Texte Henrik Ibsen, musique Edvard Grieg – texte français et mise en scène Olivier Py – avec l’Orchestre de Chambre de Paris, sous la direction de Anu Tali – au Théâtre du Châtelet.
L’orchestre en fond de scène, ample et majestueux, est déjà une fête. Même si avec Peer Gynt, le vaurien, la fête peut tourner court. Le spectacle débute par un pugilat au village qui donne le ton. Les mauvais garçons s’y empoignent et défendent leurs territoires.
La scénographie est faite de maisons de bois comme dans les campagnes norvégiennes, avec un escalier vertigineux permettant les entrées et sorties. Elles apparaissent et disparaissent au fil de l’histoire au profit de la place du village, de l’espace de la noce, du territoire des trolls, du réduit des fous. L’une, côté jardin, porte une enseigne, Peer Gynt, où l’ange déchu (Bertrand de Roffignac) vit avec sa mère, Aase (Céline Chéenne), prise entre deux feux, l’admiration et la tendresse en même temps que le déni, la honte et le rejet. « Tu mens comme le diable » lui dit-elle face à ses récits rocambolesques qui l’exemptent de toute réalité « tu n’es pas de ce monde, tu couds toujours la vie avec le fil du rêve… »
Les dialogues entre mère et fils sont diablement poétiques même si Aase ne le ménage pas, le traitant aussi de minable, de bon à rien et de raté. Les corbeaux qui croassent autour de la maison sont autant de messagers reliant le monde des vivants à celui des ténèbres. Côté cour l’espace préservé de Solweig (Raquel Camarinha), la lumineuse, l’inatteignable. Elle demande à Aase de lui parler de Peer « dites-moi tout de lui » et contemple le désastre de sa vie : « tu parles comme si Dieu était mort » lui dit-elle. En retour Peer supplie sa mère : « dis-lui de ne pas m’oublier. »
Dramaturge norvégien Ibsen (1828-1906), expatrié pendant de longues années écrit Peer Gynt en Italie et publie la pièce en 1867. Drame philosophique et poétique, elle est représentée pour la première fois à Oslo en 1876, au Christiania Theater, accompagné de la musique qu’il a commandée à Grieg, devenue inséparable de l’oeuvre. L’accueil est triomphal alors qu’Ibsen est éloigné des cercles artistiques. Peer Gynt, cet antihéros que rien n’arrête, ni les velléités ni les parjures, défie le monde et traverse toutes sortes d’expériences où il finit toujours par se brûler les ailes.
Au fil des cinq actes et trois heures quarante de représentation, dans l’ivresse et la démesure de la pièce, on traverse avec le personnage la noce au village où il porte sa mère sur les épaules et l’enlèvement de la mariée, Ingrid (Lucie Peyramaure), sa muflerie envers elle, la rencontre avec la fille du roi des trolls (Clémentine Bourgoin) qui l’emmène chez son père, dans les montagnes de Dovre, un roi en majesté perché sur une tour-mirador à roulettes (Damien Bigourdan) et entouré de ses sujets, veau, vache, cochon, couvée. Leur devise « ne pense qu’à toi » le séduit et le voilà prêt à vendre son âme au diable et à boire le nectar qui le transformera en animal, avant de se raviser et de s’enfuir par la salle, enjambant les spectateurs. Il rencontre Le Courbe (Pierre-Antoine Brunet) une sorte d’ombre qui lui apprend que la vie n’est qu’une suite de détours, puis rentre à la maison – qui entre temps a été saisie et vendue – où il trouve sa mère à l’aube de la mort et qui l’attendait, dans une pauvreté absolue. « Oublions le malheur, parlons de tout et de rien » lui dit-elle. Les images de l’enfance surgissent, « le lit de quand j’étais petit, c’était notre traineau ! » reconnait-il avec émotion. Le lit devient barque solaire, « maman, je vois Dieu » dit-il, et Peer transforme la mort de Aase en un voyage merveilleux.
La seconde partie, après l’entracte, montre Peer Gynt parcourir, le monde à l’affût de bonnes affaires. Il est flambant, chapeau blanc, dollars, dents en or, qui brillent. En Afrique du Nord il se lance dans des trafics et saisi de mégalomanie se prend pour l’empereur du monde croyant encore que tout s’achète. Il grimpe dans un palmier pour échapper au pire, se cache pour observer, s’habille local, on est dans un état de non-retour. Pourtant tout s’écroule car il y a plus malin que lui. Trahi, dévalisé, ruiné, le vagabond devient prophète au milieu d’un harem où Olivier Py déploie l’orientalisme avec délectation, danses et narguilés, sphinx, désert et momie se mêlent, avant que Peer ne sombre dans sa logorrhée et la folie. Le temps n’existe plus, le médecin chef tout aussi fou que les fous, lui passe la camisole de force. Peer monte son Golgotha, une croix arrachée au mur dans les mains, où il rejoint un danseur sur le toit, un capitaine sur une passerelle. Comme un bateau ivre il prophétise sur la mer. Un canot est jeté à la dérive, sur les spectateurs.
De retour en Norvège la mort rôde et lance des étoiles. Peer a des visions et entend à nouveau tel un paradis perdu ce chant de Solweig qui l’avait tant ému. « J’entends de la musique, c’est une femme qui chante » dit-il. Elle, sur le toit le chante à nouveau. Peer voit défiler son propre enterrement, mené par un prêtre qui dit l’oraison funèbre entouré de sa cohorte de pèlerins habillés de noir. « Il aura été lui-même, jusqu’au bout » prêche-il sur fond de coups de tonnerre vrombissant. « Qui il était ? Un mauvais poète. » Peer délire, son fils troll, certificat de ses péchés, apparaît. Un chœur d’hommes, côté cour, de femmes côté jardin accompagnent son voyage, cette fois le dernier. Et il comprend que la philosophie des hommes, Sois toi-même, lui était restée étrangère, que sa vie était à l’opposé. Solweig descend, robe noire, sobre, hiératique comme tout au long de la pièce. Elle fait face à Peer qu’elle attendait dans son amour infini. Il s’endort sur ses genoux, bercé par son chant. « Ton voyage est fini, Peer, tu as enfin compris le sens de la vie, c’est ici, chez toi et non pas dans la vaine poursuite de tes rêves fous à travers le monde, que réside le vrai bonheur. »
Peer Gynt est une épopée en même temps qu’un récit initiatique. C’est une histoire fantastique tissée à partir de l’imaginaire des traditions populaires, contes, danses et musiques de Norvège, le pays des trolls en est un exemple dans l’imagerie populaire. Au-delà d’un texte plein de grâce et d’effronterie, Olivier Py fait apparaitre et disparaitre dans la mise en scène des mondes, tel un magicien et conduit l’ensemble, dans le mélange des genres, de main de maître. La scénographie fait sortir les personnages de trappes, émerger des plateformes comme celle de la noce d’Ingrid dans la première partie où l’on suit les convives quelque peu éméchés, plateforme qui réapparaît à la fin quand Peer se trouve fou parmi les fous (décors et costumes de Pierre-André Weitz, lumières de Bertrand Killy). Bertrand de Roffignac donne une énergie extravagante à ce héros perdu.
L’Orchestre de Chambre de Paris, composé d’une soixantaine d’instrumentistes, est installé en fond de scène. À certains moments le plateau s’obscurcit et derrière un tulle recouvert d’arbres se déploie la musique dirigée par Anu Tali. La cheffe estonienne se produit avec des orchestres du monde entier et fut directrice musicale du Sarasota Orchestra de Floride. Aujourd’hui avec l’Orchestre de Paris et la sublime partition d’Edvard Grieg, elle résonne dans le Théâtre du Châtelet avec intensité. Cantatrices et chanteurs qui sont aussi acteurs, offrent avec générosité des tessitures et un travail vocal et musical de haut niveau où musique et texte s’inscrivent en écho pour faire chanter la vie dans toute son âpreté et son humanité.
Brigitte Rémer, le 18 mars 2025
Avec : Peer, Bertrand de Roffignac – Aase, Céline Chéenne – Solveig, Raquel Camarinha – Damien Bigourdan – Clémentine Bourgoin – Pierre-Antoine Brunet – Emilien Diard-Detoeuf – Marc Labonnette – Justine Lebas – Pierre Lebon – Lucie Peyramaure – Olivier Py – Sévag Tachdjian – Hugo Théry. Décors et costumes Pierre-André Weitz – lumières Bertrand Killy – assistant à la mise en scène Ivo Bauchiero. Orchestre de Chambre de Paris, sous la direction de Anu Tali (Edvard Grieg Peer Gynt, musique pour le poème dramatique d’Henrik Ibsen op. 23, Francfort-sur-le-Main, Leipzig, Londres, New-York, C.F. Peters, 1908. Nouvelle production du Théâtre du Châtelet, en français surtitré (parties chantées : en français et en anglais / parties parlées : en anglais). Peer Gynt dans l’adaptation d’Olivier Py est publié aux éditions Actes-Sud.
Du 7 au 16 mars 2025, au Théâtre du Châtelet, Place du Châtelet. 75001. Paris – Tél. : 01 40 28 28 28 – site : www.chatelet.com
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