin-Tri Hoang, Florent Hubert et Eve Risser.

© Jean-Louis Fernandez

Scénographiquement, une baraque de guingois au centre, légèrement côté cour. A l’intérieur, un homme et une femme. Lui, porte les gants latex rose de la vaisselle qu’il est en train de faire, chaussé de souliers à gros nœuds romantiques sur chaussettes rouge vif et pantalon de survêtement serré (costumes Pauline Kieffer). Elle, est assise devant une table, jean et pull sans extravagance, son double est une élégante cantatrice qui reprend sa gestuelle en écho. La discussion entre l’homme et la femme n’a rien de métaphysique, la passion amoureuse s’écoule au fond de l’évier et les déchirements vont bon train dans la distance de l’humour. Serait-on face à Robert et Clara Schumann dans une nouvelle version ? Côté jardin quelques chaises éparses et un banc où se posent les musiciens qui entrent et sortent, commentent et réagissent de leurs instruments, entrainés dans un jeu solo ou collectif, entre apparitions et disparitions. À l’arrière, un escalier donne accès à l’étage, dans une maison en coupe où une douche fermée d’un rideau permet de s’effacer, et une fenêtre d’apparaître ou de s’enfuir (scénographie Lisa Navarro, lumières César Godefroy).

Dans la cuisine, la rupture se consomme, elle en décide, il la supplie, et la maison s’ébrèche puis s’effondre, pan par pan. « On ne peut pas tout réparer… ! » Pierres et gravats jonchent le sol, la maison sera désossée jusqu’au dernier parpaing avant que ne s’avance le piano, après balayage. « Je suis le roi des ratés » commente l’homme…

© Jean-Louis Fernandez

Pendant ce temps, au premier étage apparaît un chevalier tenant sa monture, une tête de cheval en carton plat – Samuel Achache lui-même à qui il arrivera au cours de cet espace-temps musical mille et une aventures entre Monte Christo, Buster Keaton, Tristan et Yseult. Tombant du ciel, il reçoit un piano sur le dos, factice heureusement, s’y cache et aligne les numéros pince-sans-rire les uns après les autres selon les épisodes, parfois gargouille crachant de l’eau, croisant les autres personnages, parfois jeune premier à la plage. On avance de surprise en surprise, sans tambour ni trompette. Quand il se trouve face à l’homme éconduit au profil de bûcheron, juché sur une table instable posée sur les restes de sa maison et qu’il surplombe ainsi le monde, armé d’une masse, on a l’impression que le futur Tristan, cet homme au piano à bretelles, va être fendu en deux aussi vite. « Il faudrait détruire les chansons d’amour en allemand » menace l’homme schumannien qui répondrait au nom de Spinel, en référence peut-être à Philippe Pinel, cet aliéniste, précurseur de la psychiatrie, âgé de onze ans à la mort de Schumann.

© Jean-Louis Fernandez

La nuit et ses clairs-obscurs, si chère aux romantiques, est silencieuse et l’homme éconduit parle à son cœur, une spontex de couleur rouge qui ne le quitte pas, déchiffre une partition, règle le tabouret du piano pour que le musicien l’accompagne en canon. « Alors, le monde ? » questionne-t-il, narquois. Clarinettiste et violoncelliste s’avancent et l’on pénètre chez Tristan et Yseult dans les sous-bois des philtres d’amour, nouveau pan de l’histoire qui tourne court assez vite. Ré-apparaît la jeune femme du début, l’Yseult de cet étrange Tristan, ex-compagne de Spinel l’homme éconduit, et qui descend avec son livre lui raconter la suite de l’histoire, dans la cuisine en ruines. Comme si ce qui s’était déroulé sous nos yeux était la représentation de ce qu’elle lisait. On dérive entre simulacre et vérité, faux-adieu, allers et retours, magie noire.

Soudain apparaît par la fenêtre la cantatrice, drapée dans une somptueuse robe blanche. Très vite elle casse les codes et tous les mythes, se déshabille et prend sa douche en toute transparence. L’histoire se termine à l’asile – était-on vraiment chez les fous ? – une lobotomie se prépare, « le givre s’est installé, c’est la fin des tourments. »  Le violoncelle accompagne la chute.

Sans Tambour est une chronique de la déconstruction, celle d’une maison et de ceux qui l’habitent, celle de soi. Effondrement au sens physique du terme et emmurement marquent une rupture et la fin d’une histoire. Samuel Achache fait remonter le temps, fouille la mythologie d’un couple et nous emmène dans les arcanes de la psyché. Acteurs et musiciens s’engagent à fond dans une recherche où le burlesque et le clownesque sont moteurs. Ils se déchainent et passent de la parodie sociale à la grandiloquence qu’ils piétinent aussitôt. L’exercice est périlleux mais réussi, l’absurde est là, dans ses arrangements musicaux et scéniques, dans ses tempos. C’est un peu une fête des fous où l’on regarde la musique se décaler.

© Jean-Louis Fernandez

La structure créée par Samuel Achache et Florent Hubert – à la base musicien de jazz, avant de se former à l’écriture, l’orchestration et la musicologie – La Sourde, compagnie théâtrale en même temps qu’orchestre, continue ses expérimentations et porte les projets, désacralisant le rituel du concert. Nous avions évoqué un de ses derniers spectacles présenté à l’Athénée-Louis Jouvet, La Symphonie tombée du ciel, dans notre article du 10 septembre 2024. La Sourde se compose de dix-sept musiciens venant d’horizons divers, tant du classique, que de la musique ancienne ou des musiques improvisées et du jazz. Ève Risser, compositrice et pianiste, Antonin-Tri Hoang clarinettiste et saxophoniste, Samuel Achache qui à certains moments chante, Florent Hubert et tous leurs comparses, sont dans Sans tambour, les rois du loufoque, du non-sens, de la dérision et de la virtuosité.

Brigitte Rémer, le 1er mars 2025

De et avec Samuel Achache, Myrtille Hetzel, Antonin-Tri Hoang, Florent Hubert, Sébastien Innocenti, Sarah Le Picard, Léo-Antonin Lutinier, Laurent Ménoret, Agathe Peyrat. Scénographie Lisa Navarro – costumes Pauline Kieffer – lumières César Godefroy – collaboration à la dramaturgie Sarah Le Picard, Lucile Rose – assistante costumes et accessoires Eloïse Simonis – régie générale Maxime Papillon, Camille Jamin – régie plateau Sarah Jacquemot-Fiumani, Igor Landron – régie lumière Maël Fabre. Sans tambour a été créé au Festival d’Avignon 2024.

Du 25 février au 9 mars 2025, au Théâtre des Bouffes du Nord, 37 bis Bd de La Chapelle. 75010. Paris – métro : La Chapelle – tél. : 01 46 07 34 50 – site : bouffesdunord.com – En tournée : Les 8 et 9 mars, Théâtre de Lorient/CDN – les 16 et 17 mars, Les Théâtres de la Ville de Luxembourg – les 28 et 29 mars, Le Grand R/scène nationale de la Roche-sur-Yon – les 12 et 13 avril, Théâtre de Caen.

Oblomov

Texte LM Formentin, d’après Oblomov d’Ivan Aleksandrovitch Gontcharov – mise en scène Jacques Connort – jeu Alexandre Chapelon et Yvan Varco, au Théâtre Essaïon.

© Pascal Gely

Les acteurs sont sur la scène, dans la pénombre, quand le public s’installe. Zakhar, le valet de chambre, sorte d’appariteur digne, en redingote noire, fait face à son maître, Oblomov, un jeune aristocrate en lambeaux, étendu sur son lit d’où il ne s’arrache que rarement. On pénètre dans un appartement, exigu et désuet, paravent, tapis, prie-Dieu, lampe de chevet sur petite table, ombrelle accrochée dans un coin, feuilles mortes au sol de l’autre côté de la véranda (scénographie Jean-Christophe Choblet).

Ivan Aleksandrovitch Gontcharov (1812-1891) écrivain russe, publie son roman de moeurs en 1859, ce qui conforte sa popularité. Tolstoï juge l’œuvre capitale, Dostoïevski reconnaît à l’auteur un grand talent. Gontcharov s’inscrit en concurrence avec Tourgueniev. Son héros devient un mythe littéraire russe, un archétype. LM Formentin en fait une adaptation pour deux personnages, Oblomov, jeune propriétaire terrien ruiné à ne rien faire si ce n’est l’éloge de la paresse, et son vieux et fidèle serviteur, Zakhar.

© Pascal Gely

On assiste à un savoureux et poignant duo-duel entre ces deux personnages où tout ce que propose le second est remisé par le premier avec un « plus tard » ou « ça peut attendre… » ludique autant que dédaigneux. Le lit est défait. Oisif, Oblomov ne le quitte pas et donne ses ordres à l’horizontale. L’horloge est arrêtée, les vitres ont perdu leur transparence. « Tout est gris et sale » tandis que Zakhar s’excusant de tout, subit les caprices du maître avec une certaine endurance et philosophie. « Monsieur est comme il est… » dit-il comme du bon pain. Oblomov pourtant ne l’épargne pas et se joue de lui. Quand on lui parle de factures à régler, de la fermeture d’un crédit, et même d’expropriation à la fin du mois, il plonge la tête sous l’oreiller. Un ami plutôt sympathique et gai veut lui rendre visite ? Il décline. Homme du déni, il s’est comme retiré du monde. Oblomov fait penser à la nouvelle d’Herman Melville souvent adaptée au théâtre comme au cinéma, Bartelby dont le personnage éponyme développe la même inertie et son opposition à tout, avec un « Je préférerais ne pas… »

© Pascal Gely

Suit une partie de cache-cache et de jeu de pouvoir. Une lettre qu’Oblomov ne retrouve pas est un sujet à conflit. Zakhar, son souffre-douleur, se trouve quasiment accusé de l’avoir soustraite. « Lis-la » ordonne-t-il quand par magie Oblomov la retrouve. Zakhar s’exécute et devient le porteur de mauvaises nouvelles : la propriété et les terres de son maître sont en danger en raison de la sécheresse et aussi d’arriérés impayés. « Tout, là-bas, est à moi » se contente de déclarer le maître avant de comprendre que faute de salaire, tous les moujiks ont déserté. Et contre vents et marées, Oblomov fait un nouveau plan d’exploitation, très théorique, un peu bucolique et plutôt mégalo de sa propriété revue et corrigée. Le « plus tard » s’appliquera, comme pour tout le reste. Son serviteur acquiesce et se sent même un relent d’esprit nationaliste, se mettant à pousser la chansonnette en russe.

© Pascal Gely

Deux séquences brisent la linéarité de la situation dans un geste de mise en scène bien mené (signé Jacques Connort) : un flashback d’Oblomov sur l’enfance transforme Zakhar en sa mère, l’acteur (Yvan Varco), est superbe d’intériorité, d’expressivité et de sensibilité. Comme un gros plan sur écran, Essaïon a cet avantage de nous mettre le nez sur la scène. Plus loin, Olga, un bref moment amoureuse d’Oblomov, anime une seconde séquence. Zakhar en est le sublime personnage. « Je vous aime comme un enfant qui refuse le monde » lui dit-elle/il. Sur l’air de Casta Diva joué au piano, Oblomov (Alexandre Chapelon) ne distingue plus trop ce qu’est la réalité. « Ce rêve…  je l’ai vécu ? » se demande-t-il. Reste l’ombrelle, comme une réponse ou comme un témoin. Oblomov finit par s’habiller d’une redingote couleur miel et foulard noir s’avouant être « une anomalie de la nature… » (costumes d’Hélène Foin-Coffe). L’expression est forte. Il s’étend au sol et demande à Zakhar qui lui essuie le front : « Pourquoi es-tu avec moi ? » Le fidèle serviteur lui répond dans une grande douceur : « je suis là » qu’on pourrait aussi interpréter comme « je suis las… » Au loin, le piano.

Confiné dans l’inertie du héros, satire du mode de vie aristocratique russe, le spectateur observe le désastre du « à quoi bon ? » La partie de tennis qu’apporte le texte de LM Formentin met toutes les balles hors-jeu comme l’est Oblomov. Les deux personnages sont portés par deux acteurs, que tout oppose, un Oblomov au jeu extérieur voire au surjeu, face à un Zakhar sensible et vibrant, à l’écoute et aux ordres mais qui n’en pense pas moins. La mise en scène régule l’ensemble avec habileté, offrant des séquences absurdes, cocasses, tendres et émouvantes. Vieux routier de la mise en scène, Jacques Connort apporte une précision d’horlogerie à travers les textes de grands auteurs comme Zweig, Tabori, Reza et Horvath qu’il choisit, aujourd’hui  Gontcharov  à travers le filtre d’une relecture et adaptation de LM Formentin, sur lesquels il apporte sa lecture propre.

 Brigitte Rémer, le 28 février 2025

Texte de LM Formentin, d’après d’Ivan Gontcharov – mise en scène Jacques Connort – avec Alexandre Chapelon et Yvan Varco. Scénographie Jean-Christophe Choblet costumes Hélène Foin-Coffe – assistante mise en scène Philippine Delormeau. Le spectacle a été créé au Festival Avignon off 2024.

Du 15 février au 22 mars 2025, les jeudis, vendredis et samedis à 21h – Théâtre Essaïon, 6 rue Pierre-au-lard. 75004. Paris – métro : Châtelet, Hôtel de Ville, Rambuteau – tél. : 01 42 78 46 42 – mail : essaionreservations@gmail.com – site : www.essaion-theatre.com

Une Légende à la rue 

Texte et jeu, Florence Huige, compagnie Les Cintres – mise en scène, Morgane Lombard et Florence Huige – Musique, Issa Hassan – au Théâtre Essaïon.

© Caroline Bottaro

La pièce naît d’une rencontre improbable dans les rues de Paris à l’automne 2011. La narratrice observe une femme qui est là, devant elle, repérable par ses cheveux orange et son pas lent. Elle est chargée de cabas, l’un qu’elle tient de façon serrée dans les bras, et qui a l’air particulièrement lourd.

C’est une figure singulière, une femme qui reprend souffle posant ses sacs, ses autres sacs, comme on dépose les armes à un arrêt d’autobus, bus qui ne viendra pas. Elle est à la fois transparente et incandescente, balayant du regard les 360 degrés autour d’elle. Elle semble aux abois. « Ce sac, c’est toute ma vie, dit-elle, je veux le publier » serrant son précieux trésor contre elle, « j’ai des preuves, un jour pour qui cherche la vérité, c’est une bombe… » La narratrice attend son amie Samia, suit du regard la femme aux cheveux orange, la décrit par sa robe et ses souliers usés. Elle ne comprend pas ces allusions, mais son regard la transperce et la déstabilise.

Sur scène, l’actrice en solo joue divers personnages, avec pour accessoire comme une longue malle sur roulettes de format sarcophage, qui fera office de banc à l’extérieur, de banquette chez elle et d’où elle tirera quelques objets dont une étole et quelques livres (scénographie de Charlotte Villermet). Dans son récit arrive l’amie, d’origine marocaine et travaillant dans les relations internationales – Iran, Irak, Afghanistan – qui trouve les quelques mots d’hospitalité permettant un timide échange avec la femme qui se fait appeler Sara. La narratrice au sourire béat comme elle se décrit, démunie face à l’inconnue qui ne correspond pas aux canons classiques selon les normes, essaie d’occuper le temps et évoque son voyage en Syrie quelques années auparavant.

Les sacs qui l’accompagnent semblent indiquer qu’elle serait SDF et porterait sa maison avec elle. Mais ce n’est pas tout à fait ça, c’est bien pire. Elle parle par énigmes, décrivant pourtant la rue, la perte de ses droits, la fin de l’existence. Elle donne, par bribes, quelques informations sur elle : « je suis suivie par les RG… je suis en danger de mort… comme tous ceux qui m’approchent… Tous ceux que j’aimais sont morts, je suis au bout du rouleau » sans donner d’autres explications, ni dire d’où elle vient, ni ce qui lui arrive. Au bord de l’épuisement, Sara évoque sa lutte pour rester debout, parle de torture, de mutilation, dit connaître nos présidents pour les avoir rencontrés à Bruxelles. Tout est énorme, déconnecté, on a peine à la croire même si l’on comprend qu’autour d’elle un drame s’est noué, bien réel mais non identifié. Les deux femmes n’osent pas la questionner et se sentent impuissantes, l’une va chercher un charriot pour essayer d’alléger le fardeau, au sens propre, Sara repousse la main tendue et repart à un autre arrêt de bus, avant de disparaitre.

© Caroline Bottaro

10 janvier 2013, soit plus d’un an et demi après cette mystérieuse rencontre, la narratrice passe la soirée chez Samia, elles regardent les nouvelles, puis brutalement montent le son de la télévision. On annonce la mort d’une résistante Kurde réfugiée politique en France, Sakine Cansiz, l’une des fondatrices du PKK (parti des travailleurs du Kurdistan), une grande dame, une combattante, née le 12 février 1958 à Tuncelli en Turquie, assassinée le 10 janvier 2013 avec deux compatriotes rue Lafayette, à Paris. Douze ans plus tôt et selon le même mode opératoire, son mari avait été assassiné, lui aussi. Immédiatement elles comprennent et refont le film de la rencontre pour se confirmer que c’était bien elle, Sakine Cansiz sous le nom de Sara, son nom de combat, leur mystérieuse rencontre, même génération, même désespoir, même solitude.

Heurtée, la narratrice entend encore ses mots : « Je suis en danger de mort, et tous ceux qui m’approchent, aussi… » se met à chercher plus profondément qui était Sara, à apprendre et comprendre le Kurdistan, son peuple, son Histoire, à recoller les pièces d’un puzzle qu’elle n’imaginait pas. Elle se penche sur sa vie et sur son action, sur l’injustice d’un pays passé sous silence qui laisse de nombreux mors sur les sols étrangers. En dette par rapport à celle qu’elle n’a pas su reconnaître, coincée dans son rationalisme et ses stéréotypes, la narratrice raconte le pays et part à la recherche de l’Autre, l’héroïne, la sacrifiée, dont l’ombre la hante et s’inscrit sur le mur de fond de scène (lumière de Maurice Fouilhé). Cette ombre ne la quitte plus. Elle découvre et raconte l’Histoire d’un pays malmené et qui n’est que chaos, déportations, assimilations et partitions.

© Caroline Bottaro

Le début du XXème avec la fin de l’Empire Ottoman, Mustafa Kemal (Atatürk) donne son autonomie au Kurdistan par le Traité de Sèvres, en 1920, avant d’instaurer la République de Turquie trois ans plus tard. La naissance d’un sentiment d’identité nationale kurde émerge à ce moment-là dans ce pays qui fait face à une instabilité permanente au regard de sa partition entre Iran, Irak, Syrie et Turquie. Il y aurait entre 36 et 45 millions de Kurdes dans la diaspora, avec plusieurs dialectes proches les uns des autres et le kurmandji commun dans les différentes parties du pays. De nombreux conflits se développent au fil des ans et les violences sont quasi permanentes entre le PKK et la Turquie.

Derrière l’enquête, les mots de Sara lui reviennent, les phrases qu’elle répétait, la souffrance, son regard aux aguets. Trois volumes ont été publiés en langue kurde, son manuscrit chèrement serré dans les bras et qui a valeur de témoignage. Elle se demande si le soir de leur rencontre hasardeuse, les loups gris comme on les nomme, étaient déjà en embuscade et ne quitte plus sa maison, plongée dans ses recherches. Elle passe une grande étole de soie rouge qui la recouvre (costumes Dominique Rocher) et petit à petit met ses pas dans ceux de Sara, prise d’une sorte de folie et d’illumination, s’épuise et danse dans le désespoir de ce qu’elle n’a pas su voir. Sara ne la quitte plus.

© Caroline Bottaro

La narratrice poursuit avec obsession sa quête et refait les minutes du crime, dans la nuit du 9 au 10 janvier 2013, au 147 de la rue Lafayette, dans les locaux du centre d’information du Kurdistan qui hébergeait Sakine Cansiz ainsi que deux autres militantes kurdes, Fidan Doğan et Leyla Söylemez, toutes trois assassinées. Le loup gris, l’assassin présumé, Ömer Güney, un Turc de trente-quatre ans était le chauffeur et l’homme à tout faire des trois victimes. Dix balles ont été tirées. Il est sur l’enregistrement de la caméra de surveillance d’une part, des enregistrements audios qu’il aurait échangés avec des agents des services secrets turcs (MIT) ont d’autre part été saisis.  Emprisonné le 21 janvier, une dizaine de jours après le meurtre, il mourra en 2016, de maladie, cinq semaines avant son procès. Justice ne sera donc pas rendue.

Beaucoup de Kurdes sont apatrides et demandent la reconnaissance de leur culture et les mêmes droits que les autres citoyens en Turquie, Iran, Syrie, Florence Huige s’en fait le porte-voix. Les Kurdes se sentent bien seuls dans le paysage international et ses nombreux conflits. L’auteure, également narratrice de cette Légende à la rue, signe avec Morgane Lombard une mise en scène dépouillée, où le mot perce jusqu’à nos consciences. La musique enregistrée d’Issa Hassan jouant du bouzouk – mais on en voudrait plus – donne quelques respirations à ce récit, entre chien et loup.

Brigitte Rémer, le 21 février 2025

Scénographie, Charlotte Villermet – lumières, Maurice Fouilhé – costumes Dominique Rocher – création sonore Florent Lavallée et Rana Eid.

Du mercredi 20 février au mercredi 30 avril, les mercredis et jeudis à 21h – Théâtre Essaïon, 6, rue Pierre au Lard, 75004 Paris – métro : Châtelet, Hôtel de Ville, Rambuteau – tél. : 01 42 78 46 42 – mail : essaionreservations@gmail.com – site : www.essaion-theatre.com

De la servitude volontaire

Texte de LM. Formentin d’après le discours éponyme d’Etienne de la Boétie – mise en scène Jacques Connort, avec Jean-Paul Farré – au Théâtre Essaïon.

© LOT

Le texte est un petit bijou issu du Discours de la servitude volontaire écrit en 1547 par La Boétie à l’âge de dix-huit ans, alors qu’il étudiait le droit. François 1er vient de disparaitre, Henri II lui succède, c’est un vibrant réquisitoire contre la monarchie et la manipulation des peuples, et qui en dénonce la passivité.

L’auteur, LM Formentin s’empare de la diatribe de philosophie politique de la Boétie et l’adapte au contexte d’aujourd’hui, autant dire qu’on se délecte. C’est un texte sur le pouvoir qui fait défiler la liste des totalitaires et tyrans des XXème et XXIème siècles et qui dénonce la lâcheté, pour ne pas dire la servilité des peuples. La mise en scène de Jacques Connort nous tend un miroir, au sens propre comme au sens figuré, en fond de scène il installe un panneau réfléchissant faisant apparaître les spectateurs.

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Au centre, sa majesté Jean-Paul Farré, vieux loup de mer du théâtre, ludique et pince sans rire y va de sa fougue, de sa ruse et de son effronterie. Ce rôle lui colle à merveille. Un fauteuil, son trône pour seul accessoire, il est la Boétie, Machiavel et Aristote réunis. « Ce n’est pas à vous que je m’adresse, je parle tout seul, aux oiseaux, à mon vieux manteau… » Il porte le texte avec ses questionnements et mises en garde, tournant autour de la loi de nos sociétés où la gloire du plus fort écrase le plus faible. Un contre tous… Il évoque ces injustices dès l’école, les castes, les soldats, les prisonniers qui malgré leur force physique demeurent invisibles et ne se rebellent pas. Autant dire que le texte est un brûlot de la désobéissance où la volatilité de l’intelligence se mute en cynisme. « Il s’agit de ne plus obéir » avait dès l’enfance compris l’auteur.

Manteau rouge sur tapis rouge échec et mat, l’acteur-narrateur parle du désir de puissance, récurrent au fil des siècles et des grands criminels d’État, évoquant une maladie universelle, la violence, et un pouvoir d’intimidation annihilant toute résistance. Précédant La Boétie, il cite Machiavel et son Prince, au rendez-vous du pouvoir, montrant comment le devenir, puis le rester. C’est l’époque des Borgia, une famille sans noblesse dont l’ascension fut spectaculaire, assoiffée de pouvoir et de corruption. Le texte s’inscrit aussi dans la lignée de La Politique, qu’Aristote destinait à l’enseignement. « Tyrannie et prospérité sont antinomiques, et le paradis s’éloigne… »

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Le texte remémore la période noire du maréchal Pétain qui déclarait à la radio le 17 juin 1940, dans un vibrato des plus ridicules : « Je fais à la France don de ma personne… » sans oublier son vis-à-vis du régime nazi, Goebbels et le Reich, créant un ministère de l’Éducation du peuple et de la Propagande. La liste des mensonges d’État d’hier et d’aujourd’hui, d’ici et d’ailleurs, est longue, et l’Histoire souvent falsifiée. L’acteur se pose, se saisit du livre de la Boétie dont il donne certains extraits d’une façon plus confidentielle parlant de « manipulation de masse, viol des consciences, injonction à la guerre, pour se légitimer et inventer son ennemi. »

Et il va plus loin, parlant des jeunes de l’humanité, morts pour leurs pays. Morts pour qui, pourquoi ? La lumière jaillit et l’acteur-prédicateur lance avec emphase un « Cher peuple, je vous plains… ! » à l’adresse des spectateurs. Puis il revêt une veste noire couleur de plaidoirie et s’installe dans le fauteuil, dos au public, comme s’il allait rendre un verdict au nom du peuple français. « Le peuple croit à la légitime autorité de l’État. Les hommes s’habituent à tout, entre autres à obéir » et il liste les mamelles du pouvoir et ses fondations : « autorité, discipline et conformisme, les bons élèves étant les plus serviles, autant dire la future élite… »

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Par peur d’être seul et compte tenu de son instinct grégaire, le peuple s’organise en horde : la famille, la société, l’attachement viscéral de chacun, en route pour la servitude volontaire… Et caché derrière le fauteuil comme pour se protéger, notre La Boétie réveille les consciences.  « Que veulent les hommes, la tranquillité plutôt que la liberté, la liberté par-dessus bord ? Ils veulent le chemin qu’on leur a tracé, ne plus seulement être, mais devenir… » Assis au centre, dans la lumière, il poursuit son apostrophe au public : « Ne vous croyez pas à l’abri de la tyrannie » et parle à sa conscience : « Et si demain arrivait un nouveau conflit, une épidémie… où serai-je ? » demande-t-il à chacun. « Dans le troupeau ? Avec celui qui dit non ? L’Histoire regorge d’imagination… » Et pour n’en citer que quelques noms parmi tant d’autres, l’auteur énumère les Lénine, Mussolini, Franco, Mao et et retient certains assassinats politiques, individuels ou collectifs comme TienAmen et ses sanglantes manifestations de Pékin, sous Deng Xiaoping, en1989 ; les Al-Assad père et fils, Bachar perpétuant la dictature de Hafez, le père ; l’Iran, avec la mort de la jeune Mahsa Jîna Amini, d’origine kurde, frappée à mort pour n’avoir pas porté l’hidjab.

La montée dramatique du texte de La Boétie De la servitude volontaire revu et corrigé par  LM. Formentin, portée par Jean-Paul Farré sous la baguette de Jacques Connort en chef d’orchestre, est puissante, elle a valeur d’une tribune. Et l’on repense à l’essai Indignez-vous, de Stéphane Hessel du haut de ses plus de quatre-vingt-dix ans, qui définissait si justement l’indignation comme ferment de l’esprit de résistance.

Brigitte Rémer, le 20 février 2025

Décor Jean-Christophe Choblet  – costume Isabelle Deffin – musique Raphael Elig – lumières Arthur Deslandes – production Sea Art – La pièce est publiée par les Éditions de l’Arsenal.

À partir du 5 février 2025, mercredi et jeudi à 19h, vendredi et samedi à 21h, dimanche à 18h au Théâtre Essaïon, 6 rue Pierre au Lard 75004 Paris – métro Châtelet, Hôtel de Ville, Rambuteau – site : www.essaion.com – tél. : 01 42 78 46 42 ou essaionreservations@gmail.com

Plenum / Anima

Musiques de Johann Sebastian Bach, Alexandre Borodine, Igor Stravinski – chorégraphies de Benjamin Millepied, Jobel Médina, Idio Chichava / Compagnie Converge +, L.A. Dance Project –  Orgue, Olivier Latry et Shin-Young Lee – à la Philharmonie de Paris/Grande Salle Pierre Boulez.

© Ondine Bertrand

L’orgue est à l’honneur dans cette grande salle Pierre Boulez de la Philharmonie de Paris et résonne en majesté sous les doigts de deux musiciens : Olivier Latry, organiste titulaire de Notre-Dame de Paris à l’âge de vingt-trois ans et organiste émérite de l’Orchestre national de Montréal, invité des plus grands orchestres et qui se produit dans les salles les plus prestigieuses du monde ;  Shin-Young Lee, née en Corée du Sud dans une famille de musiciens, qui commence le piano dès son plus jeune âge, puis l’orgue, et qui se  produit dans les lieux les plus prestigieux. Ils jouent Stravinski à quatre mains dans la seconde partie du spectacle.

© Ondine Bertrand

Deux musiciens, trois pièces/trois chorégraphes et les danseurs des compagnies L.A. Dance Project de Benjamin Millepied et Converge + de Idio Chichava, tous remarquables, qui conversent avec la noblesse de cet instrument à vent. On est dans la danse à l’état pur, virtuosité au rendez-vous pour ce Plenum/Anima autour du souffle – celui de l’instrument et celui des danseurs – de l’âme et de la psyché, autant dire de la vie.

La première partie se compose de deux chorégraphies relativement courtes. La première, sur la Passacaille et fugue BWV 582 de Johann Sebastian Bach (1685-1750) – seule pièce du programme écrite pour orgue, les deux autres étant des transcriptions – sur une chorégraphie de Benjamin Millepied. Huit danseurs pour sept motifs musicaux et trois variations au centre de néons délimitant l’espace de la danse (Masha Tsimring, lumières).  Inspirée de la vie du Christ, l’oeuvre date du début du XVIIIème, moment où le jeune JS. Bach reçoit l‘enseignement d’un grand organiste de l’époque, Dietrich Buxtehude installé à Lübeck, ville active sur le plan musical et qui composait autant pour le public local que pour les liturgies. Le mot Passacaille a pour source espagnole les mots pasar/marcher et calle/rue, même si cette forme musicale est d’abord apparue en Italie au XVIIème siècle. Elle est née comme danse populaire et était jouée par des musiciens ambulants, avant que la noblesse ne l’accapare. Dans une esthétique globalement néo-classique où dialoguent d’autres styles de danses et signes gestuels, les danseurs se glissent dans un mouvement lent, plein de douceur au son de la basse sur laquelle s’appuie toute passacaille. Vêtus de longues robes ou tuniques comme pour une liturgie profane, vêtements fluides jouant du noir et du blanc (costumes d’Alessandro Sartori, pour Ermenegildo Couture) ils inventent toutes sortent de marches, courses, rencontres, travail au sol ou dans les airs dans différentes configurations et géométries, avec suspension parfois des mouvements sur la musique qui inlassablement se poursuit.

© Ondine Bertrand

La seconde pièce de cette première partie est signée du chorégraphe Jobel Médina, qui a collaboré au spectacle de Benjamin Millepied présenté l’automne dernier, Grace-Jeff Buckley Dance. en hommage au musicien très tôt disparu. Six danseurs interprètent les Danses Polovtsiennes, d’Alexandre Borodine (1833-1887), à l’origine un ensemble accompagné d’un chœur, dans le deuxième acte de l’opéra Le Prince Igor, œuvre inachevée. Michel Fokine en avait créé la chorégraphie pour les Ballets Russes, au Théâtre du Châtelet, à Paris, en 1909. Pour Plenum/Anima, Shin-Young Lee prend place devant le majestueux orgue aux quatre claviers et nombreuses pédales, côté cour du plateau là d’où je suis située, elle a la charge d’interpréter la vaste palette des cinq danses populaires, les Polovtsiennes dans un corps à corps absolu avec l’instrument, troublant pour le spectateur. Les danseurs du L.A. Dance Project en donnent les variations, entre solos, duos, marches dans la ville, étirements et rencontres urbaines, on a un peu de mal à trouver le cœur du sujet, on se laisse porter. Philippin d’origine, Jobel Médina vit et travaille à Los Angeles et croise différentes disciplines comme la danse, la performance, l’art contemporain, la photographie et le cinéma.

© Ondine Bertrand

Après l’entracte, interprété à quatre mains par les deux organistes – Olivier Latry et Shin-Young Lee, mari et femme à la ville – le Sacre du Printemps, tableau de la Russie païenne en deux parties composé par Igor Stravinski (1882-1971) ouvre son chant poétique à la compagnie Converge + de Idio Chichava travaillant entre la France et le Mozambique, certains de ses danseurs se mêlant aux danseurs du L.A. Dance Project. Nous avions vu de lui en 2024, Vagabundus présenté à l’Atelier de Paris et en avions rendu compte dans notre article du 9 juin 2024.

La partition est d’une richesse, d’une complexité rythmique et harmonique, d’une puissance et d’une sauvagerie, nouvelles dans l’œuvre de Stravinski, composée pour orchestre symphonique. « J’entrevis dans mon imagination le spectacle d’un grand rite sacral païen : les vieux sages, assis en cercle, en observant la danse à la mort d’une jeune fille, qu’ils sacrifient pour leur rendre propice le dieu du printemps » écrivait-il. L’orgue doit ici rendre compte des cuivres et des bois avec ses différentes clarinettes, du basson et des percussions, des rythmes saccadés et des chants plus aériens, quatre mains ne sont pas de trop. Stravinski, pianiste lui-même en avait écrit l’adaptation pour piano à quatre mains. Lorsque Debussy entendit cette version quelques temps avant la création, il lui écrivit : « Votre Sacre me hante comme un beau cauchemar, et j’essaye vainement d’en retrouver la terrible impression… C’est pourquoi j’en attends la représentation comme un enfant gourmand auquel on aurait promis des confitures. »

Dirigée par Pierre Monteux, l’œuvre a été créée dans une chorégraphie de Vaslav Nijinski par les Ballets russes de Diaghilev au théâtre des Champs-Elysées, le 29 mai 1913. Elle a provoqué un véritable scandale artistique et l’une des plus grandes controverses de l’histoire de la musique. Le compositeur et chef d’orchestre Pierre Boulez la décrit comme « une sorte de barbarie très bien étudiée, qui a tout l’air d’une barbarie, mais qui, en fait, est un produit extrêmement élaboré. » La première partie, des Augures printaniersdanses des adolescentes et Rondes printanières, à L’Adoration de la Terre où tout est joie et où l’on danse la Terre, se développe avec légèreté et insouciance. La seconde partie, Le Sacrifice, depuis les Cercles mystérieux des adolescentes à L’Action rituelle des ancêtres suivie de la Danse sacrale finale, offre une montée dramatique vertigineuse. Tous les grands chorégraphes ont affronté l’oeuvre de Stravinski, pour n’en citer que quelques-uns Maurice Béjart en 1959, Pina Bausch en 1975, Martha Graham en 1984, Angelin Preljocaj en 2001. Certaines versions ont fait date.

© Josh S. Rose

L’aspect rituel de l’œuvre s’inscrit entre l’orgue, sobre ou qui se déchaîne, et les concepts chorégraphiques de Idio Chichava. Converge + travaille entre le traditionnel et le contemporain, conduit les danseurs à faire corps, corps global, organique et social où chacun à tour de rôle est un potentiel leader. Ici, la rencontre entre les danseurs de la compagnie et ceux du L.A. Dance Project est d’autant plus intéressante que, malgré des techniques différentes, elle crée de l’horizontalité et du partage. Les costumes (de Coline Omasson) sont de couleur chaude et minérale, blanc, terre, ocre, rouille. Une folle énergie s’empare du plateau, quatre hommes et quatre femmes avec des solos éblouissants, des sauts, le travail des jambes, la mobilité. On s’ancre dans la terre. Il y a l’appel par la voix et les incantations qui affleurent, la transe, la course, le saut, le tribal, les mouvements d’ensemble. Il y a des élu(e)s, le souffle et la prière expiatoire. Le rythme des danseurs épouse le tremblé et les sinuosités du grand-orgue blanc où ils stationnent à certains moments, assis sur une marche autour des organistes hyper-concentrés, faisant le pont entre la musique et la danse.

Fondé en 2012 à Los Angeles, le L.A. Dance Project de Benjamin Millepied, directeur artistique, table sur la contamination des cultures au sens le plus positif du terme et selon le concept de l’ethno-sociologue Jean Duvignaud, tout en gardant le cap sur l’excellence. Plenum / Anima en cela est une réussite et un pas en avant vers l’expérimentation de la rencontre. Entre la France et les États-Unis, Benjamin Millepied poursuit avec détermination sa quête des ailleurs.

Brigitte Rémer, le 10 février 2025

Programme : Johann Sebastian Bach, Passacaille et fugue BWV 582- Alexandre Borodine, Danses Polovtsiennes – Igor Stravinski, Le Sacre du printemps (version pour piano quatre mains du compositeur) – Orgue : Olivier Latry, Shin-Young Lee – Chorégraphes : Benjamin Millepied, Jobel Medina, Idio Chichava – Danseurs/euses, L.A. Dance Project : Lorrin Brubaker, Jeremy Coachman, Daphne Fernberger, David Adrian Freeland Jr., Shu Kinouchi, Audrey Sides, Hope Spears, Nayomi Van Brunt – Danseurs/euses, Compagnie Converge+ : Osvaldo Passirivo, Paulo Inacio, Cristina Matola.

Équipe technique : Masha Tsimring, lumières – Alessandro Sartori, pour Ermenegildo Couture, costumes de Passacaille et fugue BW 582 – Coline Omasson, costumes des Danses Polovtsiennes et du Sacre du Printemps Équipe administrative : Sebastien Marcovici, directeur artistique associé – Nathan Shreeve-Moon, directeur de production – Alisa Wyman, production et manager tournée – Venus Gulbranson, éclairagiste – Elisabeth Herst, manager de scène – Silvana Pombal, productrice Compagnie Converge+ – Coproduction L.A. Dance Project, Philharmonie de Paris.

Présenté le samedi 8 février à 20h et le dimanche 9 févier à 15h et 20h – Philharmonie de Paris/ Cité de la musique/Grande Salle Pierre Boulez, 221 avenue Jean Jaurès. 75019 Paris – métro : Porte de Pantin – tél. : 01 44 84 44 84 – site : www.philharmoniedeparis.fr

L’Or du Rhin

Alberich et Wotan © Herwig Prammer

Musique et livret Richard Wagner – Prologue en quatre scènes au festival scénique L’Anneau du Nibelung (1869) – mise en scène Calixto Bieito – direction musicale Pablo Heras-Casado, avec l’Orchestre de l’Opéra national de Paris – en langue allemande, sur-titrage, français/anglais – à l’Opéra Bastille/Paris.

Écrivain, compositeur, directeur de théâtre et chef d’orchestre avant-gardiste, Richard Wagner (1813-1883) a écrit quatorze opéras et drames lyriques. Il a passé trente ans de sa vie sur le livret et la musique de Der Ring des Nibelungen, composé de L’Or du Rhin, son prologue, et de trois journées : La Walkyrie, Siegfried et Le Crépuscule des dieux, dont la représentation de l’ensemble demande une quinzaine d’heures. Il s’est inspiré des légendes germaniques et nordiques et de la tragédie antique. Passionné de théâtre total et de pluridisciplinarité, Wagner fit construire sur mesure le Palais des festivals de Bayreuth, dans l’unique objectif de pouvoir le représenter. Il l’inaugure en 1875 avec L’Or du Rhin, année où il fonde le célèbre Festival de Bayreuth. De nombreux metteurs en scène et directeurs musicaux ont relevé le défi du Ring. Patrice Chéreau l’a mis en scène entre 1977 et 1980, Pierre Boulez le dirigeait. Ces représentations ont fait date.

Les trois Filles du Rhin et Alberich © Herwig Prammer

Aujourd’hui, Calixto Bieito met en scène le Prologue, L’Or du Rhin, sous la direction musicale de Pablo Heras-Casado, qui sera, ultérieurement, suivi des trois journées. On entre chez les dieux, Wotan, grand maître, divinité guerrière et symbole d’autorité, démontre sa folie des grandeurs. L’immense palais qu’il s’est fait construire par les deux frères, Fafner et Fasolt, appartenant au monde des Géants, vient d’être achevé. Leur mission est monnayée par l’échange d’une jeune femme qu’il s’est engagé à livrer, Freia, déesse de la jeunesse éternelle, très populaire auprès des femmes scandinaves.

L’Opéra débute avec les trois Filles du Rhin, trois ondines : Woglinde (Margarita Polonskaya, soprano), Wellgunde (Isabel Signoret, mezzo-soprano), et Flosshilde (Katharina Magiera, contralto), chargées de veiller sur l’or du fleuve. Elles remontent de plongée, combinaisons turquoise bordées de jaune (costumes Ingo Krügler), bouteilles d’oxygène sur le dos et rencontre Alberich (Brian Mulligan, baryton), sorti des profondeurs de la terre – ici arrivant de la salle, dans le livret nain disgracieux, il tente de les séduire. Il a l’allure d’un ange noir affublé d’ailes qui ne sont autres qu’une série de câbles et tuyaux, dont on comprendra le sens un peu plus tard. Elles le moquent, le malmènent et l’humilient, mais dans leur insouciance livrent le secret de l’or. Cet or donne un pouvoir absolu à celui qui le détient et qui forgera un anneau, sous réserve qu’il renonce à l’amour. Alberich n’hésite pas, s’en empare et fabrique l’anneau qu’il portera autour du cou comme un collier.

Wotan et Fricka © Herwig Prammer

Apparaît Wotan (Iain Paterson, baryton-basse) et son épouse Fricka (Ève-Maud Hubeaux, mezzo-soprano) – déesse protectrice du mariage et garante de l’ordre établi – lascivement allongés sur une immense méridienne qui roule du côté cour au centre du plateau. Elle, de méchante humeur, connaissant le contrat qui lie Wotan et ses constructeurs de palais, sa sœur en otage, ne s’en laisse pas conter et joue sur la ligne de crête, entre séduction et supplique, l’enjoignant de protéger Freia (Eliza Boom, soprano). Donner et Froh, leurs frères – le premier, dieu du tonnerre (Florent Mbia, baryton-basse), le second, dieu du printemps (Matthew Cairns, ténor) – en font de même jusqu’à ce qu’apparaisse Loge, l’éminence grise de Wotan et son douteux conseiller, dieu du feu (Simon O’Neill, ténor). Le contrat alors se décale : Wotan promet l’or à ses bâtisseurs, qui néanmoins emmènent Freia comme otage, tandis que Wotan et Loge partent à la recherche d’Alberich pour récupérer la matière précieuse.

Mime et Logge © Herwig Prammer

On entre alors dans les entrailles de la terre, chez les Nibelungen, avec Alberich, qui a conçu un immense laboratoire clandestin d’humanoïdes, automates et mannequins, et son frère, Mime, qu’il a réduit en esclavage (Gerhard Siegel, ténor). On est au cœur de l’expérimentation, des profondeurs, de la violence, de la manipulation, de l’illusion. Il exige de lui la fabrication d’un heaume susceptible de le rendre invisible – cette pièce magique est ici un masque d’or précolombien posé dans le fatras de l’atelier d’où pendent d’extravagantes créatures en pièces détachées. Cette partie de laboratoire clandestin, nichée dans les sous-sols du bâtiment d’acier qui compose la structure scénographique (signée Rebecca Ringst), est à peine rassurante, la couleur est apportée par les lumières (de Michael Bauer) et l’on suit Alberich dans sa folie, assisté de Mime, à l’œuvre. Celui-ci réussira, plus tard, à s’échapper, et se nichera en haut de la structure métallique, déréglant les hiérarchies.

Wotan et Loge se rendent chez Alberich et par différents subterfuges obtiennent de Mime les informations nécessaires à changer le cours des choses. Dans sa démonstration ridicule et aveugle, Alberich livre et démontre le secret de la métamorphose et, se retrouvant crapaud, est capté par Wotan qui en obtient, avec Loge les clés indispensables pour récupérer l’or et le casque. Fafner et Fasolt reviennent échanger Freia contre l’or. Wotan s’oppose à donner ce heaume mais la sage Erda, détentrice du savoir et déesse-mère de la Terre (Marie-Nicole Lemieux, contralto) vient le mettre en garde contre l’anneau porteur de malédiction. Et la malédiction se déclare. Les deux frères, Fafner et Fasolt s’entretuent. Un immense pont-levis recouvert de ces réseaux de tuyaux et fils noirs descend sur le plateau. Les dieux, sous la conduite de Wotan sont invités à gagner leur nouvelle demeure baptisée par Wotan le Walhalla (le château des guerriers) avant qu’il ne se referme. Loge annonce leur fin tout en commentant cyniquement la perte de l’or.

Fréia © Herwig Prammer

La lecture donnée par Calixto Bieito repose sur la manipulation, celle des humains, y compris au sein de la galaxie familiale, et celle de la surpuissance numérique des Nibelungen régnant sur l’expérimentation et la création d’humanoïdes dans le laboratoire d’Alberich. L’Or du Rhin nous mène des entrailles de la terre au monde céleste, pas si étincelant que ça, monde vertical s’il en est. Dominants et dominés, chacun vaque avec ses petits et ses grands arrangements. Tout n’est cependant pas tout à fait lisible dans ces différentes sphères, notamment le monde des géants revu et corrigé par la mégalo américaine, Fafner en cow-boy, Fasolt en homme d’affaire. Chez les dieux, d’apparence assez raisonnable, Wotan laisse le leadership à Fricka, son épouse, sorte d’alter-ego au tempérament de feu.

L’ensemble manque un peu de chatoiement et tension dramatique dans ce jeu de destruction et de cruauté, quelque chose ne décolle pas dans cette folie terrestre et céleste sous contrôle. La planète 2.0 manque de vie – est-ce son destin ? – et de poésie, même si l’ensemble des voix, toutes tessitures confondues, reste juste et chaude. La direction musicale de Pablo Heras-Casado est assez sage dans cette course au pouvoir et à la puissance par la captation de l’or du Rhin et la traque de l’anneau forgé, elle manque un peu de flamboyance. Pédagogue convaincu, très primé, le chef espagnol a déjà dirigé la Tétralogie entre 2018 et 2022, avec l’Orchestre du Teatro Real de Madrid. Il a été nommé Chef de l’année 2024 par le magazine Opernwelt et dirigera entre autres au cours de la saison Le Vaisseau fantôme au Staatsoper Unter den Linden de Berlin et Parsifal au Festival de Bayreuth.

Calixto Bieito, metteur en scène catalan de théâtre et d’opéra, devait créer cette Tétralogie en 2020 mais la pandémie en a décidé autrement. Elle vient de voir le jour et court jusqu’en 2026. Invité par toutes les grandes scènes du monde depuis le début des années 2000, parfois controversé dans ses choix, il aime à dérouter. L’histoire reste donc à suivre dans ses trois prochains épisodes : après L’Or du Rhin, La Walkyrie, Siegfried et Le Crépuscule des dieux, entre l’eau, la terre et le ciel.

Brigitte Rémer, le 10 février 2025

Avec : Wotan, Ludovic Tézier – Donner, Florent Mbia** – Froh, Matthew Cairns – Loge, Simon O’Neill – Fasolt, Kwangchul Youn – Fafner, Mika Kares – Alberich, Brian Mulligan – Mime, Gerhard Siegel – Fricka, Eve-Maud Hubeaux – Freia, Eliza Boom* – Erda, Marie-Nicole Lemieux – Woglinde, Margarita Polonskaya** – Weligunde, Isabel Signoret* – Flosshilde, Katharina Magiera (* Débuts à l’Opéra national de Paris – ** Artiste de la Troupe lyrique de l’Opéra national de Paris). Direction musicale Pablo Heras-Casado, avec l’Orchestre de l’Opéra national de Paris – mise en scène Calixto Bieito – décors Rebecca Ringst – costumes Ingo Krügler – lumières Michael Bauer – vidéo Sarah Derendinger – dramaturgie Bettina Auer.

Du 29 janvier au 19 février 2025, sept représentations à l’Opéra Bastille – Place de la Bastille. 75012. Paris – Site : www.operadeparis.fr – tél. : 08 92 89 90 90, depuis l’étranger : + 33 1 71 25 24 23 – L’Or du Rhin avec l’Orchestre de l’Opéra national de Paris sera diffusé sur France musique le samedi 15 mars 2025 à 20h.

Elizabeth Costello

Sept leçons et cinq contes moraux, d’après Elizabeth Costello, L’Homme ralenti et L’Abattoir de verre de John Maxwell Coetzee – mise en scène Krzysztof Warlikowski, spectacle en polonais surtitré en français et en anglais – production Nowy Teatr, Varsovie (Pologne) – à La Colline-Théâtre National/Paris.

© Magda Huecke

Sous le nom d’Elizabeth Costello se révèle le personnage fantasque créé en 2003 par l’écrivain sud-africain, J.M. Coetzee, imprégné entre autres de Faulkner, Nabokov, Kafka et Beckett, qui reçoit le prix Nobel de littérature la même année pour l’ensemble de son oeuvre. Romancière à succès inventée de toute pièce, l’auteur la reconnaît comme son alter-ego et nous conduit sur les chemins escarpés de la mystification, qui fascinent Krzysztof Warlikowski, comme ils fascinaient avant lui son compatriote écrivain, peintre et théoricien de l’art, Stanisław Ignacy Witkiewicz/Witkacy.

Ce personnage d’Elizabeth Costello apparaît dans le roman éponyme de J. M. Coetzee puis revient quelques années plus tard dans L’Homme ralenti et dans L’Abattoir de verre. Au sommet de sa carrière, Costello, femme d’expérience, voyage pour donner des conférences sur la littérature et terrasse à chaque fois son public par le décalage du sujet qu’elle concocte, et qui ne correspond jamais à l’annonce de son intervention, dévoilant une manière de penser le monde, bien particulière.

© Magda Huecke

Le spectacle débute quand elle reçoit le prix Stowe à Williamstown, en Pennsylvanie. Elle est alors présentée comme l’une des plus grandes écrivaines du monde. Puis on la suit en Afrique, vers l’Antarctique, aux États-Unis et à Amsterdam. Warlikowski nous fait pénétrer dans son univers en prise avec l’environnement, sur scène et en images, la condition animale, la fonte des glaciers trop fréquentés par les cargos, les montagnes et barrières de glace qui s’effondrent, le divin qui observe et la notion de mal, l’aliénation, le désir, l’instinct grégaire, le hasard. Il puise parallèlement dans l’univers de Kafka en relation avec son Rapport à une Académie, qui imagine un personnage invité à s’exprimer sur son passé de singe, lors d’une conférence donnée devant d’éminents membres de l’Institution.

Ce singe kafkaïen se glisse sur le plateau au milieu des autres personnages. Au simulacre de J.M. Coetzee/Costello se greffent ceux de Kafka et de Warlikowski qui construit son cabinet de curiosité plein de miroirs et de tiroirs secrets. Il est entouré d’actrices et d’acteurs des plus virtuoses – Mariusz Bonaszewski, Andrzej Chyra, Magdalena Cielecka, Ewa Dałkowska,Bartosz Gelner, Małgorzata Hajewska-Krzysztofik, Jadwiga Jankowska-Cieslak, Maja Komorowska, Hiroaki Murakami, Maja Ostaszewska, Ewelina Pankowska, Jacek Poniedziałek, Magdalena Popławska. Le personnage d’Elizabeth Costello, qui perd petit à petit en crédibilité, est interprété par six actrices d’âges et de physiques différents et d’un homme permettant de livrer toutes les facettes d’une écrivaine qui déraille progressivement. Maja Komorowska, grande dame du théâtre polonais, entre en piste dans la seconde partie du spectacle. Elle a joué à plusieurs reprises sous la direction de Krzysztof Warlikowski, entre autres dans Angels in America, de Tony Kushner en 2007 au Festival d’Avignon. Égérie des plus grands metteurs en scène de théâtre et de cinéma de son pays à partir des années 60, elle a habité les univers de Jerzy Grotowski, Krzystof Kieslowski, Krystian Lupa, Andrzej Wajda, Krzystof Zanussi et d’autres. Cette seconde partie traite de la vieillesse. Avec ses quatre-vingt-sept ans Maja Komorowska y est magnifique, dans une présence pleine d’humanité et de légèreté autant que de profondeur, face à son ordinateur avec reprises de vues, de face, sur l’écran.

© Magda Hueckel

Les sept leçons et cinq contes moraux que traverse ce spectacle-monument d’une durée de quatre heures, sont fondés sur un concept raisonnable et relativement anti-théâtral, celui de la conférence. Mais il permet à l’imaginaire et au réalisme de croiser le fer : le réel est lié à l’environnement d’Elizabeth Costello, son fils qui lui sert d’attaché de presse avec son amie, sa soeur, sa femme et ses enfants, les thèmes qu’elle évoque, le public qui l’écoute ; l’imaginaire, par ses dérapages spectaculaires de femme libre et ses démonstrations extravagantes de libre-penseur, qui sèment le trouble. À la fin du spectacle, elle rencontre un homme qui a perdu une jambe et va la questionner sur ses choix. L’atmosphère se densifie. La dernière image est ce petit poussin qui semble être l’unique objet de son attention dans la tentative de sa survie.

© Magda Huecke

La scène est un grand espace polyvalent, traduisant les différents lieux, le dedans comme le dehors (décor et costumes de Małgorzata Szczęśniak, lumière de Felice Ross). On y voit côté jardin une salle de bains où s’absentent parfois les personnages, des fauteuils dans lesquels  certains, de dos, sont repris de face sur l’écran situé en fond de scène (vidéo Kamil Polak), une salle de réunion en journée et son mobilier de bureau, la conférencière devant le micro, puis les tables de restauration de la soirée colloque, recouvertes de nappes blanches. Une sorte de grand wagon transparent ou de cage en verre apparaît en roulant sur le plateau, permettant des séquences comme celle de l’antarctique et de ses albatros, ou celle du dédoublement du singe kafkaïen, ou encore la réunion familiale, avec Elizabeth devenue presque encombrante, son fils et sa famille.

© Magda Huecke

Les filtres se superposent et Elizabeth Costello devient l’intrusive qui brouille les cartes et joue avec les limites, n’hésitant pas à les franchir. Krzysztof Warlikowski avait déjà repris le personnage dans deux de ses spectacles, dont (A)pollonia en 2009 où elle donnait une conférence sur l’Holocauste qui avait provoqué de nombreuses réactions et La Fin en 2011 qui mêlait des textes de Franz Kafka et Bernard-Marie Koltès. L’image première du spectacle contient à elle seule tout le thème de la représentation. Elle montre Ann Lee, un personnage de manga aux cheveux violets et aux yeux vides, que deux plasticiens et vidéastes, Philippe Parreno et Pierre Huyghe, ont fait vivre en tournant des images avec lesquelles ils rejoignent la question posée dans la lecture d’Elizabeth Costello sur l’ambivalence entre fiction, réalité, illusion et simulacre. « Je suis juste un nom et une idée » dit Ann Lee, comme l’est sommes toutes Elizabeth Costello pour J.M. Coetzee et Krzysztof Warlikowski dans la sédimentation de leurs provocations philosophiques.

Brigitte Rémer, le 13 février 2025

Avec : Mariusz Bonaszewski, Andrzej Chyra, Magdalena Cielecka, Ewa Dałkowska, Bartosz Gelner, Małgorzata Hajewska-Krzysztofik, Jadwiga Jankowska-Cieślak, Maja Komorowska, Hiroaki Murakami, Maja Ostaszewska, Ewelina Pankowska, Jacek Poniedziałek, Magdalena Popławska. Costumes et décor Małgorzata Szczęśniak – lumière Felice Ross – scénario Piotr Gruszczyński, Krzysztof Warlikowski – collaboration au texte Łukasz Chotkowski, Mateusz Górniak, Anna Lewandowska – dramaturgie Piotr Gruszczyński – collaboration artistique Claude Bardouil – musique Paweł Mykietyn – vidéo Kamil Polak – maquillages Monika Kaleta – assistanat à la mise en scène Jeremi Pedowicz – tradition du texte en français Margot Carlier – tradition du texte en anglais Artur Zapałowski – surtitrage Zofia Szymanowska.

Équipe technique : régie générale Paweł Kamionka – régie plateau Łukasz Jóźków – régie lumière Dariusz Adamski – régie son Mirosław Burkot – régie vidéo Tomasz Jóźwin – caméraman Bartłomiej Zawiła – habilleurs Kajetan Korcz, Joanna Chudyk, Sylwia Szefer – maquillages et coiffures Joanna Chudyk, Agnieszka Rebecka – accessoires Tomasz Laskowski – machinistes Wojciech Sadowski, Łukasz Żukowski – assistante à la scénographie Saskia Hellmann – assistant à l’équipe artistique Maciej Krysz.

Du 5 au 16 février 2025, à La Colline-Théâtre National, 15 rue Malte Brun. 75020. Paris – métro : Gambetta – tél. : 01 44 62 52 52 – site : www.colline.fr – Le spectacle a été créé au Nowy Teatr de Varsovie, le 11 avril 2024 et présenté en juillet au Festival d’Avignon – En tournée : Les 21 et 22 mars 2025 au Schauspiel Stuttgart (Theaterbiennale), à Stuttgart – les 4 et 5 octobre 2025 à Konfrontacje Lublin, à Lublin – les 18 et19 octobre 2025 à Dialog-Wroclaw, à Wroclaw – les 26 et 27 octobre 2025 au Teatr Wybrzeze, à Gdansk.

1998

Conception de Thomas Lebrun – chorégraphies de Bernard Glandier, Christine Bastin et Thomas Lebrun, dans le cadre du Festival Faits d’Hiver, à Micadanses-Paris.

“Le titre n’a pas d’importance” © Frédéric Iovino (1)

C’est une soirée qui repose sur la transmission et le passage de témoin entre chorégraphes et danseurs, d’un danseur, d’une danseuse, à l’Autre. C’est une soirée intemporelle dans les entrailles de la danse que Thomas Lebrun – danseur, chorégraphe, pédagogue et directeur du Centre chorégraphique national de Tours – accompagne de sa nouvelle création, Le titre n’a pas d’importance.

1998 est l’année où Bernard Glandier, chorégraphe trop tôt disparu, transmet à Thomas Lebrun son solo, Pouce ! quatre ans après sa création. La maladie de Charcot est déjà à l’œuvre, Bernard Glandier disparaît deux ans plus tard. Thomas Lebrun l’interprète et reçoit la chorégraphie en legs en 2001. Il y a quelques mois il la transmet à son tour à José Meireles et Hugues Rondepierre qui, dans le cadre du programme Faits d’Hiver, la dansent en alternance.

“Pouce ! ” © Frédéric Iovino (2)

Ce soir, Hugues Rondepierre est sur le tapis, dans le carré de lumière qui délimite son espace de danse, comme une prison d’où il tente de repousser les murs. C’est une danse très physique, une lutte pour la vie et contre l’enfermement, comme le combat de l’ange noir contre lui-même, une transfiguration. La pièce démarre en douceur au son du luth de la musique baroque de Robert de Visée. Puis la musique se suspend et le danseur habite le silence du souffle qu’il reprend, avant de marquer le rythme avec les pieds, et d’émettre ses propres percussions. Pantalon gris clair chemise blanche, son regard est au loin, rêve-t-il de liberté ? Imperceptiblement monte une autre musique, celle de Giacinto Scelsi, poète et compositeur italien qui détruisit une partie de ses œuvres qu’il jugeait trop classiques avant de s’imprégner de culture orientale et de travailler le son monodique. Une grande puissance se dégage de la chorégraphie dans une mobilité des bras et une gestuelle des mains, sophistiquées. Le danseur y met une grande densité, porté, à la fin de la pièce par la berceuse de Sarah Gorby, chanteuse née dans la Russie tsariste au début du XXème.

Tú, sólo tú, second solo de la soirée. Même signature de Bernard Glandier, créé en 1997 pour Montaine Chevalier, extrait de la pièce Faits et Gestes. Même processus de transmission de la danseuse à Anne-Emmanuelle Deroo en 2024. Toutes deux l’interprètent en alternance avant de danser ensemble la nouvelle pièce de Thomas Lebrun, Le titre n’a pas d’importance dans ce même programme.

“Tú, sólo tú ” © Frédéric Iovino (3)

Ce soir, vêtue d’un haut bleu-roi, Montaine Chevalier répond à la musique de Claude-Henri Joubert, altiste, compositeur, chef d’orchestre et grand pédagogue et aux compositions de Jiacinto Scelsi, comme dans l’œuvre précédente. Une corne de brume ouvre le spectacle, la danseuse est à l’écoute, glisse sur le plateau et lance ses sémaphores avec grâce et détermination. Les mouvements sont lents, portés, habités, intériorisés. Les bras lancés retombent, les rotations s’enchainent comme une spirale qui ne s’interrompt pas. Elle transmet une véritable écriture chorégraphique dans tous ses pleins et ses déliés. Après une courte pause-position la danseuse aux aguets dialogue avec le fifre, dans des jeux de mouvements d’épaules et jetés des bras. Elle repousse la musique, évoque la statuaire antique ou la madone du Magnificat de Botticelli et sur une composition devenue plus abstraite et bucolique, sorte de torrent ardent, règne comme une évidence dans une grande simplicité.

“Noce” © Frédéric Iovino (4)

Noce, la troisième pièce du programme est extraite de la chorégraphie Be, écrite par Christine Bastin pour huit interprètes, présentée au Théâtre des Abbesses/Théâtre de la Ville en 1999. À l’origine, Michel Abdoul et Pascal Allio l’interprétaient. La chorégraphe, ainsi que Pascal Allio l’ont transmise à Maxime Aubert et José Meireles, qui illuminent d’une grande sensualité le plateau. La musique (Hallelujah), est de Jeff Buckley chanteur et guitariste américain mort à 30 ans qui avait enregistré Grace, son unique disque. Vêtus de couleur sable, deux solitudes s’approchent, magnétiques, et ne se quittent plus, s’enfouissant dans le sol, peau contre peau, têtes qui se posent et se reposent sur l’autre, glissements progressifs du plaisir. Avec énergie et dans un flot ininterrompu de tendresse ils se touchent, se caressent, s’empoignent, dans une élaboration de prises élégantes et sportives. Ils sont en fusion et communion comme frères siamois et déploient l’éventail d’une relation fiévreuse et érotique en un habile jeu du toucher.

Le titre n’a pas d’importance, nouvelle création de Thomas Lebrun, met en scène un duo dansé par Montaine Chevalier et Emmanuelle Deroo, les interprètes de Tú, sólo tú, dans un pas de côté entre Bernard Glandier et Thomas Lebrun. La pièce semble comme une réplique à Noce de Christine Bastin, donnant une grande cohérence à l’objet chorégraphique de la soirée, bien au-delà du temps. Hier ou aujourd’hui, la danse, avec 1998, a la même puissance, toutes générations de danseurs et danseuses confondues. Habillées de blanc, Montaine Chevalier et Emmanuelle Deroo apportent beaucoup d’émotion et de pudeur, dans une gestuelle précise, et légère où elles s’entrainent, main dans la main, sur les sentiers musicaux de Maxime Fabre, qui mêlent chant, jazz, rythmes et musique répétitive. Thomas Lebrun avait travaillé avec le musicien, également réalisateur son, pour Mille et une danses, en 2021.

“Le titre n’a pas d’importance” © Frédéric Iovino (5)

Une psalmodie à peine perceptible, comme si les dieux parlaient, monte et guide les danseuses qui dessinent des figures douces et énigmatiques sur le plateau. L’une porte l’autre comme l’autre porte l’une. Travail des bras, torsions, extensions, voyage vers un ailleurs inspiré d’une phrase de René Char : « Hâte-toi de transmettre ta part de merveilleux, de rébellion, de bienveillance » début de son poème Commune présence. En introduction à l’ouvrage, Georges Blin écrit dans la préface : « Le poète est maître de rapprocher ses routes sur le damier du temps. Ou de se suivre sur de plus longs silences ». L’un est écrivain, l’autre chorégraphe, cette phrase sied bien à l’univers de la pièce où la transmission demeure le fil conducteur, quand Montaine Chevalier se retire du jeu et regarde le solo d’Emmanuelle Deroo. L’image finale les retrouve, l’une s’étire comme pour toucher le ciel.

Avec 1998, Thomas Lebrun compose une figure chorégraphique signée de Bernard Glandier et Christine Bastin défiant le temps, en écho à sa nouvelle création. Entre sophistication des musiques et de la composition chorégraphique, simplicité du geste, on navigue de transmission en re-création et création. L’affirmation du mouvement et du signe dans leur théâtralité, la densité des danseurs/danseuses, se mêlent à leur fragilité en une poétique des corps et des espaces, physique et mental. Il y a comme un fort voisinage et une belle unité dans ces quatre pièces cousues main.

Brigitte Rémer, le 13 février 2025

1998 : Conception de Thomas Lebrun – Vu le 12 février, avec Hugues Rondepierre, dans Pouce ! de Bernard Glandier (visuel 2) – Montaine Chevalier, dans Tú, sólo tú de Bernard Glandier (visuel 3) – Maxime Aubert et José Meireles, dans Noce de Christine Bastin (visuel 4) – Montaine Chevalier et Emmanuelle Deroo, dans Le titre n’a pas d’importance de Thomas Lebrun (visuels 1 et 5) . Lumière Jean-Philippe Filleul – Son Maxime Fabre – Production Centre chorégraphique national de Tours – Copyright © Frédéric Iovino.

Les 11, 12 et 13 février 2025, dans le cadre de Faits d’hiver, à micadanses, 20 rue Geoffroy l’Asnier, 75004. Paris – métro : Pont-Marie – site : www.micadanses.com – tél. : 01 71 60 67 93.

L’Île

© Léo Bas-Lorillot, Ema Cabrol

Pièce de Mihail Sebastian, mise en scène Daria Konstantinova, compagnie Étoile sans nom, au Théâtre de Nesle.

Peu traduit en France, l’auteur, dramaturge et essayiste roumain d’origine juive, Mihail Sebastian (1907-1945) y est de ce fait injustement méconnu. Il est pourtant un des écrivains majeurs du début du XXème. Il fait des études de droit mais se trouve très vite attiré par la littérature. À l’âge de vingt-sept ans il signe un roman quasi autobiographique, intitulé Depuis deux mille Ans et fait partie à Bucarest d’un groupe d’intellectuels qui se rassemble dans les cafés et salons littéraires autour de philosophes comme Nae Ionescu et Constantin Noica, où l’on retrouve les célèbres Mircea Eliade et Emil Cioran. Son Journal 1935-1944 relate les événements sociaux et politiques de son époque et l’antisémitisme de l’État roumain dans ces années-là.

La compagnie Étoile sans nom fondée par Daria Konstantinova, comédienne d’origine russe, porte justement le nom d’une pièce de Mihail Sebastian qu’elle a créée en 2019, lui rendant ainsi hommage. Elle présente aujourd’hui L’Île, qui résonne avec notre époque. Dans un contexte de guerre, trois personnages que tout oppose vont se retrouver comme sur une île déserte, essayant de s’apprivoiser pour subsister. Parabole de la survie, la pièce débute dans une agence de voyage mais tous les moyens de communication, trains, avions, bateaux, ont été suspendus et les bombes pleuvent.

© Léo Bas-Lorillot, Ema Cabrol

L’agence devient un premier refuge où les ego des trois personnages qui s’y croisent et espéraient partir vont bon train, ils s’y terrent et le directeur de l’agence (Yann Samuel Karsenti) déserte. « Que puis-je pour vous ? –  L’impossible. » L’un d’eux promet monts et merveilles pour faire affréter un avion, tentative de corruption, peine perdue, il n’y a plus ni chèque ni banque.

On flotte dans l’absurde à la manière d’un Eugène Ionesco dans cette première partie. Changement de décor pour une seconde partie où les trois voyageurs se retrouvent dans une maison précaire au milieu de nulle part à improviser un bivouac et l’organisation de leur survie. Les tâches restent distribuées comme traditionnellement, Nadia, (Daria Konstantinova) la femme, aux lessives et à la tenue de la maison, pourtant artiste-peintre qui tente de dessiner, les deux hommes à la recherche de subsistance. L’un, Bobby, (Pierre Gaillourdet) footballeur de métier arrivé la jambe dans le plâtre, essaie de se convaincre de vendre des cravates, mais les acheteurs sont absents. L’autre, Manuel, (Thomas Amiard) l’homme au gros cigare, banquier, un peu mytho, cherche quelques mauvais coups à faire pour ramener de la nourriture. Il nourrit l’absurde d’une patate qu’il a trouvée, à éplucher délicatement et à partager, un trésor dans le contexte. « Je hais la pauvreté » clame-t-il.

© Léo Bas-Lorillot, Ema Cabrol

On continue dans l’irrationnel et le loufoque. Un triangle amoureux se dessine et Nadia secoue avec énergie ses deux compagnons d’infortune quand le moral baisse. La faim les taraude, le loyer est impayé. Ils ont la proprio sur les bras (Héléna Biancheri, qui est aussi la secrétaire de l’agence, au début) elle a convoqué un policier. Comment faire : mendier ou voler ? Comment garder sa dignité ? L’énigme ne se résout pas. La pièce est inachevée, Mihail Sebastian meurt écrasé par un camion à Bucarest en 1945, une mort suspecte et non élucidée. La sirène d’un bateau retentit et signe la fin de la partie.

© Léo Bas-Lorillot, Ema Cabrol

On sort du théâtre avec ce sentiment d’étrangeté où l’absurde a mené la danse, bien maitrisé par les acteurs et dans une mise en scène qui nous place hors du temps et jouant sa partition entre le rêve et la réalité. Daria Konstantinova et la troupe ont su inventer avec peu d’effets et de moyens, un univers qui nous parle. Les acteurs portent avec intelligence et humanité le poids de ce monde qu’ils habitent et dans lequel ils ne maitrisent pas les événements, faisant face à une question de survie, au quotidien, survie d’un monde, du pire et dans l’espoir du meilleur. Avec L’Île, il nous font découvrir un auteur, Mihail Sebastian, qui partant de l’anecdotique, nous mène au cœur et dans le contexte lourd de la première partie du XXème siècle, dans un humour grinçant dont la troupe se tire avec profondeur et légèreté. Une compagnie à suivre.

Brigitte Rémer, le 10 février 2025

Avec : Thomas Amiard, Héléna Biancheri, Pierre Gaillourdet, Yann Samuel Karsenti, Daria Konstantinova – en association avec Denan Productions.

Théâtre de Nesle, tous les mercredis à 21h, jusqu’au 26 mars 2025 inclus, 8 rue de Nesle, 75006 Paris – métro : Odéon – tél. : 01 46 34 61 04 – mail : ad.etoilesansnom@gmail.com

Nos âmes se reconnaitront-elles ?

Texte et mise en scène Simon Abkarian, La Compagnie des 5 roues – jeu Marie-Sophie Ferdane, Simon Abkarian – musique et chant Ruşan Filiztek, Eylül Nazlier, au Théâtre Nanterre-Amandiers.

© Antoine Agoudjian

C’est le troisième volet de l’Odyssée en Asie Mineure qu’a écrit et mis en scène Simon Abkarian. Les mythes grecs le taraudent depuis de nombreuses années, a fortiori le mythe d’Hélène et de Ménélas. Il en avait écrit et créé un premier volet, Ménélas Rebétiko Rapsodie en 2012, qu’il a recréé et repris l’automne dernier au Théâtre de l’Épée de bois, en même temps qu’il présentait le second épisode créé en 2023, Hélène après la chute (cf. notre article dans Ubiquité-Cultures du 28 septembre 2024).

Il met en scène aujourd’hui le troisième texte du triptyque, Nos âmes se reconnaitront-elles ? certains récits figuraient déjà dans l’opus précédent, comme la mort de Pâris racontée par Ménélas à la demande d’Hélène, et le récit d’une nuit d’amour particulièrement chaude avec Pâris, racontée par Hélène, une femme libre. Épouse de Ménélas, roi de Sparte, Hélène avait été enlevée par Pâris, le Troyen, guidé par Aphrodite, signant ainsi le déclenchement de la guerre de Troie, qui durera dix ans.

© Antoine Agoudjian

Ici la situation se décale légèrement. Ménélas, qu’interprète Simon Abkarian, invente un subterfuge, se faisant passer pour son serviteur, aveugle, dans le but d’approcher Hélène, interprétée par Marie-Sophie Ferdane. « Je veux la revoir » clame-t-il avec détermination, les yeux bandés. Au centre, un grand podium, le territoire d’Hélène, sorte d’autel sacrificiel que Ménélas contourne d’abord avant de faire chemin arrière, puis de l’approcher. L’atmosphère est au bleu-violet profond avant de pâlir puis de virer au rouge (création lumière Jean Michel Bauer). La musique et le chant ponctuent la représentation, Ruşan Filiztek et Eylül Nazlier, musiciens kurdes situés côté cour, jouent du saz, leurs appels mélodiques sont les voix intérieures des personnages.

« Sors de l’ombre ou va-t’en !» jette Hélène à ce faux-serviteur de Ménélas qui, à la fin, se démasquera, mais qu’elle a peut-être reconnu dans cette joute verbale et ce jeu de cache-cache dans lequel elle montre une grande habileté. Jeux de séduction, et fragilités d’un ex-amour fou sur contexte de guerre. Troie vient de tomber. De quoi est fait ce face à face entre une Hélène portant la robe scintillante de noces avortées en même temps que le deuil de Pâris, et Ménélas l’homme déclassé, à la dérive, gardant son amour fou pour celle qui lui fut dérobée ? De danse et de séduction, d’hésitations, de nostalgies, d’écroulements. « Vais-je vivre ou mourir » se questionne-t-il à haute voix. Tandis qu’Hélène résolument sur ses gardes lui fait face, comme une panthère prête au coup de griffe. L’approche entre les deux personnages est guerrière en même temps que trouble, inquiétude et grâce. Marie-Sophie Ferdane habite le rôle avec élégance et assurance dans la palette du féminin bafoué et de l’incertitude tout en étant maîtresse-femme. Simon Abkarian est un Ménélas qui garde sa dignité.

© Antoine Agoudjian

Né en France d’origine arménienne, ayant passé sa jeunesse au Liban, l’auteur-metteur en scène est profondément méditerranéen. Côté théâtre, il a été à bonne école auprès d’Ariane Mnouchkine, acteur au Théâtre du Soleil pendant une huitaine d’années au moment où la troupe plongeait dans la mythologie grecque, montant Les Atrides. Ariane Mnouchkine, une fois de plus avait fait date en mettant en scène Iphigénie à Aulis d’Euripide, Agamemnon, Les Choéphores et Les Euménides, d’Eschyle. Simon Abkarian y interprétait quatre personnages – dont Agamemnon, Achille et Oreste. Il n’est pas sorti indemne de la tragédie grecque, s’est nourrit de L’Iliade, vaste poème d’Homère sur la guerre de Troie, a écrit et monté en 2019 Électre des Bas-fonds et aujourd’hui sa trilogie dont Nos âmes se reconnaitront-elles ? est le dernier volet.

Et même si on a un peu l’impression d’une redite, chaque pièce donne sa couleur et sa profondeur à la tragédie grecque. La langue de Simon Abkarian se mêle aux langages musicaux des espaces géographiques qu’il choisit de représenter. La première, Ménélas Rebétiko Rapsodie est un solo qu’interprétait le metteur en scène, qui dansait sur la musique du Rebetiko, ce blues méditerranéen né dans les bas-fonds du Pirée, magnifiquement interprétée par le bouzoukiste Grigoris Vasilas et le guitariste Kostas Tsekouras. La seconde, Hélène après la chute mettait au cœur de la scène le piano à queue de la compositrice, pianiste et interprète franco-arménienne, Macha Gharibian, qui s’est nourrie de jazz, de musique du monde et de folk autant que de classique, et qui ponctuait l’affrontement entre Hélène (Aurore Frémont) et Ménélas (Brontis Jodorowsky) de manière virtuose.

© Antoine Agoudjian

Cette troisième guerre amoureuse, Nos âmes se reconnaitront-elles ? où Simon Abkarian fait face à Marie-Sophie Ferdane au son de la musique traditionnelle kurde, chargée du tragique et de l’exil, entre le saz et le chant de Ruşan Filiztek et Eylül Nazlier, ferme le cycle Odyssée en Asie Mineure avec sensibilité, intelligence et poésie. Tous deux chantent en kurmandji, langue que ne reconnaît pas la Turquie, et quand Eylül Nazlier, jeune musicienne de vingt ans, s’avance vers Hélène qui lui pose une couronne sur la tête – moment fort et d’émotion s’il en est – elle chante en zazaki, sa langue maternelle, un dialecte kurde très ancien qui se perd, et qu’elle est partie collecter dans les villages.

L’ensemble du cycle, écrit et mis en scène par Simon Abkarian, est une belle proposition autour d’un texte vibrant, variant les écritures scéniques, où dans chaque acte, la musique porte avec force la tragédie.

Brigitte Rémer, le 6 février 2024

Avec Marie-Sophie Ferdane et Simon Abkarian – collaborateur artistique Pierre Ziadé – création lumière Jean Michel Bauer – accompagnement musique et voix Ruşan Filiztek et Eylül Nazlier – production La compagnie des 5 roues, coproduction Théâtre Nanterre-Amandiers/ centre dramatique national.

Du 16 janvier au 2 février 2025, au Théâtre Nanterre-Amandiers/CDN, 7 avenue Pablo Picasso. 92000. Nanterre – métro : Nanterre Préfecture – site : www.nanterre-amandiers.com – tél. : 01 46 14 70 00. En tournée : le 8 avril au Théâtre de Villefranche-sur-Saône – le 6 mai au Théâtre Ducourneau d’Agen – du 21 au 23 mai à la Comédie de Picardie, en co-accueil avec la Maison de la Culture d’Amiens.

Suzy Storck

Texte Magali Mougel – mise en scène et scénographie Simon Delétang – production Théâtre de Lorient/Centre dramatique national – au Théâtre des Quartiers d’Ivry/Manufacture des Œillets.

© Jean-Louis Fernandez

C’est le destin tragique d’une femme ordinaire, Suzy Storck (Marion Couzinié) qui un jour craque et remet en question tout son parcours, entraînant sa famille dans sa chute. Au centre du plateau elle est en état de sidération. On comprend qu’un drame s’est noué.

Issue d’un petit milieu rural, la famille, elle ne l’a pas vraiment choisie, une mère peu aimante et qui ne cesse de mettre de l’huile sur le feu (Françoise Lervy), un compagnon peu désiré, Hans Vassili Kreuz (Charles-Antoine Sanchez), une vie monotone, entre les restes d’un appétit de vivre et l’envie de s’absenter.

« 17 juin. 21h14. Ça se passe ici. » Le narrateur au micro (Simon Delétang) sorte de Monsieur Loyal en costume sombre donne le contexte avant de s’asseoir non pas sur la boîte à sel mais sur le lave-linge posé dans un coin, symbole d’une vie dévorée par le quotidien, les courses, la maison, l’étendage du linge, les trois enfants pas vraiment désirés dont Suzy Storck allaite le dernier sans passion et dans la douleur des gerçures. Il est le fil conducteur, dessine la situation du moment avant de laisser place aux personnages, dans une rigueur métronomique.

© Jean-Louis Fernandez

Au centre d’un grand plateau blanc et d’un toit en biais de ce même blanc couvert de trente-six tubes-fluos, Suzy Storck en short et tee-shirt rouge, dans son désarroi et son impuissance à arrêter le quotidien, refait le film de sa vie depuis sa rencontre avec Hans Vassili Kreuz. Côté cour un tas de vêtements entassés comme les années qui passent, ou comme ce qu’elle essaie de faire à la maison et qui pour son compagnon, qui s’épuise dans un supermarché, n’est pas un vrai travail, la couture. Elle aussi aurait voulu travailler à l’extérieur, comme quand elle était jeune et avait eu un emploi à Ouest Volailles – dans le monde rural le choix ne pouvait se porter que sur une usine de volailles, de couches ou de fringues, elle avait choisi la volaille. Quand elle cherche à retravailler, il l’en dissuade.

© Jean-Louis Fernandez

L’avant n’était pas très glorieux. L’entretien d’embauche dans un magasin de puériculture qu’elle obtient par sa mère est un flop complet, elle a pourtant mis son gilet rose mais manque d’expérience, parle de son non-désir d’enfants et prend le leadership de l’entretien en bombardant l’employeur de questions déplacées. En écho, Hans Vassili Kreuz qui n’est pas un mauvais garçon, se situe à l’inverse de son univers et de ses désirs, dans l’envie de construire une famille et de faire des enfants avec elle. Ce qu’il fait à trois reprises dans une décision vraisemblablement unilatérale. « On a fait ce que tu as voulu » dit-elle. Dans les reproches, il n’entend pas la détresse de Suzy. « On porte chacun sa croix » se contente-t-il de dire bravement.

La tension monte et la fin confirme le drame pressenti au début du spectacle. « Le petit pleure, tu n’y vas pas ? » s’inquiète-t-il. Le nourrisson n’est pas dans son berceau. Suzy Storck se fige, son récit devient incohérent. « Il était avec moi… » Sa mère arrive, porteuse de la dramatique nouvelle, indiquant que « la poussette est restée dehors » en plein soleil d’été. « J’ai eu une seconde d’inattention » se justifie Suzy menant les deux aînés dans leur chambre qu’elle ferme à clé, et priant pour qu’ils s’entretuent.

© Jean-Louis Fernandez

Ici tout est suggéré, quand le père se précipite et revient avec l’enfant dans les bras on comprend qu’il n’est sans doute plus en vie. Il part en trombe vraisemblablement pour l’hôpital. « J’éteins le transistor et coupe le câble » dit-elle en réponse à un reproche de Hans Vassili Kreuz. À quoi peut servir un câble ? Rien n’est dit. La scène finale la recouvre d’un satin bleu comme une Vierge de l’Annonciation, sur le Stabat Mater de Pergolèse ; le tas de vêtements posés côté cour s’efface de la scénographie. La brume recouvre le plateau, Suzy devient apparition-disparition sous le toit de néons qui s’inverse jusqu’à l’effacer de la scène.

Scénographe, metteur en scène depuis une vingtaine d’années et comédien, Simon Delétang dirige le Théâtre de Lorient depuis deux ans. Il a monté Suzy Storck en 2019 alors qu’il dirigeait à Bussang le Théâtre du Peuple, s’emparant de la langue précise et rigoureuse de Magali Mougel. Des nombreux spectacles qu’il a présentés, Ubiquité-Cultures se souvient de Tarkovski, le corps du poète, cf. l’article du 8 mai 2018 et de La Mort de Danton, spectacle qu’il a mis en scène à la Comédie Française cf. l’article du 27 février 2023.

Avec Suzy Storck, certains mots, certaines phrases reviennent à plusieurs reprises comme autant de réminiscences. « Je ne suis pas une machine à laver » répète-t-elle, en même temps qu’elle énumère tous les gestes du quotidien. La musique et les motifs sonores (de Nicolas Lespagnol-Rizzi) apportent leur suggestivité, comme points de rupture, espace de transition et expression de la révolte. Ils ponctuent plusieurs moments dramatiques déchaînant la lumière, comme se déchaîne l’océan (création lumière Jérémie Papin). Les costumes suggèrent à peine les changements de situation et cela suffit (création costumes Marie-Frédérique Fillion). C’est un travail d’intensité où la montée dramatique au plateau répond à celle du texte dans un agencement sobre et précis, magnifiquement porté par Marion Couzinié dans le rôle de Suzy, et par tous les acteurs.

Brigitte Rémer, le 2 février 2025

Avec : Marion Couzinié, Simon Delétang, Françoise Lervy, Charles-Antoine Sanchez. Scénographie Simon Delétang – assistanat à la mise en scène Polina Panassenko – création lumière Jérémie Papin – création son Nicolas Lespagnol-Rizzi – création costumes Marie-Frédérique Fillion – accessoiriste Léa Perron – ingénieur conseil Hervé Cherblanc et la voix d’Eliot Hénault-Fillion. Production Théâtre de Lorient/Centre dramatique national. Spectacle produit et créé par le Théâtre du Peuple. Le texte est publié aux éditions Espace 34.

Du 1er au 6 février 2025 – samedi 1er février à 18h, dimanche 2 février à 16h, mardi 4, mercredi 5 et jeudi 6 février à 20h – Théâtre des Quartiers d’Ivry/CDN du Val-de-Marne/Manufacture des Œillets, 1 place Pierre Gosnat. 94200. Ivry-sur-Seine – métro : Mairie d’Ivry – tél. : 01 43 90 11 11 – site : theatre-quartiers-ivry.com

Grand-Peur et misère du IIIème Reich

© Simon Gosselin

Texte de Bertolt Brecht, traduction française Pierre Vesperini – mise en scène Julie Duclos, Compagnie In-Quarto – à l’Odéon-Théâtre de l’Europe. Paris 6e.

La pièce est écrite entre 1935 et 1938, en pleine période de la montée du fascisme. Elle montre la mécanique totalitariste rampante et qui ronge le quotidien des gens ordinaires, toutes classes sociales confondues.

Pas de violence sur scène si ce n’est morale : la suspicion, la peur face à la répression, la dissolution de toute pensée critique, l’appauvrissement économique et psychologique, le basculement des consciences, sont le pain quotidien de l’époque. On est en Allemagne, années 30, Bertolt Brecht dramaturge, metteur en scène, poète et critique théâtral né en 1898 a déjà écrit Baal, à partir de 1918, héros asocial et marginal, et reçu le Prix Kleist pour sa pièce, en 1922.

L’auteur a fui le pays en février 1933 avec Hélène Weigel son épouse, actrice. Ses livres sont brûlés en autodafé. Pendant quelques mois le couple parcourt l’Europe avant de se poser au Danemark. En 1935 le régime nazi déchoit Brecht de sa nationalité allemande, il reprend son errance forcée en 1939, s’installe en Suède puis en Finlande avant de s’embarquer pour la Californie en 1941, où il résidera avant d’en être chassé par le maccarthysme, en 1947. Son retour en Europe passe par la Suisse avant qu’il ne puisse rejoindre la République Démocratique d’Allemagne où il fonde en 1948 avec Hélène Weigel le Berliner Ensemble, et où il reste jusqu’à sa mort, en 1956.

Julie Duclos qui signe la mise en scène, a aménagé l’ordre des scènes et reconstruit treize tableaux à partir des vingt-quatre écrits par Brecht. Les lieux et les années s’affichent sur un écran. Le plateau est bordé, côté jardin, de la façade d’un bâtiment industriel aux fenêtres réfléchissantes. On pénètre dans une grande cuisine où l’office se trouve au fond, du côté cour et, qui plus tard rejoindra l’élégante bâtisse et dessinera d’autres espaces – un appartement bourgeois, un tribunal, une usine etc. entre réalisme, symbolisme et métaphysique, gommant les frontières entre l’extérieur et l’intérieur. La scénographie, belle et astucieuse, libère les espaces, elle est signée Matthieu Sampeur, les lumières sont de Dominique Bruguière. Tout tend vers l’épure pour laisser l’espace aux acteurs.

La première séquence, La Croix de craie, nous mène à Berlin, 1933. Une grande table pas encore débarrassée après un repas, recouverte d’une nappe blanche. Une discussion qui s’engage entre deux jeunes femmes, Minna la cuisinière, Anna la femme de chambre, et Théo, le SA qui arrive et s’attable, et à qui l’on fait des courbettes. Anna, son amoureuse depuis quatre ans, court lui acheter une bière. Une joute oratoire s’engage entre le frère de la cuisinière, électricien venu apporter des ampoules et qui découvre être marqué d’une croix blanche dans le dos, et le SA qui de plus s’accroche avec Anna, pour des histoires d’argent. À peine rassurée du changement d’attitude de son héros, Anna lance à Minna : « Pouvez-vous aller voir votre frère pour l’avertir de faire bien attention à lui ? »

© Simon Gosselin

On se trouve ensuite à Breslau, 1933, dans un appartement petit-bourgeois où un couple semble aux aguets et se terre, quand il entend tambouriner à la porte voisine et emmener la famille y résidant. C’est l’heure de la soupe et de la délation. « Pourquoi tu vas pas au poste dire qu’ils ont reçu personne samedi dernier ? » apostrophe la femme. Augsbourg 1934. Trouver le droit. Dans le cabinet d’un juge, l’inspecteur raconte une version trouble de l’attaque d’une bijouterie dont l’audience est imminente. « D’après le dossier, je déduis que le magasin où s’est produit l’incident, la bijouterie Arndt, est un magasin juif. » La pression qui s’exerce sur le juge lui fait lâcher prise. Les images qui se reflètent dans les vitres sont lourdes de sens sur la duplicité de chacun. Septembre 1935, c’est le soir, La Femme juive, Judith, infirmière, fait ses bagages et passe ses coups de fil pour dire adieu à ses amis, puis elle répète le discours qu’elle compte tenir à son mari, Fritz, médecin, qui a commencé à avoir des ennuis, jusqu’à ce qu’il apparaisse. « Ils ne t’enverront pas dans un camp, mais demain, ou après-demain, tu n’auras plus le droit d’entrer dans la clinique… Je ne veux pas t’entendre un jour me dire que je dois partir… » lui dit-elle en guise d’adieu.

© Simon Gosselin

Les tableaux se poursuivent, dans la violence de la sphère privée, tous plus cruels les uns que les autres et qui montrent la lâcheté et le terrain meuble dans lequel la société s’est engouffrée. Ainsi Le mouchard cet enfant d’une dizaine d’années engagé dans les Jeunesses hitlériennes comme il se doit, dont les parents se méfient à l’extrême, au point de n’être plus eux-mêmes ; Le Sermon sur la montagne où le mourant, modeste pêcheur, interroge le Pasteur sur la vie d’après, devant sa femme et son fils SA ; Celui qu’on a relâché d’un camp, à Berlin, 1936 et qui de ce fait devient suspect, suscitant la méfiance de M. et Mme Mahn, anciennement ses amis, à qui il propose une simple promenade sur Alexanderplatz ; Karlsruhe 1937, le Secours d’hiver offert par le Führer via les SA à une vieille femme et sa fille, mais qui viennent en fait arrêter la jeune femme ; les Physisiens, 1935 et leurs erreurs de raisonnement qui les mettent en danger ; Aichach 1937,  le Paysan nourrit la truie, de nuit, avec sa femme dans la cour d’une ferme pendant que ses enfants font le gué, images vidéo à l’appui ; Chemnitz, 1937, Le mot d’ordre en plusieurs strophes à connaître par cœur, au sein du local des Jeunesses hitlériennes. Il y a aussi Le Combattant de la première heure, à Calw, 1938, le père Lettner, boucher, qui pour cacher la pénurie, se pend dans sa boutique en laissant son lourd message : « J’ai voté Hitler. »  La politique de l’emploi, Spandau, 1937 où une jeune femme reçoit une lettre lui annonçant la mort de son frère, pilote, un accident déguisé, et qui en perd la raison.

Julie Duclos est artiste associée au Théâtre national de Bretagne aux côtés d’Arthur Nauzyciel après l’avoir été à la Colline puis à l’Odéon auprès de Stéphane Braunschweig. On se souvient, entre autres, de son magnifique Pelléas et Mélisande présenté en 2019 au Festival d’Avignon et repris à l’Odéon-Théâtre de l’Europe (cf. notre article du 4 mars 2020). La metteure en scène mobilise ici un important travail dramaturgique pour la construction du spectacle où les tableaux s’enchaînent dans une relative fluidité, l’écriture alternant entre de très courtes scènes et d’autres, plus longues. Elle montre les effets du fascisme à travers le quotidien de ces gens ordinaires, qui en sont parfois ridicules, au moment de l’accession d’Hitler au pouvoir. La mise en scène est sobre et repose sur le jeu des acteurs, finement dirigés, chacun jouant plusieurs rôles et laissant transpirer la défiance et la peur, parfois la pauvreté, dans tous les sens du terme. On en sort assez sonnés quand on sait que l’extrême droite guette au coin du bois et que l’Histoire pourrait bien se répéter. Bertolt Brecht déjà nous mettait en garde : « Après la chute de ce Reich, Grand-peur et misère du IIIe Reich ne sera plus un acte d’accusation, mais il sera peut-être, encore, un avertissement. »

Brigitte Rémer, le 31janvier 2025

Avec : Rosa-Victoire Boutterin, Daniel Delabesse, Philippe Duclos, Pauline Huruguen, Yohan Lopez, Stéphanie Marc, Mexianu Medenou, Barthélémy Meridjen, Étienne Toqué, Myrthe Vermeulen, et, en alternance, les enfants Mélya Bakadal, Salomé Botrel, Eliott Guyot, Julien Peterson, Philaé Mercoyrol Ribes, Raphaël Takam. Scénographie Matthieu Sampeur – lumières Dominique Bruguière – vidéo Quentin Vigier – son Samuel Chabert – costumes Caroline Tavernier – assistanat à la mise en scène Antoine Hirel – assistanat à la lumière Émilie Fau – régie générale Sébastien Mathé – régie plateau David Thébault – production L’In-quatro – Le texte est publié aux éditions de L’Arche/scène ouverte.

Du 11 janvier au 7 février 2025, Odéon-Théâtre de l’Europe, Place de l’Odéon. 75006. Paris – du mardi au samedi à 20h, le dimanche à 15h – site : www.theatre-odeon.eu – tél. : 01 44 85 40 40. En tournée : Théâtre National Populaire, Villeurbanne, du 13 au 22 février -Théâtre du Nord, Lille, du 27 février au 2 mars – en projet, saison 2025-2026 : Les Gémeaux, Sceaux – Comédie de Caen/CDN de Normandie – Théâtre National de Nice.

L’Éloge des possibles

Chorégraphie de Raphaël Cottin, compagnie La Poétique des signes, à micadanses-Paris, dans le cadre du Festival Faits d’hiver

© Frédéric Iovino

Le programme se compose de fragments courts et musiques de différents styles, de Vivaldi et Bach à Murray Head et Sylvie Vartan, qui, au bout du compte, dessinent une écriture chorégraphique finement ciselée et forment l’œuvre. L’ensemble s’enchaîne dans une superbe fluidité.

La première pièce, Quel est ce visage ? est signée de Christine Gérard, et fut créée en 2001 pour Raphaël Cottin qui fut son élève. À l’origine, elle se composait de sept soli pour sept masques. Le chorégraphe reprend ce Solo du masque rouge, dont il confie l’interprétation à Arthur Gautier, remarquable, sur la cantate sacrée Nisi Dominus du Stabat Mater d’Antonio Vivaldi. Le masque est en soi un objet troublant et un artifice de théâtre. Il prive du regard du danseur. Est-on devant un homme blessé ? La précision et la maîtrise du geste sont impressionnantes. Le tracé est au cordeau, on est dans l’art du détail et de la miniature. Quand la musique se suspend, l’homme enfin effleure son visage et entre dans la nuit. C’est un bel hommage que rend Raphaël Cottin à Christine Gérard qui a notamment dansé pour Jacqueline Robinson, Françoise et Dominique Dupuy, Susan Buirge, Daniel Dobbels et d’autres, et qui a créé avec sa compagnie, Arcor, plus d’une quarantaine de chorégraphies, de 1975 à 1999. Entre les masques lui avait valu une mention du ministère de la Culture et le prix du public au concours de Bagnolet, en 1979. Avec le goût et le talent de la transmission, Christine Gérard a enseigné plus d’une vingtaine d’années au Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris.

Dans ce second temps de la partition, une danseuse (Amandine Brun) et un danseur (Paul Grassin) rejoignent Arthur Gautier dont on découvre le visage. Dans des mouvements très lents qu’ils développent à l’extrême, ils mettent leurs pas dans la musique folk de Murray Head et interprètent Air, Eau – éléments de nos signes du zodiaque, dans une grande concentration et écoute. Puis les Souvenirs du Conservatoire et souvenirs du masque sur un quatuor à cordes et piano de Yann Ollivo, reçu par Raphaël Cottin comme cadeau d’anniversaire pour ses dix-huit ans, travaille sur le regard, les tours de plateau, les rotations et les pirouettes, et introduit au mouvement suivant, Motion, l’action pour l’action / motion, not emotion, sur Sweet dreams du groupe Eurythmics, et Déprime, de Sylvie Vartan, pièce qui mêle d’une manière dynamique des gestes en décalé d’une grande rigueur, liberté et expressivité, du jeu et un espace ludique, de l’agilité et de la légèreté. C’est aussi une ode à la femme dans un solo habité.

En milieu de programme, comme chaque soir, Raphaël Cottin aime à créer la surprise pour ses danseurs qu’il entraîne dans une improvisation. C’est le moment Événement de la soirée, le public est dans la confidence. À chaque représentation, un événement nouveau alimente cinq minutes d’improvisation. Ce soir-là, pour nous, le chorégraphe distribue une dizaine de lampes torches dans le public qui sera chargé d’éclairer la séquence, le danseur devant s’inscrire dans la proposition du public. Le compteur tourne, les jeux d’ombre s’affichent sur le mur du fond, une rivière violette coule sur le plateau, l’un l’enjambe, l’autre marche dans l’eau, et chacun construit ce moment selon son inventivité. Un soir précédent, les spectateurs étaient chargés d’inventer la musique qui allait permettre aux danseurs d’habiter le plateau à leur manière.

© Frédéric Iovino

Un Espace complémentaire offre ensuite d’entendre la voix expressive d’Ivo Dimchev selon Gershwin, dans Summertime, sur lequel un duo de danseurs se déploie, avant de retrouver le Nisi Dominus de Vivaldi. La dernière pièce pour quatre danseurs, sur le concerto pour quatre claviers BWV 1065 de Jean-Sébastien Bach, plus étirée, ne ferme pas le spectacle. Très majestueuse, elle est savamment composée en un mouvement d’ensemble précis et élaboré où le geste est offert et poétique pour nous mener, dans sa dernière partie, jusqu’à la salle de répétition où la professeure chorégraphe commente le travail qui évolue, comme le temps. Une mathématique du mouvement se met en marche, portée par le rythme donné 1- 2 -3- 4, 1-2, 1-2-3… entre équilibres, symétrie et asymétrie et avec beaucoup de gaieté. La voix s’amplifie, un grand brouhaha s’installe. Le danseur devient marionnette, ou pantin, reprenant l’allusion au masque du début du spectacle.

La compagnie La Poétique des Signes, basée à Tours, porte bien son nom. Elle est art poétique et travaille avec subtilité le signe, dans la concentration de l’acteur. Danseur, chorégraphe de la compagnie, pédagogue et notateur du mouvement en cinétographie Laban, Raphaël Cottin s’intéresse autant à la création chorégraphique qu’à l’étude du mouvement, ce qui imprime un côté théâtral à son art du geste. Les études labaniennes qu’il mène sont en effet intégrées dans ses créations.

© Frédéric Iovino

Formé au Conservatoire de Paris dans les années 1990, il y reçoit l’enseignement de grands noms de la danse classique et contemporaine, comme Wilfride Piollet et Jean Guizerix, Peter Goss, Odile Rouquet et André Lafonta, qu’il prolonge par des études labaniennes, avec Noëlle Simonet et Angela Loureiro. Il a dansé pour Stéphanie Aubin, Christine Gérard, Odile Duboc et Daniel Dobbels, avant de rejoindre en 2008 la compagnie de Thomas Lebrun, aujourd’hui directeur du Centre chorégraphique national de Tours, au sein de laquelle il danse.

En 2001, la chorégraphe Christine Gérard – dont Raphaël Cottin fut élève au Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris de 1992 à 1998 – crée Quel est ce visage? une suite de 7 soli pour 7 masques. Parmi eux, Raphaël Cottin interprète le masque rouge à sa création et le masque gris. Il reprend le solo au sein de sa compagnie en 2006 puis en 2012 et le retranscrit en cinétographie Laban, permettant d’en sauvegarder l’écriture et d’en assurer la transmission et le passage d’un danseur à l’autre, tout en le transformant en une nouvelle écriture, une nouvelle œuvre.

Avec L’Éloge des possibles, on voyage d’un solo à un quatuor à travers différents tempos et rythmes portés par trois danseurs et le chorégraphe, qui habitent l’espace et les variations avec une grande finesse et précision dans les vibrations partagées. Une belle soirée !

Brigitte Rémer le 29 janvier 2025

© Frédéric Iovino

Interprétation : Amandine Brun – Raphaël Cottin – Arthur Gautier – Paul Grassin. Collaboratrice artistique Christine Gérard – lumières Catherine Noden – costumes Catherine Garnier – son Emmanuel Sauldubois – musiques : Vivaldi, Bach, Gershwin, Murray Head, Eurythmics, Sylvie Vartan, Yann Ollivo. Production La Poétique des Signes – coproduction micadanse, Paris.

Les 27 et 28 janvier 2025, à micadanses, 15, rue Geoffroy-l’Asnier – 75004. Paris –  métro : Saint-Paul / Pont-Marie – site : www.micadanses.com et www.lapoetiquedessignes.com – tél : 01 71 60 67 93.

Vie et Destin

De Vassili Grossman – adaptation pour la scène à partir du texte original, René Fix – mise en scène Gerold Schumann, Théâtre de la Vallée – univers musical, Yannick Deborne – au Théâtre Studio d’Alfortville.

© Jennifer Herovic

C’est un réel défi que de vouloir porter à la scène un tel roman de plus de mille deux cents pages, écrit par Vassili Grossman, né en Ukraine en 1905, mort à Moscou en 1964, connu pour son travail de correspondant de guerre à partir de 1941.

Membre de l’Union des écrivains soviétiques tout en restant à distance du réalisme soviétique ambiant, admiré par certains, Vassili Grossman est en même temps Persona non grata en Union Soviétique et censuré par les autorités. En 1962, quelques années après la mort de Staline, Vie et Destin, son œuvre-phare est en effet saisie. On la croyait perdue, mais l’auteur avait eu la prudence d’en déposer une copie chez des amis, qui la mettront sous microfilm et la passeront à l’ouest. Le texte sera finalement publié en 1980, en Suisse, et il faudra attendre 1989 et la glasnost, pour qu’il paraisse en Russie.

© Jennifer Herovic

« Témoin capital perçu par les uns comme le grand écrivain russe du destin juif, il n’aura de cesse d’être aussi le grand écrivain juif du destin russe » rappelle le dossier de presse. Issu d’une famille bourgeoise cultivée, famille juive ayant abandonné toute pratique religieuse, le père de l’auteur est ingénieur chimiste et sa mère professeure de français. Il publie Années de guerre, ses derniers articles qui relatent entre autres son expérience à Berlin au sein de l’Armée rouge. C’est du nazisme et du totalitarisme comme chambre d’écho, ainsi que de la condition humaine dont parle Vie et Destin, Vassili Grossman en a commencé l’écriture dès 1948, pour l’achever en 1962. C’est une immense fresque qui prend pour modèle Guerre et Paix de Léon Tolstoï qui lui-même s’était inspiré du sociologue Pierre-Joseph Proudhon et de son écrit La guerre et la paix, publié en 1861, les deux hommes s’étaient d’ailleurs rencontrés. Proche de l’histoire politique d’hier en même temps que d’aujourd’hui, sur fond de guerre russo-ukrainienne infligée par la Russie poutinienne, en préambule, ce mot de l’auteur, intemporel : « En mille ans l’homme russe a vu de tout, la grandeur et la super-grandeur, mais il n’a jamais vu une chose : la démocratie. »

La scène est un no man’s land, espace blanc, comme surexposé dans tous les sens du terme et comme les images vidéo le souligne, un espace mental. Quelques débris de bâtiments épars participent de la scénographie au titre d’accessoires (Pascale Stih, vidéo, scénographie – Philippe Lacombe, lumières). Côté cour, en fond de scène, le guitariste ponctue l’action de sa partition musicale (Yannick Deborne). Les acteurs restent présents sur scène tout au long de la représentation, quand ils sortent de l’espace de jeu, ils restent comme spectateurs à la frontière du plateau, enfermés dans l’Histoire. « Une des propriétés les plus extraordinaires de la nature humaine est la soumission… La violence glorifiée par les systèmes sociaux totalitaires a été capable de paralyser l’esprit de l’homme… La terreur continuelle est le fondement du totalitarisme… » pose Vassili Grossman qui, derrière le labyrinthe de son écriture à travers différents espaces et séquences de la violence historique, propose des territoires de réflexion. « Toute vie est unique. J’écris pour ceux qui ne sont pas là », dit-il.

© Jennifer Herovic

Autour d’un feu de camp, un civil portant un brassard inscrivant le mot Press pose un livre, Vassili Grossman sans doute. Son rôle est d’écrire, pour témoigner. « Le brouillard recouvre la terre. On sent la respiration du camp à de nombreux kilomètres. »  On est à Stalingrad, où les combats ont fait rage de juillet 1942 à février 1943, opposant les forces de l’URSS à celles du Troisième Reich, pour le contrôle de la ville. Le feu de camp est une des unités de lieu qui revient de manière récurrente tout au long du spectacle, un lieu d’échange et de règlement de comptes, pour le meilleur et pour le pire. Ainsi Krymov (Thomas Segouin) menaçant Grekov : « J’ai reçu l’ordre de vous démettre de votre commandement, s’il le faut. Pourquoi tolérez-vous les propos politiques erronés de certains de vos soldats ? » Ainsi Sofia (Thérésa Berger) enlevant sa veste et laissant apparaitre une étoile jaune sur sa robe.

L’autre unité que construit la pièce, à partir du roman de Vassili Grossman s’intitule Rêveries nous en traversons vingt-quatre qui nous conduisent de Stalingrad /Immeuble 6 bis, à Stalingrad aux murs griffés et en ruines, en passant par une multiplicité de lieux et de situations, ce qui donne un aspect assez morcelé à l’ensemble.

L’un des héros est aussi Strum (François Clavier), qui travaille à l’Institut d’études nucléaires et bataille face à son directeur, Chichakov (Vincent Bernard), pour poursuivre ses recherches sur la fission nucléaire. « Vos nouvelles théories, très personnelles, contredisent les théories du Parti sur la nature de la matière, il vous faut produire au plus vite une mise au point… » s’entend-il dire par ce directeur compromis et il se verra privé de son outil de travail. Et soudain, un coup de fil de Staline s’intéressant à la fission nucléaire sachant que les Américains l’explorent, eux-aussi, par tous les moyens.

Une des scènes fortes du spectacle est ce moment où Anna (Maria Zachenska) écrit à son fils pour lui faire ses adieux avant de partir pour le ghetto : « Vitia, mon fils, je suis sûre que cette lettre te parviendra, bien que je sois derrière les barbelés du ghetto juif. Je ne recevrai jamais ta réponse car je ne serais plus en vie. Je veux que tu saches ce qu’ont été mes derniers jours, il me sera plus facile de quitter la vie à cette idée… Souviens- toi qu’en tes jours de bonheur et qu’en tes jours de chagrin l’amour de ta mère sera avec toi. »

D’un camp d’extermination à un camp de prisonniers en Russie, tenu par les Allemands, une scène entre Liss et Eichmann, des plus cyniques fait dire au premier : « Obersturmbannführer Eichmann, j’ai visité le camp d’extermination… Nous pouvons être fiers du travail accompli. Comment avez-vous apprécié notre petite surprise ? Ce sont les constructeurs qui ont eu l’idée d’installer au milieu de la nouvelle chambre à gaz une petite table avec du vin et des hors-d’œuvre ! »

© Jennifer Herovic

Puis on est transporté dans une ferme, quelque part en Ukraine où la Femme regrette que les Allemands n’aient pas radié les kolkhozes. « On a très vite compris que les kolkhozes, ça les arrangeait bien » ajoute-t-elle. Et elle poursuit très en colère face à un Semionov soupe-au-lait :  « Tu te souviens comment t’étais quand t’es arrivé ici ? Eh bien, toute l’Ukraine était comme ça en 1930. On a mangé des orties, quand il n’y a plus eu d’orties, on a mangé de la terre. Ils ont pris le grain jusqu’à la dernière petite graine. » Sous Staline quatre millions d’Ukrainiens ont été anéantis par la famine.

Espionnage, sabotage, ligne de front, bruit des bombes, simulacre de procès, on passe d’une séquence à l’autre de manière assez pointilliste. Les comédiens font des prouesses pour se changer et glisser d’un personnage à l’autre et le spectateur pour se repérer d’une géographie à l’autre et d’un débat à l’autre. Gerold Schuman qui a créé le Théâtre de la Vallée il y a une trentaine d’années tire les fils d’un roman titanesque et nous perd un peu en chemin. Il a mis en scène de nombreuses pièces de Thomas Bernhardt, Goethe, Brecht, Tabori, Wedekind et beaucoup d’autres. S’introduire dans Vie et Destin de Vassili Grossman est téméraire, même si l’adaptation de René Fix permet le voyage. On sent comme une frustration de ne pouvoir approfondir chacun des sujets de ce kaléidoscope historique et politique qu’on aimerait retenir sur scène et dont les images se succèdent, en s’effaçant les unes les autres.

Brigitte Rémer, le 27 janvier 2025

Thérésa Berger : Soldate Irina, Sofia, Katia, Juge 1, La femme – Vincent Bernard : Le civil, Serioja, Chichakov, Soldat Stepan, Semionov, Soldat SS, Juge 2 – François Clavier : Soldat Ivan, Mostovskoï, Grekov, Strum, Eichmann, Juge 3 – Thomas Segouin : Conducteur de train, Soldat Sacha, Krymov, Liss, Soldat allemand, Ossipov – Maria Zachenska : une Soldate, Anna, Lioudmila, la Soldate Press, La femme ukrainienne, Juge 4. Yannick Deborne, Univers musical –  Pascale Stih, vidéo, scénographie – Philippe Lacombe, lumières. Coproduction Théâtre de la vallée, Théâtre de l’Arlequin, coréalisation Théâtre Studio, Alfortville.

Mardi 21 janvier, jeudi 23 janvier, mardi 28 janvier, jeudi 30 janvier : à 14h et à 20h30 – mercredis 22 et 29 janvier, vendredis 24 et 31 janvier, samedis 25 janvier et samedi 1er février, à 20h30, au Théâtre Studio, Alfortville, 16 rue Marcelin Berthelot, 94140. Alfortville – tél. : 01 43 76 86 56 – site : www.theatre-studio.com – En tournée : mercredi 30 avril, Théâtre de l’Arlequin, Morsang-sur-Orge, à 14h et à 20h30, 35 rue Jean Raynal. 91390. Morsang-sur-Orge – tél. : 01 69 25 49 15.