Textes Fernando Pessoa – mise en scène, scénographie et lumière Robert Wilson – co-mise en scène Charles Chemin – dramaturgie Darryl Pinckney – dans le cadre du Festival d’Automne, au Théâtre de la Ville-Sarah-Bernhardt – en français, italien, portugais, anglais surtitrés.
Assis en bord de scène, Fernando Pessoa (1888-1935) scrute le public en train de s’installer. Maquillage blanc, moustaches et épais sourcils, portant chapeau et lunettes. C’est Maria de Medeiros, superbe actrice franco-portugaise qui a la charge de représenter le poète, dans l’immobilité d’un mannequin. À certains moments, elle cligne des yeux, ébauche un petit geste, abstrait et saccadé et balaye du regard, est-ce la mer, à perte de vue face à nous mais derrière elle, sur une magnifique toile peinte d’un bleu si bleu, là où le Tage rejoint l’Océan Atlantique, à Lisbonne ?
Des soleils rouges sortent de l’eau, un à un, au son des aigus d’un violon, un soleil s’effile se métamorphosant en un cône rouge fin et étiré devenant stylo, l’emblème du poète. Pessoa est à lui seul kaléidoscopique, il a l’art du dédoublement et se fait représenter par différents personnages nés de son imagination, les hétéronymes – il en créera plus de soixante-dix et leur déléguera sa parole poétique. Ainsi de cour à jardin apparaissent une à une des figures sous la baguette du magicien Robert Wilson, en une entrée très remarquée sur bruits de vaisselle cassée et de train, de guitare et de roulements de tambour. Aline Belibi, Rodrigo Ferreira, Klaus Martini, Sofia Menci, Gianfranco Poddighe, Janaína Suaudeau sont les acteurs/actrices, danseurs/danseuses et la représentation des créatures de Pessoa, avec entre autres Álvaro de Campos, son véritable alter ego, poète-ingénieur maritime, moderniste et futuriste, auteur de L’Ode triomphale ; Ricardo Reis, poète de formation plus classique travaillant sur les thèmes de l’amour idéal et de l’éphémère ; le bucolique Alberto Caeiro, auteur du Gardeur de troupeau et du Pasteur amoureux ; Bernardo Soares, jeune employé de bureau connu pour son Livre de l’intranquillité. Il y a du monde autour de Pessoa, il est tout ce monde-là.
Avec le talent qui est le sien et l’imaginaire qu’on lui connaît, le metteur en scène américain Robert Wilson prête vie à ces créatures de fiction au service de la poésie, chacune comme étant une facette et le miroir du poète, personnages qui s’expriment ici dans la flexibilité de différentes langues et le brouillage des identités – anglais, français, italien, portugais. L’un des premiers poèmes de Pessoa – qui perd son père à l’âge de cinq ans, puis son frère six mois plus tard, et qui vit en Afrique du Sud de huit à quinze ans – est écrit en anglais, What is man himself… Qu’est-ce que l’homme ?
Dans une lettre adressée à un ami et grand critique littéraire dix mois avant sa mort, Pessoa donne les clés de son processus de création : « Un jour où j’avais finalement renoncé – c’était le 8 mars 1914 – je m’approchais d’une haute commode et prenant une feuille de papier, je me mis à écrire, debout, comme je le fais chaque fois que je le peux. J’ai écrit plus de trente poèmes d’affilée, dans une sorte d’extase dont je ne saurais définir la nature… » Et du premier né de sa série hétéronyme Álvaro de Campos, apparaissent les autres, comme par scissiparité. « … J’ai alors créé une coterie inexistante. J’ai donné à tout cela l’apparence de la réalité. J’ai gradué les influences, connu les amitiés, entendu en moi les discussions et les divergences d’opinion, et dans tout cela, il me semble que c’est moi le créateur de tout, qui fus le moins présent. »
Une première partie du spectacle puise dans Le Gardeur de troupeaux principalement restitué en italien, dans une remarquable traduction d’Antonio Tabucchi, une autre partie se concentre davantage sur Faust sur lequel Pessoa s’est penché toute sa vie et à partir duquel il a écrit un monologue, œuvre publiée après sa mort et selon ses indications. La dramaturgie de Darryl Pinckney parle de Pessoa, à travers tous ses autres, c’est un portait de la complexité du poète en même temps que ses textes donnés à entendre en une lecture tant biographique que poétique. On y trouve aussi des aspects de sa vie personnelle, comme la Lettre à Ofélia, son éphémère fiancée – dans la vie, Ophélia Queiroz, le seul amour qui lui soit connu – lettre lue en scène par une Ofélia shakespearienne en robe immaculée, moment magique s’il en est.
À l’imagination sans limite du poète chargé de ses moi et de ses voix – « nombreux sont ceux qui vivent en nous » confirme-t-il – répondent les visions lumineuses de Robert Wilson avec liserés de lumière, néons, poursuite qui cerne les personnages, contrejours qui soulignent le mystère et la magie. On connaît en France cet exceptionnel metteur en scène depuis son Regard du sourd présenté pour la première fois en 1971 au Festival de Nancy, puis à l’Espace Cardin de Paris et qui a marqué les mémoires, suivi d’un second spectacle, Einstein on the beach réalisé en collaboration avec Philip Glass et Lucinda Childs et qui a fait date en juillet 1976, au Festival d’Avignon. Plasticien et architecte de formation, né dans une petite ville du Texas, Robert Wilson voulait être peintre et se reconnaît avant tout dans le geste, la danse et la lumière qu’il conduit avec virtuosité. Dans Since I’ve been me, son langage scénique se mêle à la poésie de Pessoa, leurs univers se fondent l’un dans l’autre avec justesse et extravagance dans ce rapport troublé entre la réalité et la fiction. « Je sens mon corps étendu dans la réalité » dit le poète.
L’enfant en costume de marin – Pessoa lui-même – rêve devant un petit bateau suspendu qui, dans le jeu des proportions dévoile une grande élégance et une rêverie, en même temps qu’il parle d’un peuple de marins ; ou encore la nourrice en superbe robe de velours bleu indigo (costumes Jacques Reynaud), font partie des personnages et des visions mises en exergue dans la mise en scène, parmi de nombreuses autres : « Nourrice, chante-moi. Je ne veux rien entendre du monde au-dehors… Chante-moi, nourrice, et que le sommeil comme une mélodie m’emporte… » Chaque élément voit sa valeur décuplée dans ce tête-à-tête esthétique et sensible entre deux poètes : les animaux qui passent, porc-épic, autruche ou dauphin, les arbres alignés ; les chaises étroites au dossier haut descendant du ciel, qu’affectionne Robert Wilson ; les tables alignées les unes à côté des autres de cour à jardin où chaque acteur crée son identité, sa gestuelle. Tout dans le spectacle est puissant, en même temps que millimétré. Le crépitement des touches de la machine à écrire la Cadillac de Pessoa, l’orage, la couleur qui le poursuit, ce rouge tombant du ciel sur le mur arrière et sur les tables, les nappes qui se soulèvent devenant oriflammes. « J’ai enlevé le masque et me suis vu dans le miroir… Je ne suis rien, je suis une fiction… »
La longue séquence qui ferme le spectacle est sombre. Les personnages font face aux spectateurs, les balayant de leurs lampes-torches et jettent des phrases dans une ambiance sépulcrale : « Je ne suis qu’au-dehors de moi… N’être plus au dehors de moi… Qu’est-ce donc que d’exister ?… Je veux la mort… La lumière est triste, je la connais. » Vision déformée, ou souvenirs ? Le retour de Pessoa-Maria de Medeiros en bord de scène, ferme la boucle de cette traversée onirique par un dernier texte qu’elle lit : « C’est de l’autre côté du temps que j’ai voyagé, sur un bateau quelconque… » Vêtus de blanc sur écran blanc avec pour seul point visible et comme balise un foulard noir, paraissent les personnages avant de disparaitre tandis que les vagues se brisent sur la grève.
Since I’ve been me, provoque une réelle émotion esthétique dans ces regards croisés entre les textes de Fernando Pessoa et la puissance visuelle et sonore de Robert Wilson, (la création sonore est signée Nick Sagar), bousculant l’espace et le temps et dessinant les itinéraires et la gestuelle des acteurs, dans leurs rôles complexes d’hétéronymes brouillant la vision. Le travail est remarquable dans cet équilibre instable entre les différentes strates de la réalité portugaise captée par l’écrivain, et le songe de celui qui le traduit sur scène dans une lecture flamboyante, offrant au public une perception fine des espérances du poète. « Si je pouvais croquer la terre entière et lui trouver un goût, j’en serai plus heureux un instant… » reconnaît Pessoa face à son métier de vivre.
Brigitte Rémer, le 15 novembre 2024
Avec : Maria de Medeiros, Aline Belibi, Rodrigo Ferreira, Klaus Martini, Sofia Menci, Gianfranco Poddighe, Janaína Suaudeau. Costumes Jacques Reynaud – co-mise en scène Charles Chemin, collaboratrice associée à la scénographie Annick Lavallée-Benny – collaborateur associé à la lumière Marcello Lumaca – création sonore et conseiller musical Nick Sagar – maquillage Véronique Pfluger – direction technique Enrico Maso – coordination artistique et technique Thaiz Bozano – collaboratrice aux costumes Flavia Ruggeri – collaboration littéraire Bernardo Haumont.
Du mardi 5 au samedi 16 novembre 2024, à 20h, samedi et dimanche à 15h, au Théâtre de la Ville-Sarah-Bernhardt, 2 place du Châtelet. 75004. Paris – métro : Châtelet. La première mondiale a eu lieu le 2 mai 2024 au Teatro della Pergola à Florence, producteur, avec le Théâtre de la Ville, du spectacle. En tournée : du 6 au 9 février 2025, au Teatro Sociale de Trento (Italie) – du 13 au 16 février 2025, au Teatro Politeama Rossetti de Trieste (Italie)
Voir aussi nos articles sur les spectacles de Robert Wilson, dans www.ubiquité-cultures.fr – le 2 octobre 2016, Faust I et II, présenté par le Théâtre de la Ville au Théâtre du Châtelet – le 18 juin 2019, Mary said what she said, au Théâtre de la Ville Espace Cardin – le 23 septembre 2021, I was sitting on my patio this guy appeared I thought I was hallucinating, au Théâtre de la Ville Espace Cardin – le 17 juin 2023, Ubu, au Printemps des Comédiens, Domaine d’O de Montpellier.
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