Mise en scène et chorégraphie Pina Bausch, direction artistique Tanztheatheater Wuppertal Pina Bausch, Terrain Boris Charmatz – au Théâtre de la Ville-Sarah Bernhardt.
L’esprit Pina Bausch est toujours bien là avec cette pièce créée en 2006 – trois ans avant la disparition de la grande chorégraphe – et présentée vingt ans plus tard au Théâtre de la Ville. Le plateau est habité, d’eau, de chair et d’os, de corps et de sensualité. Il est aussi habité d’esprits, celui de Sisyphe poussant son rocher, tel que la chorégraphe l’a poussé tout au long de sa vie en danse, celui de la lune – Vollmond traduit de l’allemand signifie pleine lune – une danse de l’énergie selon Josef Nadj, autre grand chorégraphe dont le dernier travail s’intitule justement Full Moon et que nous rapportions dans notre article du 12 mai dernier.
Vollmond, c’est un plateau magique plein de larmes et de vie, de précipités et de pluies, de sensations et de nature, de couleurs et de sentiments radicaux, comme toujours chez Pina Bausch où je t’aime moi non plus se remplit de ses vibrations. Il pleut. Il pleure. L’eau sous toutes ses formes, son matériau de création, jaillit du ciel, du rocher comme d’un Mont Analogue, de bouches gargouilles, de coupes pleines, de bouteilles et de seaux. Les lumières sont ciselées et de clair-obscur accompagnant les apparitions de sirènes et de Vierge Marie portées en procession, comme un 15 août. Le rocher est un haut sommet de l’inatteignable et de l’inattendu où l’eau voyage en dessous par une fracture offrant un passage aux danseurs-nageurs qui se donnent à corps perdus dans cette aventure (scénographie Peter Pabst).
Robes vives, pastel bleu ou rose, saumon et noir profond, pantalons et chemises foncés ou grèges, pieds nus et hauts talons, cheveux lâchés (costumes Marion Cito) le spectre des couleurs lèche les lumières et les reflets de l’eau. Des couples s’enlacent, se provoquent, se séparent, des rires se déclenchent, Pina Bausch aimait à les faire claquer dans un art du rire travaillé, à nul autre pareil. Figures fantasmatiques et relations ironiques, provocatrices, parfois brutales jusqu’à la morsure. Jeux d’eaux et de bâtons, jets de pierres, bribes de conversations d’un partenaire à l’autre, proférations, proclamations, cris. L’un : « This is me ! » L’une : « Je suis jeune ! » L’autre : « It’s mine ! » ou encore « I wait, I cry… » Des solitudes se croisent. Des couples s’agrippent et se déchirent, des solos trouent la nuit majuscule, autant de thèmes chers à Pina Bausch et qui traversent le temps dans une même incandescence.
La musique accompagne la séduction de Salomé et les lancers d’eau, passant du blues au chant, des rythmes lancinants aux mélodies d’ivresse (musiques Amon Tobin, Alexander Balanescu avec le Balanescu Quartett, Cat Power, Carl Craig, Jun Miyake, Leftfield, Magyar Posse, Nenad Jeliìc, René Aubry, Tom Waits). Une panthère rose traverse le plateau, des mouvements se répètent, d’avant à lointain. Les chaises, chères à la chorégraphe, sont là, recouvertes d’âmes et de fantômes, la scène est en effervescence. Bascules, provocations, glissades, danses de salon ou boîte de nuit, baisers volés se relaient sous un arrosage loufoque et grandiose. Les arcs d’eau voltigent, l’énergie liquide et transparente apporte gaîté et folie douce.
Un mouvement d’ensemble se met en place et ça balance, l’équipe déjà présente à la création – Julie Anne Stanzak, Ditta Miranda Jasjfi, Azusa Seyama-Prioville – en syncrétisme et transmission avec une nouvelle et talentueuse équipe – Edd Arnold, Dean Biosca, Emily Castelli, Maria Giovanna Delle Donne, Taylor Drury, Samuel Famechon, Reginald Lefebvre, Alexander López Guerra, Nicholas Losada, Blanca Noguerol Ramírez, Christopher Tandy – et dans la volonté de Boris Charmatz, directeur artistique à l’écoute. D’autres éléments apparaissent, feu, fumées, nuages prêts à se déchirer. Reprise sous la pluie, chaque danseur, danseuse, élabore tour à tour une apparition solo avant que tous se retrouvent au sol, dans l’eau, vêtements collés au corps et cheveux plaqués.
La représentation est magique et fluide, Pina Bausch dans son talent extravagant traverse le temps et séduit toujours autant. Le Théâtre de la Ville en témoigne.
Brigitte Rémer, le 25 mai 2025
Avec : Edd Arnold, Dean Biosca, Emily Castelli, Maria Giovanna Delle Donne, Taylor Drury, Samuel Famechon, Ditta Miranda Jasjfi, Reginald Lefebvre, Alexander López Guerra, Nicholas Losada, Blanca Noguerol Ramírez, Azusa Seyama, Julie Anne Stanzak, Christopher Tandy.
Mise en scène, chorégraphie Pina Bausch – scénographie Peter Pabst – costumes Marion Cito – collaboration musicale Matthias Burkert, Andreas Eisenschneider – musiques Amon Tobin, Alexander Balanescu avec le Balanescu Quartett, Cat Power, Carl Craig, Jun Miyake, Leftfield, Magyar Posse, Nenad Jeliìc, René Aubry, Tom Waits – collaboration Marion Cito, Daphnis Kokkinos, Robert Sturm – direction artistique Tanztheater Wuppertal Pina Bausch et Terrain Boris Charmatz – direction des répétitions Daphnis Kokkinos, Robert Sturm. En tournée : directeur technique Jörg Ramershoven – directeur lumières Fernando Jacon – lumières Robin Diehl, Kerstin Hardt – son Andreas Eisenschneider. Droit des représentations Verlag der Autoren, Francfort-sur-le-Main, représentant la Pina Bausch Foundation – création 11 mai 2006 à l’Opernhaus Wuppertal – production Tanztheater Wuppertal Pina Bausch.
Du 9 au 23 mai 2025, au Théâtre de la Ville-Sarah Bernhardt, 2 place du Châtelet. 75004. Paris – métro : Châtelet – site : www.theatredelaville-paris.com