Marius

Création théâtrale de Joël Pommerat librement inspirée de la pièce de Marcel Pagnol, en collaboration avec Caroline Guiela Nguyen et Jean Ruimi – Compagnie Louis Brouillard, au Théâtre du Rond-Point.

César © Agathe Pommerat

On entre de plain-pied dans la boulangerie-salon de thé de César. Marius son fils le seconde, il est derrière le comptoir, sans trop d’entrain, plutôt dilettante. Fanny lui rend visite, comme elle le fait très souvent, désertant le salon de coiffure d’en face où elle travaille avec sa mère. Il n’est pas très bavard, Marius.

On suit les allers et venues des consommateurs qui s’installent aux tables et on plonge dans la vie du quartier marseillais où se trouve la boutique. Il y a le voisin, vendeur d’oiseaux-qui-viennent-de-loin, taciturne, dos au comptoir, et qui quand on le provoque, énonce la longue liste poétique de ses oiseaux exotiques, dont il est fier. « J’aime pas les voyages, trente ans que j’suis pas parti ! » dit-il. Il y a Panisse, vieil ami de César, qui sort juste du tribunal après divorce. Entrepreneur grande gueule, il se vante auprès de son ami de ne rien avoir laissé à son ex-femme, et lui annonce être amoureux, sans donner le nom de l’objet aimé. Il y a celui qui a un bon plan pour que Marius puisse quitter la boulangerie où il s’ennuie profondément, comme son apathie le montre. Il y a le douanier, nouvellement arrivé dans le quartier. Les parties de carte tournent au vinaigre quand quelqu’un triche.

Marius © Agathe Pommerat

César, veuf, plein du bon sens de père de famille, mais aigre-doux et directif, toujours sur le dos de Marius et fier de lui offrir un avenir, le forme pour lui succéder au magasin : « Fais-ci ! Fais ça ! T’as pas fait-ci ! T’as pas fait ça ! T’as un boulot ! Tu fais une tête ! » César n’est pas un méchant, sa leçon de bonne conduite pour une « présence commerciale » efficace dans la boutique, est drôle. Mais Marius rêve en secret d’une autre vie et voudrait embarquer sur l’un des bateaux qui sont à quai pour prendre le large vers de lointains pays. Face à lui, Fanny, bien vivante et amoureuse de lui depuis toujours, aimerait un geste et le met en garde contre Panisse, le divorcé, de plus de trente ans son aîné, qui lui tourne autour. Elle espère une réaction, un aveu. Sans l’avouer, Marius aussi a toujours aimé Fanny.

Panisse en effet vient déclarer sa flamme à la jeune femme, devant Marius qui le dégage avec violence. L’ami de César exprime son grand mépris de la boulangerie et jette son venin. Fanny pousse Marius dans ses retranchements pour se déclarer, les deux tourtereaux officialisent leur relation, même si, sur scène, Marius n’a rien d’un amoureux transi. Il partage pourtant avec elle l’ennui profond qui le ronge et lui raconte son désir de l’ailleurs. L’éminence grise qui de temps en temps lui fait une proposition d’embarquement, a cette fois, un plan sûr. Marius embarquera secrètement, il en informe Fanny qui a bien compris qu’il ne serait jamais heureux tant qu’il n’aura pas réalisé son grand rêve de mer. À la fin de ce premier volet de la Trilogie marseillaise, Fanny éclate en sanglot sur les genoux de César qui appelle désespérément Marius, quand la sirène du port lance son cri strident de départ.

Fanny © Agathe Pommerat

Premier volet de la Trilogie marseillaise de Marcel Pagnol (1895-1974), écrivain – élu à l’Académie Française en 1946 – dramaturge, cinéaste et producteur, sa pièce, Marius, est jouée pour la première fois en mars 1929 au théâtre de Paris. Il l’adapte pour le cinéma et Alexanderr Korda, réalisateur britannique proche de lui tourne le film en 1931, avec Raimu dans le rôle de César, Pierre Fresnay-Marius, Orane Demazis-Fanny. Le second volet, Fanny est présenté au théâtre avec Orane Demazis et Harry Baur, réalisé au cinéma par Marc Allégret, avec Raimu, Fresnay et Orane Demazis. César, le troisième volet, est écrit directement pour le cinéma et tourné par Pagnol lui-même avec les mêmes trois grands acteurs.

Depuis l’année 1990 où Joël Pommerat a créé la compagnie Louis Brouillard, les textes, langages scéniques et esthétiques qu’il propose sont multiformes et le fruit d’une pensée et d’un travail d’excellence au plateau. On le connaît entre autres pour Ça ira, sur la Révolution Française (2015), Contes et légendes, fiction documentaire et La Réunification des deux Corées, variations sur l’amour (2019).

Panisse © Agathe Pommerat

Il a travaillé depuis 2014 en région Provence-Alpes-Côte-d’Azur, à Arles, appelé par la Scène nationale de Cavaillon pour rencontrer un fada de théâtre alors incarcéré, Jean Ruimi (qui, dans Marius, interprète magnifiquement César, le père). Avec lui il a mis en place des ateliers à la Maison Centrale d’Arles, jusqu’en 2022. De ce travail est né un premier spectacle, Désordre d’un futur passé, puis plus tard Marius, texte-pur produit local, puisqu’on est à Marseille, replacé dans le contexte d’aujourd’hui et dans des parcours de vie. Au point de départ les acteurs n’avaient pas de formation, Joël Pommerat les a écoutés, initiés et a inventé avec eux les codes du plateau.

La scénographie est joliment réaliste, boulangerie-salon de thé, grand frigo côté jardin, tables et chaises de bistrot, petit sapin de Noël dans un coin derrière le comptoir côté cour, pour donner un air de fête (scénographie et lumière Éric Soyer). La frontière entre le dedans et le dehors marquée par la porte du fond et l’entrée de côté, espaces de la famille et de la vie du quartier avec voisins et amis, une vie semblable à celle d’un village où ça tchatche et ça laisse filer le temps au gré des parties de cartes et de la vie comme elle va.

On pourrait citer tous les acteurs aux accents marseillais qui font vivre les personnages comme si on y était : Damien Baudry, Élise Douyère, Michel Galera, Ange Melenyk, Olivier Molino en alternance avec Redwane Rajel, Jean Ruimi, Bernard Traversa, Ludovic Velon. Ils donnent vie aux ragots et aux espérances, aux attirances et aux détestations, au quartier et aux commerces – des oiseaux à la coiffure, du business à la police des douanes, de la boulangerie au salon de thé – ils donnent vie aux rêves. Le départ de Marius, qui balance entre deux options de vie, fait face au chagrin de Fanny et au désarroi de César, pétri de ses bonnes intentions. C’est une invitation à la vie, sous le soleil, malgré tout.

Brigitte Rémer, le 27 septembre 2025

© Agathe Pommerat

Avec : Damien Baudry, Élise Douyère, Michel Galera, Ange Melenyk, Olivier Molino en alternance avec Redwane Rajel, Jean Ruimi, Bernard Traversa, Ludovic Velon – scénographie et lumière Éric Soyer – assistanat à la mise en scène Lucia Trotta et Guillaume Lambert – direction technique Emmanuel Abate – direction technique adjointe Thaïs Morel – costumes Isabelle Deffin – création sonore Philippe Perrin et François Leymarie Renfort – assistant David Charier – régie son Fany Schweitzer – régie lumière Julien Chatenet et Jean-Pierre Michel Régie plateau Ludovic Velon – construction décors Thomas Ramon – Artom Accessoires Frédérique Bertrand
Avec l’accompagnement de Jérôme Guimon (Association Ensuite)

Du jeudi 18 au dimanche 28 septembre 2025, du mardi au vendredi à 20h30, samedi à19h30, dimanche à 15h (relâche le lundi 22 septembre) – Théâtre du Rond-Point, 2bis avenue Franklin D. Roosevelt. 75008 Paris – métro : Rond-Point des Champs Élysées – tél. : 01 44 95 98 21 – site : www.theatredurondpoint.fr

En tournée : les 22 et 23 octobre, Théâtre du Passage, Neuchâtel (Suisse) – du 25 au 28 novembre : Théâtre de Cornouaille, scène nationale de Quimper (29) – du 2 au 4 décembre,Le Grand R, scène nationale de La Roche-sur-Yon (85) – du 9 au 11 décembre, La Passerelle, scène nationale de Saint-Brieuc (22) – du 6 au 23 janvier, TNB, Théâtre National de Bretagne (35) – les 29 et 30 janvier, Le Canal, Théâtre du Pays de Redon (35) – du 5 au 7 février, L’empreinte, scène nationale Brive-Tulle, Brive-la-Gaillarde (19) – du 31 mars au 2 avril ; Anthéa, Théâtre d’Antibes (06) – les 28 et 29 avril, Théâtre du Beauvaisis, Beauvais (60) – les 5 et 6 mai, Les Quinconces, scène nationale du Mans (72) – du 27 mai au 6 juin, Les Célestins, Théâtre de Lyon (69)

Et jamais nous ne serons séparés

Texte Jon Fosse, traduction Terje Sinding  – mise en scène et scénographie Daniel Jeanneteau et Mammar Benranou – au T2G Théâtre de Gennevilliers/Centre dramatique national.

@ Jean-Louis Fernandez

L’absence est un de ses grands sujets, comme l’amour déchu, le ressassement, la déchirure, et la folie pas loin. Il y a chez Jon Fosse une densité similaire à celle de l’univers du réalisateur Ingmar Bergman. Le passé et le présent se heurtent et la mémoire hésite. Chaque petit mot, chaque petit geste – car rien n’y est spectaculaire – offre sa blessure, son abime.

Claude Régy, metteur en scène des ténèbres, comme l’est Soulages pour la peinture, a souvent traduit Jon Fosse sur la scène, et rendu plus mystérieuse et plus dure la chute. Il a monté en 1999, Quelqu’un va venir, au Théâtre Nanterre-Amandiers ; en 2001, Melancholia et en 2003 Variations sur la mort, au Théâtre national de la Colline. Nous avions rendu compte du spectacle Vent fort, mis en scène par Gabriel Dufay à la Maison des Arts de Créteil (cf. notre article du 18 mars 2025). L’œuvre théâtrale de l’auteur norvégien est minimale, radicale, et comme un pur diamant. Elle n’offre ni fioriture, ni échappatoire. Prix Nobel de littérature en 2023, Jon Fosse nous perd dans la forêt profonde d’un style répétitif où il oblige, inlassablement, à rebrousser chemin.

@ Jean-Louis Fernandez

Sur scène, une femme (Dominique Reymond) dans l’expression de sa détresse, tourne en rond et sur elle-même de la fenêtre au canapé, du canapé à la fenêtre. « Pourquoi as-tu été si long ? » demande-t-elle de sa voix grave. Dans une élégante robe orange (costumes Olga Karpinsky), la femme est fougueuse, fébrile, véhémente, se calme et repart, comme un ressac.  « Je sais qu’il va venir » se rassure-t-elle.  Au fond du canapé elle chante comme une berceuse, serrant son coussin dans les bras comme un enfant, se dirige vers le buffet, sort un verre et une bouteille mais ne se sert pas. Elle range le verre et la bouteille, efface au fur et à mesure les actions qu’elle lance, les fait et les défait, comme si tout était devenu vain. Une bande son, lointaine, à peine perceptible, laisse entendre la cymbalisation de la cigale. La vie, la mort, l’amour, l’abandon, la solitude, le temps, sont dans la pièce. L’homme n’y est pas. La simplicité de la scénographie (Daniel Jeanneteau et Mammar Benranou, construction décor Théo Jouffroy, ateliers du Théâtre de Gennevilliers) sert le propos dépouillé de Jon Fosse et fait place aux arabesques du texte.

Quand la porte s’entrebâille laissant filtrer un faisceau de lumière et qu’il paraît dans son peignoir gris clair (Yann Boudaud), l’homme semble glisser du fond de la pièce comme s’il sortait de la chambre et s’installe dans le canapé. « Je suis si fatigué » dit-il. Il semble ne pas être là, son regard est au loin, pourtant elle l’enlace, pourtant ils s’étendent. « Je t’ai tellement attendu, maintenant tu es là… » Il repart, aussi fantasmatique qu’il est arrivé. Ne reste que le reproche : « c’est pas possible de s’en aller comme ça ! »

@ Jean-Louis Fernandez

Est-on dans l’inconscient de la femme, dans ses souvenirs, ses désirs, sa marée basse ? « Il a disparu, comme dans la mort ! » crie-t-elle, riant et pleurant. Et elle se reprend, poursuivant son offensive de séduction, « je suis belle, je suis grande, je suis superbe », répété à l’infini comme pour s’en persuader, ou s’excuser. « Je suis bien, j’ai mes objets » se raisonne-t-elle, continuant à lui parler. « Tu as faim, je vais aller chercher le dîner » les mots du quotidien…

Un long silence, le rideau est tombé. La table est mise sur guéridon, deux couverts et une bonne bouteille, une musique, répétitive, nous parvient (Olivier Pasquet). Elle est à la fenêtre, « il ne viendra pas » ressasse-t-elle. « Tu es là ? … Mais réponds-moi » demande-t-elle dans son désert.

@ Jean-Louis Fernandez

Jusqu’à ce que l’homme arrive par le côté jardin, suivi d’une jeune femme lui ressemblant étrangement (Solène Arbel). Est-ce elle, quelques années auparavant, est-ce son double  ? Elle enlace l’homme tous deux s’installent à table. « J’ai eu si peur de ne plus te revoir » dit la femme 1 ne voyant pas la femme 2, fantomatique elle aussi. On est au summum de l’abstraction et de l’inexprimé.

Dans ces chassés-croisés énigmatiques où les sensibilités sont à fleur de peau et les mirages-dérapages à chaque mot, on traverse l’absurde à la Ionesco, entre une phrase esquissée qui sitôt se déconstruit, des mots du quotidien adressés qui s’évaporent et se cognent dans le vide, allant de l’enfantillage à la gravité, de l’abstraction à la métaphysique, de l’ellipse à l’hyperbole. La tension est infinie, à la folie. On est dans une forme d’art conceptuel, un vide existentiel à partir de situations de la vraie vie, dans la rupture et l’absence, dans l’infini de la souffrance. La partition textuelle se traduit en lignes brisées et tremblées jusqu’à laisser la page blanche.

Magnifiquement portée par trois acteurs évanescents dont l’hypnotique Dominique Reymond, Et jamais nous ne serons séparés, l’une des premières pièces de Jon Fosse écrite et montée en 1994, mêle les perceptions, les visions et les obsessions d’un couple qui se démultiplie et flotte dans son étrangeté. Daniel Jeanneteau et Mammar Benranou qui co-signent la mise en scène, nous conduisent avec habileté dans le flouté de la vie où réel et imaginaire se superposent et s’effacent l’un l’autre, entre silence, souffrance et extravagance.

Brigitte Rémer, le 23 septembre 2024

@ Jean-Louis Fernandez

Avec : Solène Arbel, Yann Boudaud, Dominique Reymond – lumière Juliette Besançon – musique Olivier Pasquet – costumes Olga Karpinsky – construction décor Théo Jouffroy, ateliers du Théâtre de Gennevilliers – assistanat à la mise en scène, stagiaire Juliette Carnat – remerciements à Marianne Ségol-Samoy – La pièce de Jon Fosse est publiée et représentée par L’Arche, dans une traduction de Terje Sinding – éditeur & agence théâtrale. www.arche-editeur.com

Du 19 septembre au 13 octobre 2025, au T2G Théâtre de Gennevilliers/Centre dramatique national, 41, avenue des Grésillons. 92230. Gennevilliers – métro ligne 13, station Gabriel Péri, sortie 1 – site : www.theatredegennevilliers.fr –  tél. : +(33)1 41 32 26 26

Le Très-Bas 

Texte de Christian Bobin – mise en scène et scénographie Emmanuel Ray, Compagnie du Théâtre en Pièces, de Chartres – spectacle présenté à l’église Saint-Leu Saint-Gilles, Paris.

© Sandra Legrand

L’église Saint-Leu Saint-Gilles est une vieille dame du XIIIème siècle, classée Monuments Historique depuis le début du XXème. Initialement monastère, elle a été restaurée à différentes reprises dont à la fin du XIXème par Victor Baltard, l’architecte signataire des Halles. Elle est actuellement en travaux.

Le violoncelle accueille les spectateurs qui se placent face à face, après un court parcours dans l’église. Le grand orgue majestueux du XVIIème siècle auquel est attaché une horloge se cache derrière une tenture noire. L’espace scénique est un chemin recouvert de terre où les acteurs se déplaceront de cour à jardin. Derrière Léa Bertogliati, la violoncelliste et compositrice, qui surplombe légèrement, se trouve une statue de la Vierge dans une chapelle de côté avec, au-dessus d’elle, de beaux vitraux racontant sa vie et qui s’éclaireront à certains moments.

© Sandra Legrand

L’écrivain Christian Bobin (1951-2022) est à l’affiche, avec cette œuvre au titre intriguant, Le Très-Bas qu’on peut comprendre comme le concept du négatif photo par rapport au positif, la photo elle-même, son vis-à-vis étant le Très-Haut – le Seigneur – ce ténébreux de la Bible. Christian Bobin est poète, son œuvre est singulière et pleine de spiritualité. Elle est murmure. « La Bible est un livre… fait de beaucoup de livres… dans chacun d’eux… beaucoup de phrases… dans chacune de ces phrases… beaucoup d’étoiles… d’oliviers… de fontaines… de petits ânes… de figuiers… de champs de blé… de poissons… et le vent… partout le vent… » dit le texte.

Emmanuel Ray, metteur en scène et scénographe, en fait une adaptation théâtrale fidèle construisant la pièce en douze stations, douze actes pour trois voix. « Il y a Marthe et il y a Marie… La dispersée, la recueillie… L’incessante et l’apaisée » (Stéphanie Lanier et Mélanie Pichot). Il y a François d’Assise (Fabien Moiny), les acteurs sont, au début, discrètement mêlés au public. La narration – sorte de méditation lumineuse sur la vie de François d’Assise – de son vrai nom Giovanni di Pietro Bernardone – s’accompagne d’une partition sensible, dialogue entre l’instrument et l’enregistrement des violoncelles en écho.

« D’où je viens, moi qui n’étais pas toujours là ?  C’est une question qui ne trouve pas sa réponse. » Il y a la mise au monde de l’enfant, puis l’hymne à la mère et le chemin du père : « Les mères n’ont pas de rang, pas de place. Elles naissent en même temps que leurs enfants. Elles n’ont pas, comme les pères, une avance sur l’enfant – l’avance d’une comédie maintes fois jouée dans la société. Les mères grandissent dans la vie en même temps que leur enfant. » On ne sait pas grand-chose de l’enfance de François d’Assise si ce n’est qu’il est l’aîné de sept enfants, que son père est un riche drapier qui le prépare à sa succession et qu’il côtoie, de ce fait, la grande bourgeoisie d’Assise. Quand il arrive « à la hauteur de son père, il passe derrière le comptoir, aide à la vente. C’est un garçon doué pour le commerce. Il a trente- six mains pour déplier les étoffes, dix mille mots pour vanter le soyeux d’un tissu… »

© Sandra Legrand

Mais le chemin de François d’Assise sera tout autre. Après un an d’emprisonnement à Ponte San Giovanni qui fragilise sa santé, il ressent l’ardent désir de donner du sens à sa vie et d’en changer. Il décide d’épouser la pauvreté. La scène de la rencontre avec son père (Emmanuel Ray) est forte, il l’informe de ce retournement et de son départ. « Votre amour m’a fait vivre, à présent il me tue. Comment dire à ceux qui vous aiment, qu’ils ne vous aiment pas. » À l’autre bout du chemin de terre le père garde silence. La rupture d’avec la famille est radicale. François d’Assise quitte tout et part, sans garde-fou ni protection : « Je n’ai aucun reproche à vous faire mais il faut maintenant que je vous quitte, que j’aille aux travaux de mon père, pas celui qui vend des draps aux riches, mais celui qui fait commerce de pluie, de neige et de rire… Regarde-moi de tes yeux de père. Tu es mon père et je ne suis plus ton fils. Ce qu’on éloigne, l’éloignement le protège… Regarde-moi, je vais partir sur des chemins d’enfance. » La scène est d’une grande violence intérieure, devant un père pétrifié.

© Sandra Legrand

François d’Assise dépose à ses pieds son seul bien, son blouson et ses chaussures puis se met à danser, ivre de liberté. Il se baptise avec la terre, visage noir. Il dit de l’âme qu’elle est « de la famille des oiseaux. » Les deux actrices, voix 1 et 2 de l’écriture Bobin, commentent, comme dans un chant choral : « Il va dans la forêt… Construit une cabane… De fougères… de branches… Agenouillé sur les pierres ou allongé sur l’herbe, priant ou dormant… S’ouvre devant lui… une carrière de fou ou de saint… La différence au départ est inexistante… » Christian Bobin nous mène du côté de la classe des pauvres, celle qui donne à François d’Assise son vrai visage. « Écoute les bruits du monde à la fenêtre… » Sur scène, dans l’église, les lumières sont en fête, avec peu de projecteurs, des ombres ciselées, des vitraux en joie (création lumières Natacha Boulet Räber). Les deux actrices deviennent comme un double de François, sa conscience ou représentent la Femme qu’il côtoya comme une sœur, Claire, fondatrice de l’ordre des Clarisses qui obtiendra du pape, elle aussi, le privilège de la pauvreté. « Il emprunte la voix du Très-Bas, jamais celle du Très-Haut… Il sait bien qu’il n’y a qu’un seul Dieu. »

Autour de lui et autour d’elles, le moineau, le rouge-gorge et l’alouette pépient, chantent et « viennent connaître la vérité de leur chant auprès de François d’Assise, près de l’homme-arbre, de l’homme-fleur, de l’homme-vent, de l’homme-terre » (création sonore Tony Bruneau). Lui prêche aux oiseaux, s’entretient avec les loups et vit l’idéal de pauvreté à l’image des évangiles. Fondateur de l’ordre des Frères mineurs il marque aussi de son empreinte le dialogue inter-religieux, par sa rencontre avec le sultan Ayyoubide d’Égypte Al-Kâmil, qu’il tente de convertir. Reste l’ultime étape, celle de la peur de la mort et de la mort.

© Sandra Legrand

Le spectacle nous mène de l’imperfection à la transcendance et du visible à l’invisible, sur la route de François d’Assise, pleine de la jubilation de l’âme. Il est dépouillement et met des mots sur le silence. L’homme aux oiseaux – sa représentation majeure dans les peintures, est amour, humilité, simplicité. La joie selon François, « c’est la nuit, il pleut, j’ai faim, je suis dehors, je frappe à la porte de ma maison, je m’annonce et on ne m’ouvre pas, je passe la nuit à la porte de chez moi, sous la pluie, affamé. Voilà ce qu’est la joie. Comprenne qui pourra » écrit Christian Bobin dans son style poétique et épuré, avant de nous ramener à la réalité d’aujourd’hui où il oppose riches et mendiants, ces derniers souvent considérés comme des jetables.

© Sandra Legrand

Acteur et metteur en scène, Emmanuel Ray a fondé le Théâtre en pièces il y a une trentaine d’années, dans une philosophie artisane. La compagnie est conventionnée par la ville de Chartres, ses spectacles, autour de Bernanos, Scola, Shakespeare, Molière, Jouanneau, Ibsen, Cormann, Claudel, Sophocle, Camus, Tchekhov, Visdei, Carmelo Bene sont souvent présentés dans des lieux singuliers tels que musées, châteaux, cryptes, églises et cathédrales. L’adaptation du roman de Christian Bobin publié en 1992, Le Très-Bas, a été présentée dans la crypte de la cathédrale de Chartres. La Compagnie Théâtre en pièces aime emprunter les fleuves à contre-courant et invite à la méditation.

Brigitte Rémer, le 20 septembre 2025.

Avec Mélanie Pichot, Fabien Moiny, Stéphanie Lanier et Emmanuel Ray – création musicale et interprétation Léa Bertogliati – création lumières Natacha Boulet Räber – création sonore Tony Bruneau – Régie lumière et son Emmanuel Ray – Chargée de production Françoise Chamand – Compagnie du Théâtre en Pièces, coréalisation Théâtre de Chartres.

Du 18 septembre au 20 décembre 2025, les jeudis, vendredis et samedis à 21h (relâches exceptionnelles les 2, 3, 4, 17, 30 et 31 octobre et les 1er, 21, 27, 28, 29 novembre), Église Saint Leu – Saint Gilles, 92 rue Saint Denis 75001 Paris – métro Ligne 4 Etienne Marcel ou les Halles – tél. : 02 37 33 02 10 – site : www.theatre-en-pieces.fr – Le samedi 4 octobre 2025, le spectacle sera présenté à l’Église Saint-Pierre-Saint-Paul de Lille (59000), le dimanche 12 octobre, à la Crypte de la Chapelle Notre-Dame-des-Anges, à Paris (76006).

Le Théâtre National Palestinien au Théâtre du Soleil

Alors que l’État de Palestine vient d’être reconnu par la France, devant le monde, à l’ONU, nous sommes heureux d’annoncer la  reprise du spectacle Une Assemblée de femmes présenté par le Théâtre National Palestinien d’après l’oeuvre d’Aristophane, au Théâtre du Soleil.

Nous l’avions découvert en octobre 2023 à l’Institut du Monde Arabe. L’article peut être consulté sur le site www.ubiquité-culture(s).fr et par le lien suivant : https://www.xn--ubiquit-cultures-hqb.fr/une-assemblee-de-femmes-et-me-and-my-soul/

La représentation théâtrale s’inscrit, au Théâtre du Soleil,  dans un diptyque, elle sera accompagnée de la projection d’un film documentaire.  « Ce projet qui ne parle pas de la guerre mais de quelque chose de beaucoup plus grand, de beaucoup plus universel, rien de moins que de la moitié de l’humanité. Ce projet parle de la lutte parmi les luttes, celle des femmes. Celle de la moitié de l’humanité » dit Ariane Mnouchkine, figure-phare et directrice du Théâtre du Soleil.

Théâtre du Soleil, Cartoucherie de Vincennes, 75012. Paris, les 11, 12, 18 et 19 octobre 2025, le samedi à 15h et à 19h30,  le dimanche à 13h30 – tél. : +33 1 43 74 87 63 – site : www.theatre-du-soleil.fr,

Brigitte Rémer le 26 septembre 2025

La Part sombre

Texte de Maï David et Gaëlle Héraut – mise en scène Gaëlle Héraut – jeu Maï David – lumière Nolwenn Delcamp Risse – Théâtre de la Reine Blanche/Paris.

@ Gaelle Héraut

Le texte s’annonce simple et nous est adressé. Maï David évoque d’abord ses insomnies et les tourments de ces nuits blanches à ne pas se ressourcer.

Puis elle parle de son parcours au théâtre et nous fait partager les spectacles où elle a joué et/ou mis en scène, présentant les acteurs et les personnages. Deux spectacles notamment : le cruel et sanglant, Titus Andronicus de Shakespeare en son banquet indicible où l’empereur Titus sert à Tamora un plat de ses enfants broyés, le cri de Tamora ; Le Misanthrope, répété en Bretagne dans une maison bienveillante où chaque acteur actrice prend ses marques, et dans lequel le féminin et le masculin s’inversent. L’océan au bout de la rue pour jeter dans les vents l’ivresse de création et s’y laisser porter. « Il faut que j’explore ce que j’ai à jouer… » dit-elle avec fébrilité.

@ Gaelle Héraut

Elle évoque ses questionnements et inquiétudes artistiques auprès du grand metteur en scène Claude Régy, homme passionné de l’ombre dont la rime avec La Part sombre de l’actrice, titre de sa méditation à haute voix, n’est pas que coïncidence. Chaque petit détail nous mène vers plus de perfectionnisme, ainsi la fascination pour l’encre et le papier sur lequel il envoie sa réponse, et sa précipitation à elle pour acheter papier dessin et encre rouge.

Dans son parcours labyrinthe Maï David perd ses repères avant de perdre pied et le traduit théâtralement. Au-delà du texte élaboré avec Gaëlle Héraut, on le voit par d’infimes actions sur le plateau comme ces pétales trouvés ça et là sur la scène, porteurs de mots volés et envolés, qu’elle avale. À peine remarque-t-on dans le comportement ces quelques discordances, subtiles et maitrisées au plateau. Il y a cette lumière rouge qui clignote et signe cette dysharmonie, l’actrice de dos.

Maï David est assistée de quelques accessoires, aussi vains que les mots quand le monde se déstructure. Posés sur une table roulante à toile cirée, qui pourrait faire table de dissection, quelques assiettes. Elle a ôté une première veste, puis une seconde, ses strates d’angoisse. Elle théâtralise avec finesse son monde qui se désorganise, renforcé par la bande-son qui entremêle des voix, elle qui monte sur la table, elle dont le regard s’éloigne.

@ Gaelle Héraut

Elle plonge, et nous avec, dans les bruits alentour, chez les voisins. « Prends tes médicaments » lui dit-on. « Je suis méchante » entend-elle. Elle tente de se normaliser, devient professeur des écoles, les voix qu’elle entend, voix enregistrées pour le spectateur, l’envahissent et la traquent. Sa vie, un temps avec Ludo, se termine quand il appelle les pompiers au cours d’une crise et qu’elle est emmenée sous contrainte à Sainte Anne – un lieu resté longtemps emblématique de folie – alors que sa fille de cinq mois a besoin de son lait et que son approche lui est interdite.

Maï David a passé sa blouse de nuit, et un mois sans voir sa fille. Elle dessine une galerie des portraits de ceux qui l’entourent, avec lesquels elle fait des jeux de temps en temps et pour tuer le temps, Loane et Azur, sa voisine de chambre, alcoolique, hospitalisée pour sevrage, elle parle des IRM et de l’enfermement. Elle évoque un second séjour et six ans de souffrance, le bleu de ses yeux clairs, peut-être trop clairs, la vie qui se brise.

@ Gaelle Héraut

Le spectacle se termine sur cette belle métaphore japonaise dans sa technique traditionnelle de réparation des pièces de céramique, avec de l’or, et qui met en valeur les fêlures et les cassures. Ces fissures dessinent un paysage et traduisent la beauté dans leur imperfection. L’actrice s’apaise à l’idée de cette beauté et de cette réparation qu’elle poursuit en lecture : « Saura-t-on jamais… ? »

Le texte de Maï David et Gaëlle Héraut, La Part sombre, porté par Maï David qui livre son histoire, est sobre, précis, poignant. Il est porteur d’espoir celui de se réparer, et nous concerne tous. Le hors-sol n’arrive pas qu’aux autres.

Brigitte Rémer, le 18 septembre 2025

Mardi 16 septembre 2025, jeudi 18, samedi 20, mardi 23, jeudi 25, samedi 27, mardi 30 septembre – jeudi 2 octobre, samedi 4 octobre, jeudi 9 octobre 2025. Tous les jours à 21h sauf le samedi à 20h – Théâtre de la Reine Blanche, 2 bis Passage Ruelle – 75018 Paris, métro : La Chapelle ou Marx Dormoy – tél. : 01 40 05 06 96 – email : reservation@scenesblanches.com – site : wwww.reineblanche.com

Portrait de Rita

Texte et mise en scène de Laurène Marx, compagnie Hande Kader – jeu Bwanga Pilipili – à partir des entretiens réalisés avec Rita Nkat Bayang par Laurène Marx et Bwanga Pilipili – création à Théâtre Ouvert, dans le cadre du Festival d’Automne.

© Pauline Le Goff

L’actrice s’avance, dans une robe très élégante sur fond de fleurs et d’orangé, face au micro posé sur pied au centre de l’avant-scène. Elle commence son récit. Pas d’images, pas de déplacements, tout est dans le poids des mots. Et le poids des mots est lourd. C’est une histoire de racisme et de violence qui nous est livrée, partant de la vraie vie, de la vie de Rita Nkat Bayang.

L’école appelle Rita, mère d’un jeune garçon de neuf ans, Mathis, et la somme de venir le chercher, immédiatement. Rita se précipite dans un taxi sans même prendre le temps de s’habiller ni sans savoir pourquoi, son sang ne fait qu’un tour. La panique redouble quand les policiers la rappellent pour qu’elle se présente sur-le-champ, à l’école. Le taxi est bloqué elle ne peut faire plus vite. Arrivée en trombe on la mène devant son fils, plaqué au sol, maintenu par le genou d’un policier appelé par la directrice. Quel crime a commis l’enfant ? Il a juste répondu aux insultes racistes d’un camarade qui le traitait de chocolat et de sale nègre, mais une fois de trop, c’est trop !

© Christophe Raynaud de Lage

L’actrice remonte le temps pour suivre le fil rouge de l’histoire de Rita, Camerounaise, pleine d’énergie dans la vingtaine, jusqu’à ce que les amis de son père l’approchent d’un peu trop près. Elle s’est remise dans les mains de Dieu. On la suit dans les messages qu’elle échange avec un certain Christian, en Belgique, au départ marié, puis divorcé. Elle demande l’amitié il la persuade de venir en Belgique et de l’épouser, elle finit par y aller, plutôt à reculons, il trouve les arguments avec sa « sociabilité de blanc. »

La tragédie commence. Direction un petit bled frigorifié dans les fins fonds de derrière Charleroi, la jungle pour elle et le froid, la fille facile qu’on attrape comme un objet, le racisme familial, épouvantablement raciste. L’agent de mairie exhibe son trophée comme aux pires temps coloniaux, « T’es MA femme… » Il lui a trouvé du boulot : femme à tout faire auprès de la belle-mère, c’est gratos. La dégradation est au summum, la bêtise ambiante décuplée, comme la souffrance de Rita, qui s’enfonce, et qui s’enfonce d’autant qu’elle est très vite enceinte et donc piégée, incapable de partir. « Vous avez tout quitté alors il faut rester… » Lui, cogne et multiplie les coups quand elle se refuse, déversant toute sa rancœur de la vie et ses frustrations.

On la place pour la protéger, dans une petite maison « sans tapis et sans nappe » au bout de la nuit, une autre nuit. Rita attend que sa fille naisse. Les temps et les lieux se télescopent. On repart vers Mathis qui aurait lancé un parpaing sur celui qui l’insultait. Et Rita se remémore la naissance de ce premier enfant, la crèche où elle avait bien remarqué que les enfants à la peau blanche recevaient des câlins contrairement au sien qu’on posait au sol sans trop de précaution ni d’attention. Toutes les violences se mêlent, l’intime, celle vécue par l’enfant, et celle de Belgique, celle de la police qui maintient Mathis au sol. « Les larmes sont comme des fleuves… »

© Christophe Raynaud de Lage

Bwanga Pilipili est magnifique dans sa narration, qui se termine par un brin d’optimisme : « Il faut que le jour se lève…» Le texte de Laurène Marx est cru, ciselé et rythmé pour témoigner d’une vie pleine d’obstacles et de chagrins. C’est un brûlot dénonçant le racisme et sa bêtise brute, les injustices, le manque de considération, l’exclusion. Le théâtre est pour elle une tribune politique qui donne la parole à ceux que l’on n’entend pas. De sublimes séquences de blues permettent de reprendre souffle.

Par sa mise en scène, Laurène Marx – qui qualifie son théâtre de stand-up triste – redonne dignité à Rita, tombée dans de mauvaises mains mais qui, riche de ses enfants, est venue sur scène prendre la parole à la fin de la représentation et présenter sa fille de seize ans. On est sonnés de cette rencontre et du courage qu’il faut pour se livrer et faire théâtre de la vie. Car la vie continue, mais il faudrait qu’elle soit douce…

Brigitte Rémer, le 17 septembre 2025

Texte et mise en scène de Laurène Marx – jeu Bwanga Pilipili – à partir des entretiens réalisés avec Rita Nkat Bayang par Laurène Marx et Bwanga Pilipili – lumières Kelig Le Bars – création musicale Maïa Blondeau avec la participation de Nils Rougé – collaboration artistique Jessica Guilloud.

Du 11 au 30 septembre 2025, les lundis, mardis, mercredi à 19h30, les jeudis et vendredi à 20h30, le samedi à 20h – Théâtre Ouvert, 159 avenue Gambetta. 75020. Métro : Gambetta, Pelleport, Porte des Lilas – En tournée : 8 et 9 janvier 2026, Les Quinconces, Le Mans – du 20 au 30 janvier 2026, Théâtre National de Strasbourg – 18 février 2026, Université de Lille – du 3 au 21 mars 2026, Théâtre National Wallonie Bruxelles.

La Folle Journée ou Le Mariage de Figaro

Pièce de Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais – adaptation et mise en scène Léna Bréban – avec Philippe Torreton dans le rôle de Figaro – à La Scala – Paris.

© Ambre Reynaud

C’est vraiment une Folle journée, dans ses rebondissements et pétillances, ses amours et désamours, ses espiègleries et faux-semblants, ses révélations, à laquelle nous convie Léna Bréban à La Scala-Paris, autour de Philippe Torreton, Figaro-ci Figaro-là.

Se dessine autour de lui le cynique jeu des castes sur fond d’abus et quiproquos, de rapports de pouvoir et de domination, de droit de cuissage. Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais, le Beaumarchais au départ horloger, puis anobli par le roi en 1761, incarcéré à certains moments, fondateur en 1777 de la Société des auteurs dramatiques s’en donnait à cœur joie pour montrer la désagrégation de la société, fin XVIIIème, juste avant la Révolution. Sous ses dehors légers mais parfois cruels, les textes de Beaumarchais évoquent la lutte des classes, la domination des plus riches, la corruption et l’hypocrisie.

@ Louie Salto

La Folle Journée ou Le Mariage de Figaro – qui met en scène les aspirations de la bourgeoisie montante, fut créée en 1784 à la Comédie-Française malgré l’opposition du roi, et remporta un vif succès. C’est la seconde pièce de La Trilogie de Figaro, la première étant Le Barbier de Séville, ou la Précaution inutile (1775) et la troisième L’Autre Tartuffe, ou la Mère coupable (1792).

Valet né de parents inconnus, Figaro (Philippe Torreton) est sur le point d’épouser Suzanne, dite Suzon (Marie Vialle), camériste de la comtesse (Grétel Delattre) mais son époux, Comte d’Almaviva (Grégoire Ostermann) qui pourtant la délaisse en a décidé autrement et traque la jeune femme, pensant n’en faire qu’une bouchée. Il fomente un plan d’enfer pour que Figaro épouse Marceline (inénarrable Annie Mercier !) qui a une dette d’argent envers elle et s’est à moitié engagé, elle qui le convoite tant tout en s’affichant avec Bartholo, médecin de Séville (Jean-Jacques moreau) ; que Chérubin, (Antoine Prud’homme de la Boussinière) un grand dadais un peu benêt qui tourne autour des femmes dont la Comtesse, dégage – il l’envoie aux armées – que Basile, maître de clavecin de la Comtesse (Éric Bougnon, Pascal Vannson, en alternance) qui espère Marcelline cesse de prendre ses désirs pour des réalités ; que Fanchette (Salomé Dienis Meulien) arrête de souffler sur les braises ; qu’Antonio, jardinier du château (Jean-Yves Roan), oncle de Suzanne et père de Fanchette lui fiche la paix et que Don Gusman Brid’oison, lieutenant de Justice de la ville et juge au tribunal puisse faire son travail (Éric Bougnon, Pascal Vannson, en alternance).

© Ambre Reynaud

La scénographie transpose ce monde en décomposition avec une grande toile de Jouy à l’arrière, plutôt défraichie et de guingois, trois bouts de bois offerts par la comtesse avec lesquels Figaro est censé dresser le lit nuptial, une porte donnant sur l’escalier montant chez la Comtesse. Côté jardin, un énorme tableau, portrait du Comte régnant en maître, comme il se doit chez ls gens bien, la comtesse, seconde partie du tableau étant dissimulée… L’ensemble est mobile et se combine autant que de besoin pour traverser les cinq actes de la pièce et épouser les événements.

Léna Bréban signe une Folle Journée drôle et rythmée qui, derrière la mascarade, s’ancre dans l’aujourd’hui par les valeurs qu’elle défend sous forme d’un négatif photo. Superbe dans ce rôle, Philippe Torreton donne de l’épaisseur au personnage, dans son côté terrien et futé qui ne s’en laisse pas conter. Autour de lui, les personnages déjouent les pièges, les femmes tenant les hommes à distance, avec intelligence, eux s’embourbant dans leurs faux-pas et galimatias. La fin surprend et amuse dans le rapport des âges et des rôles, un atout de plus qui montre qu’au théâtre, tout est possible et que parfois on rit de la noirceur.

Brigitte Rémer, le 15 septembre 2025

Avec : Philippe Torreton, Marie Vialle, Éric Bougnon, Pascal Vannson (en alternance), Grétel Delattre, Salomé Dienis Meulien, Annie Mercier, Jean-Jacques Moreau, Grégoire Œstermann, Antoine Prud’homme de la Boussinière, Jean-Yves Roan – assistante à la mise en scène Ambre Reynaud – scénographie Emmanuelle Roy – costumes Alice Touvet – lumières Denis Koransky – Compositeur Victor Belin – perruque Julie Poulain – création sonore Victor Belin et Raphael Aucler

Du 6 septembre 2025 au 4 janvier 2026, à La Scala Paris, 13 boulevard de Strasbourg. 75010. Paris – métro : Strasbourg Saint-Denis – tél. : 01 40 03 44 30 – site : www.lascala-paris.fr

Qu’est-ce que le temps ?

D’après le livre XI des Confessions de Saint-Augustin – mise en scène de Denis Guénoun, avec Stanislas Roquette, compagnie Artépo – au Théâtre de Poche-Montparnasse.

© Sébastien Toubon

C’est une œuvre autobiographique d’Augustin d’Hippone – saint Augustin, né à Thagaste, en Algérie en 354, mort au Caire en Égypte en 430. Treize livres la composent, écrits entre 397 et 401, dans lesquels il raconte entre autres sa quête de Dieu et sa conversion, et s’interroge sur le sens mystique de la création.

Le Livre XI aborde La création et le temps. Il faut être téméraire pour s’y jeter à corps perdu comme le fait Stanislas Roquette dans ce seul en scène, accompagné par Denis Guénoun qui en a signé la mise en scène, il y a une quinzaine d’années. Après avoir beaucoup tourné, le spectacle a fait une longue pause. Il est aujourd’hui à nouveau présenté.

L’acteur apostrophe le Seigneur et lui demande son attention. Il l’interroge sur la création du monde, la création du ciel et de la terre et son mode opératoire, sur ce qu’il faisait avant de le créer. « Tu es l’ouvrier de tous les temps » lui dit-il, « ton aujourd’hui c’est l’éternité. » Et il divague autour des concepts de passé, présent et futur, rapportant tout à la perception du présent, puisque le temps passé n’est plus et que la prédiction intellectuelle du futur n’est pas encore advenue. Et si le présent est sans durée comme il le dit, la notion de mémoire entre en jeu dans le passage du futur au passé.

© Sébastien Toubon

« Et comment mesurer le temps présent, d’où vient-il, où va-t-il ? » pose Augustin, quel est son lien avec les mouvements du soleil et de la lune ?… Il nous fait voyager de l’astronomie à la philosophie passant par la métaphysique et la théologie. L’auteur définit le jour comme « le temps que met le soleil dans sa course, et la trajectoire du soleil, d’Orient à Orient. » Il parle de temps long et du mouvement qui se dessine, entre le repos et le geste.

L’acteur-guerrier, est au sol, comme foudroyé en son chemin de Damas : « tu feras briller ma lumière, ma nuit. » Il délire sur le langage, la poésie, les syllabes longues et les brèves, les vers, les pieds et les syllabes… Il s’empare d’un micro où il interpelle avec ardeur : « Esprit… ! Sois attentif ! » sur la musique de Schubert, passant d’une voix masculine à la reprise du chant par une voix féminine… dans le temps qui se suspend, les intervalles et la durée. « Où est la brève qui me sert de mesure ? » demande-t-il, reprenant lui-même le chant en allemand.

© Sébastien Toubon

De sa cellule monacale bien sombre du début à ses questionnements et éblouissements par la rime et le chant, Stanislas Roquette nous mène sur le Mont analogue d’Augustin, avec fluidité et illumination. Avec ce Livre XI des Confessions, comme un bon pasteur il nous fait dévisser de la juste place des mots au langage, de la transmission à la connaissance, de la remémoration à la quête. Denis Guénoun, auteur, metteur en scène et directeur de théâtre devenu théologien qui le met en scène rappelle qu’avec Les Confessions Saint-Augustin inventait un genre littéraire, l’autobiographie et que son choix du Livre XI avec Stanislas Roquette, se cogne à la notion vertigineuse du temps.

À la question, « Qu’est-ce que le temps ? » Augustin répond de manière laconique : « Si personne ne me le demande, je sais. Si on me le demande et que je veux l’expliquer, je ne sais plus… » réponse puissante et drôle à laquelle l’acteur donne corps. Car ceci est son corps !

Brigitte Rémer, le 15 septembre 2025

Avec le concours d’Osvaldo Calo, de Caroline Montier, d’Alexis Leprince, de Tamia Valmont, de Stanislas Siwiorek – Nouvelle traduction de Frédéric Boyer (Les Aveux, P.O.L., 2008) – lumière Geneviève Soubirou – musique Franz Schubert, An den Mond (D193).

Du mercredi 3 septembre au samedi 29 novembre 2025, du mardi au samedi à 21h – relâche exceptionnelle du 16 au 20 septembre, et les 4 et 8 novembre. Théâtre de Poche-Montparnasse, 75 boulevard du Montparnasse. 75006. Paris – métro : Montparnasse Bienvenue – site : www.theatredepoche-montparnasse.com – tél. : 01 45 44 50 21

Faustus in Africa !

Mise en scène de William Kentridge, avec la Handspring Puppet Company – au Théâtre de la Ville Sarah-Bernhardt dans le cadre du Festival d’Automne – spectacle en anglais, surtitré en français.

© Fiona MacPherson

C’est un spectacle dédié au compositeur et musicien James Phillips disparu en 1995, année de création de Faustus in Africa ! dont il signait la musique avec Warrick Sony. Il était « la voix et la conscience d’une génération. Ses chansons politiques rebelles et satiriques dénonçaient le gouvernement sud-africain pendant l’apartheid. » Par ces mots qui retiennent l’attention, on entre de plain-pied dans l’univers de William Kentridge.

Immense artiste sud-africain internationalement reconnu, Kentridge signe au fil des années une œuvre foisonnante composée de dessins, gravures, films, musiques dans de nombreuses performances, expositions et mises en scène. Par l’art qu’il pratique sous ces différentes formes, il a toujours interrogé les héritages du colonialisme et dénoncé l’apartheid. Son œuvre est présentée dans les plus grands musées du monde dont au Louvre, au MoMA de New-York, à la Documenta de Cassel, dans les grands théâtres et opéras du monde. Le Festival d’Automne l’a accueilli à plusieurs reprises et le Théâtre de la Ville a présenté en 2023 son spectacle Sibyl. La Handspring Puppet Company accompagne son travail depuis de nombreuses années.

© Fiona MacPherson

Quand Kentridge parle de ses motivations quant au choix du sujet sur le mythe de Faust en 1995, il nous fait replonger dans l’histoire de son pays, l’Afrique du Sud, un an après les premières élections démocratiques et la libération de Nelson Mandela, élu à la Présidence. Mais il explique en même temps qu’un pacte avait été scellé entre l’ancien gouvernement nationaliste d’apartheid et le Congrès national Africain, le parti de Mandela, pour acheter la paix sociale et éviter la guerre civile. Cela rendait impossible le décompte des exactions commises par les tenants de l’apartheid. Fort de ce pacte gouvernemental, pour lui, scellé avec le diable, William Kentridge en fait la traduction par ses fusains et sa recherche autour du mythe de Faust.

Trente ans plus tard, même texte, mêmes marionnettes, conçues et dirigées par Adrian Kohler, Basil Jones et leur troupe, la Handspring Puppet Company. Le nouveau scénario entremêle le récit de Goethe aux extraits pleins d’ironie du poète sud-africain Lesego Rampolokeng. Rien n’a pris une ride, seul le contexte international a changé, ainsi que le regard sur le colonialisme, à travers les débats sur la restitution des objets d’art africains d’une part – savoureuse scène sur écran où chaque objet d’art africain est atteint d’une balle tirée depuis le plateau par Faust – la manière dont certains gouvernements détournent les fonds d’État d’autre part – par les lingots d’or offerts en forme d’église pour le pasteur, en forme de livres de lois pour le colonel, sublimes marionnettes sculptées dans le bois.

© Fiona MacPherson

Faust est aussi une figurine de bois qui fait face à Méphistophélès, acteur, (Wessel Pretorius) tandem entre maître et serviteur dans des partitions qui s’inversent et dans lesquelles on ne sait plus qui tire les ficelles. Faust est porté par deux acteurs-manipulateurs qui lui donne vie dans une manipulation de type bunraku, à visage découvert, et dont l’un interprète le texte. On suit la métamorphose de Faust, de l’état dépressif du début à la signature du pacte qui le transforme en jeune amoureux entreprenant, en guerrier de safari et en observateur du monde politique, avant de devenir un vieil homme au seuil de sa vie. Les figurines sont en soi des œuvres d’art, comme ce sublime orchestre passant en leitmotiv, jouant saxophone, trompettes et percussions, magnifiquement portées en duo, par de brillants acteurs-manipulateurs (Eben Genis – Atandwa Kani – Mongi Mthombeni – Asanda Rilityana – Buhle Stefane – Jennifer Steyn). La musique de James Phillips et Warrick Sony, amplifie les dessins de William Kentridge qui ont valeur de didascalies, commentaires et accentuation et qui s’animent sur écran tout au long du spectacle.

La scénographie nous place dans une sorte de bibliothèque à l’ancienne aux meubles cirés, qui à certains moments fait office de laboratoire ou de tribune politique, espaces dans lesquels apparaissent et disparaissent figurines et personnages. Une immense horloge, de marque Lucifer barre la scène avant de faire place à l’écran. Il est sept heures cinq quand les employés arrivent pour ce Prologue au Paradis, avant que le temps ne s’emballe, au fil des événements.

Seul au centre, Faust fait un discours sur l’origine du monde et, dans sa démonstration, engage un dialogue avec l’au-delà. On est Hôtel Polonia, chambre 407. Deux acteurs-manipulateurs tournent avec lui les pages d’un ouvrage : « Dans les livres tout semble beau… Je ne crains rien du ciel ni de l’enfer… » Mais Méphistophélès, prince des ténèbres, veille et prépare le Pacte qu’il lui fait signer. Faust paraphe et n’aura d’autre issue que de devenir la voix de son maître. Très vite il réalise pourtant qu’il a été floué.

Dans un laboratoire de type colonial où s’affaire une jeune femme, Gretchen/Marguerite, Faust, redevenu jeune, tombe sous le charme et lui offre un bijou. Puis le voici fusil au corps, en safari, à Dar es Salam, ses cibles sont des dessins. Le rapport aux colonisateurs qui tuent hommes et bêtes sans discernement et vivent entre fusil et machine à écrire est traité avec un certain humour. Au bureau, côté cour, Méphisto tire les ficelles et épuise Faust. Dans cette mise en scène inventive on fait chanter les verres d’eau dans un filet de lumière, créant une mélodie qui accompagne les doutes de Faust. Les aiguilles du cadran commencent à s’affoler, l’écran se couvre des chiffres de la bourse, Méphisto ne pense que gain et libéralisme et congédie tout le monde. La fanfare-marionnettes donne le tempo.

© Fiona MacPherson

Au Palais, dans la salle du trône ressemblant à un tribunal, siègent les technocrates : un chef militaire aux allures de Khadafi, un pasteur dans un double mouvement, prêt à jurer en même temps qu’adjurer sur la bible qu’il tient serrée contre lui. Ils réclament de l’or, Méphisto leur offre des lingots, veaux d’or du moment.  La vente aux enchères de la collection d’art africain appartenant à Faust est un moment fort et vibrant de racisme. Une émeute mène à la mort du Général après une bagarre au couteau dans laquelle Faust, armé par Méphisto, est impliqué. Helena, sa veuve, préside un banquet dans la résidence impériale. Entre chacal et vautour, quel choix, demande-t-elle ? Le Pasteur y va de son couplet, sur l’âme. Le spectacle monte en puissance.

© Fiona MacPherson

Dans la Nuit des Walpurgies Faust court derrière Helena qui lui échappe et affiche sa haine pour Méphisto. Tout ce qu’il entreprend dysfonctionne. Il dénonce le racisme, égrenant une longue liste de noms effacés des mémoires et des registres de mort. Numéro du corps : sans – lieu : non – cause de la mort : inconnue. Il rappelle ces étranges fruits, le corps des Noirs pendus aux arbres après lynchage, sort qu’on réservait aux Afro-américains et que Billie Holiday chantait, en 1939. Un chant spirituals commente les dessins. La musique prend son temps et accompagne la mémoire. Entouré de deux infirmières, Faust a singulièrement vieilli. La pendule retrouve son statut, au centre de la scène. On se perd pourtant dans les paradoxes des discours politiques et le libéralisme redouble. Faust et Méphisto jouent aux cartes quand soudain, ce dernier lance son couperet : « Ton séjour est terminé, Faust, l’accord est rompu ! » Le bruit d’un avion qui plane au-dessus de leurs têtes marque la fin du parcours, la fin de la partie et du spectacle.

Dans Faustus in Africa!, au-delà de Goethe et de la force des dessins, le passé croise le temps présent. La puissance du travail artistique de William Kentridge traduit avec subtilité les inégalités et les injustices morales, raciales, économiques, sociales et environnementales. Portées par les acteurs qui leur prêtent vie avec beaucoup d’habileté et d’empathie, les figurines de la Handspring Puppet Company – sculptures de toute beauté et expressivité – se fondent magnifiquement dans l’univers visuel de William Kentridge aux propositions multiples. Faustus in Africa ! est un manifeste artistique rare, intelligent et sensible, subtil et puissant.

Brigitte Rémer, le 12 septembre 2025

Mise en scène William Kentridge, avec : Eben Genis – Atandwa Kani – Mongi Mthombeni – Wessel Pretorius – Asanda Rilityana – Buhle Stefane – Jennifer Steyn. Collaboration artistique à la mise en scène Lara Foot – conception et direction des marionnettes Adrian Kohler, Basil Jones (Handspring Puppet Company) – direction associée des marionnettes et des répétition Enrico Dau Yang Wey – scénographie Adrian Kohler, William Kentridge – animation William Kentridge – construction marionnettes Adrian Kohler, Tau Qwelane – costumes marionnettes Hazel Maree, Hiltrud von Seidlitz, Phyllis Midlane – effets spéciaux Simon Dunckley – conception décor Adrian Kohler – construction décors Dean Pitman pour Ukululama Projects – peinture et habillage des décors Nadine Minnaar pour Scene Visual Productions – traduction Robert David Macdonald – texte additionnel Lesego Rampolokeng – musique James Phillips, Warrick Sony – éclairagiste et régisseur de production  Wesley France – régisseuse plateau et opératrice vidéo Thunyelwa Rachwene – régisseur son Tebogo Laaka, Paul Patru – technicienne plateau Lucile Quinton – contrôleuse vidéo Kim Gunning – surtitres Babel Subtitling – production et tournée :  Quaternaire/ Sarah Ford, Roxani Kamperou, Emmanuelle Taccard

© Fiona MacPherson

Du 11 au 19 septembre à 20 h, le samedi à 15 h et 20 h au Théâtre de la Ville Sarah-Bernhardt, Grande salle. 2 place du Châtelet. 75001. Paris. www.theatredelaville-paris.comEn tournée, prochaines représentations, du 29 octobre au 1er novembre 2025, Comédie de Genève, (Suisse), site : www.comedie.ch

Voir aussi nos articles sur les spectacles de William Kentridge : Wozzeck, à l’Opéra Paris-Bastille (cf. ubiquité-culture(s) du 26 mars 2022) – Sibyl, au Théâtre de la Ville (cf. ubiquité-culture(s) du 9 mars 2023), Faustus in Africa ! au Printemps des Comédiens/Opéra de Montpellier (cf. ubiquité-culture(s) du 30 juin 2025.

Boundaries of Bodies – Born Again

Deux pièces, Boundaries of Bodies, conception, mise en scène et texte Jaber Ramezan – avec : Parastoo Amanzadeh, Mohsen Karimi, Dorsa Panjeband, Hamed Rajael, Hasti Taraghi, Sourena Zazhedi, compagnie The Hole Studio. Born Again – conception et interprétation : Yasmine Hadj Ali, Samah Karaki, Antoine Kobi, Ike Zacsongo-Joseph, compagnie 16 mégahertz – dans le cadre de Focus Jeunes créateurs, Générations Danse élargie – au Théâtre de la Ville/Les Abbesses.

Boundaries of Bodies – © Nora Houguenade

La première pièce, Boundaries of Bodies, met en scène un récit de la violence sur fond de musique lancinante. Les acteurs-danseurs arrivent très naturellement du fond du plateau, porte ouverte de chaque côté, donnant de la lumière. Ils se placent en fond de scène. Une femme vêtue de sombre et portant un foulard noir et des bottes s’avance, d’un pas décidé, dans une dynamique musclée. Elle a jeté sa veste par-dessus bord pour se signaler. Un micro est posé sur pied, qu’elle attrape avant de le dévorer, dans lequel elle hurle, sorte de prise de parole totalitaire sans que le moindre son ne sorte de sa gorge ; elle rugit et gémit, se tort, le hurlement imaginé est impressionnant, animal, on ne sait si elle est victime ou bourreau.

Boundaries of Bodies © Nora Houguenade

La jeune femme repart, l’air de rien et se fond dans le groupe aux couleurs claires. Chacun frappe le sol, à coups de veste, comme une colère exprimée, est-ce un rituel ? Puis ils débutent une marche des plus militaires faisant des tours de plateau au pas cadencé. L’un, puis l’autre, tentent d’échapper au groupe, le premier se métamorphose en animal, le second tombe raide mort avant de rentrer dans le rang. Tous forment une chaîne où les solidarités sont assez cabossées. On sent de la promiscuité, un enfermement. Une violence sourde, énorme, plane tout au long de la pièce.

Chacun enfile un bonnet noir qui devient cagoule et cache entièrement le visage. Ils avancent à l’aveugle, se débattent, font réapparaître leur visage. La jeune femme pose ses bottes, retire sa chemise, comme les autres. Ils forment un quadrille se croisent, s’effleurent, l’un se désarticule, pris de peur, puis de cour à jardin ils vont et viennent en allers et retours, trois petits tours et puis s’en vont. La jeune femme s’avance à nouveau vers le micro qu’elle enfourche en un geste de possession. Les sons se précisent comme dans une scierie où se préparent… leurs cercueils, peut-être. Ils prennent la fuite tournant à vive allure comme en des tours de cour, sorte de prisonniers qui au final tournent sur eux-mêmes et jusqu’à tourner à vide. Ils s’arrêtent, s’essuient de leurs chemises qu’ils envoient dans les airs comme des voiles ou des linceuls. La musique s’éteint. Ils sortent comme ils sont venus, par les portes situées de chaque côté du plateau.

Jaber Ramezan a étudié la littérature dramatique et la mise en scène à l’Université de Téhéran, il écrit pièces et scénarios et met en scène. Le travail proposé ici est le fruit d’une recherche avec les étudiants de théâtre de Téhéran, qui a débuté, comme chacun de ses travaux, par l’écriture, et qui s’est poursuivi à la Cité des Arts et au Centre National de la Danse, à Paris, travail encouragé par le Théâtre de la Ville. Boundaries of Bodies indique les frontières, ou les limites, du corps. Il y est question de contrôle et des effets de la propagande sur les corps. Le tout est ici d’une grande violence rentrée et maitrisée. C’est une pièce singulière, sélectionnée en 2024 dans le cadre de Danse élargie, une pièce déconcertante et d’une grande force dans laquelle le texte est implicite.

Born again- © LN Photographers/SACD

La seconde pièce, Born again est d’une toute autre facture, même si les corps, là encore, échappent à tout rationalisme. Le texte éclaire le récit, dans une distance humoristique, au début, jusqu’à ce que monte l’angoisse de l’absent, le petit Étienne, qui a disparu d’un centre de vacances alors que la directrice venait d’être promue. La troupe s’appuie sur les travaux de la neuro-scientifique franco-libanaise Samah Karaki travaillant sur les déterminismes sociaux qui se mettent en place dès l’enfance et mènent à de sérieux blocages à l’âge adulte. L’un des acteurs lit un extrait sur la classe, les élèves du premier rang et les autres, le conditionnement dès la maternelle.

La scène se passe sur fond du jeu de la gamelle qui mène ceux qui se font repérer, en prison. Là, la prison n’est plus un jeu, prisonniers d’un carré de lumière, les personnages – dont un animateur et la directrice, y sont agressés, violentés, détruits par on ne sait quel gaz invisible. Ils se débattent au sol comme des insectes, la souffrance y est terrible, mais ils en ressortent. Une scène de crime est dressée, terrain quadrillé par la police, combinaisons blanches, à la recherche du petit Étienne. Une reconstitution s’organise, des interrogatoires.

Des bribes d’enfance surgissent quand la jeune promue devient le petit garçon, moment où l’on flotte dans l’absurde et où on ne sait plus ce qui est mensonge, ce qui est vérité.  La conception du travail est collective et trans-disciplinaire même si la pièce est ici nettement théâtrale et bien portée par la métamorphose des acteurs/actrices jouant entre deux univers, l’enfance et l’âge adulte, avec humour et dérision. Après sa présentation dans le cadre de Danse élargie 2022, Born again a été programmé en juillet dernier au Festival d’Avignon dans le programme « Vive le sujet ! Tentatives », soutenu par la SACD.

C’est une rencontre entre anciens et nouveaux finalistes de Générations Danse élargie, que le Théâtre de la Ville met en vis-à-vis cette année, permettant aux artistes émergents et confirmés de croiser leurs univers. Le programme a vu le jour en 2010, à l’initiative de Boris Charmatz et  Emmanuel Demarcy-Mota, soutenu dès le départ par le Fondation Hermès. C’est une aventure collective qui crée un réseau de partenaires français et internationaux, un tremplin précieux pour les jeunes acteurs et danseurs.

Brigitte Rémer, le 11 septembre 2025

Boundaries of Bodies, conception et mise en scène Jaber Ramezan – Avec Parastoo Amanzadeh, Mohsen Karimi, Dorsa Panjeband, Hamed Rajaei, Hasti Taraghi, Sourena Zahedi – son : Behrang Nafaji – lumières Saba Kasmale – costumes et production Negar Nemati – graphisme Farhad Fozouni – assistant à la mise en scène Hamed Rajaei – production The Hole Studio, coproduction Théâtre de la Ville-Paris, avec le soutien du mécénat de la Caisse des Dépôts. Born Again, conception et interprétation : Yasmine Hadj Ali, Samah Karaki, Antoine Kobi, Ike Zacsongo-Joseph, Production Compagnie 16 mégahertz – coproduction SACD – Festival d’Avignon, avec le soutien de SACD – Théâtre de la Ville-Paris – MC 93, Bobigny – Jeune Théâtre national – Festival d’Avignon.

Les 9 et 10 septembre 2025, à 20h – au Théâtre de la Ville Les Abbesses 31, rue des Abbesses – 75018. Paris – métro : Abbesses ou Pigalle – tél. : 01 42 74 22 77 – Le programme Générations Danse élargie se tient jusqu’au 25 septembre, voir la programmation sur le site :  www.theatredelaville-paris.fr

Le mystère Cléopâtre

Exposition à l’Institut du Monde Arabe, Paris – Claude Mollard, commissaire général de l’exposition – Christiane Ziegler, égyptologue, commissaire scientifique de l’exposition.

Cléopâtre mourant  (1)

Personnage mythologique controversé qui habite nos imaginaires et dernière souveraine d’Égypte, Cléopâtre reste une énigme, une sorte de « légende noire qui a bouleversé les codes » dit Claude Mollard, commissaire d’exposition. Femme de cœur et/ou cheffe d’état, courtisane ou nymphomane, grande amoureuse ou fine calculatrice ? L’exposition déconstruit les clichés et tente de répondre à la question.

Quatre parties émaillent le parcours du visiteur : la première est une plongée dans les recherches historiques et archéologiques ; la seconde interroge la légende – légende noire au tout début, légende dorée à compter du VIIIème siècle ; La troisième fait face au mythe de la beauté, légende ou réalité ? montrant les différentes représentations de Cléopâtre, notamment au cinéma ; la quatrième met en scène les interprétations des artistes contemporains face au mythe.

Antoine rapporté mourant à Cléopâtre (2)

Née à Alexandrie, on sait peu de choses sur ses origines si ce n’est qu’elle fait partie de la famille des Lagides fondée par Ptolémée Ier. Grecque et égyptienne à Alexandrie, elle est accueillie à Rome et admirée des Romains. Sa mort, interprétée dans de nombreuses peintures, ajoute au romanesque qui entoure sa vie et son image. Son tombeau, comme celui d’Alexandre, n’a pas été retrouvé. « Les textes sont peu bavards à son sujet » rapporte Christiane Ziegler qui a dirigé le département Égyptologie du musée du Louvre et l’a longuement étudiée. Grâce à l’IA, une sorte de portrait-robot a pu être établi à partir de toutes les connaissances accumulées en occident.

Cléopâtre a régné sur l’Égypte entre 51 et 30 av. J.-C. avec ses frères-époux, Ptolémée XIII et XIV, puis fût la compagne de Jules César, homme d’état romain assassiné par les sénateurs qui l’entouraient, et celle de Marc Antoine, homme politique des dernières années de la République Romaine, avec lesquels elle a eu trois enfants. Vaincu par Octave – le futur empereur Auguste – lors de la bataille d’Actium en 31 avant J.-C. Marc Antoine se donne la mort à Alexandrie.  Apprenant la nouvelle, Cléopâtre se suicide quelques jours plus tard. Ainsi va la légende qui au demeurant laisse un certain nombre de zones d’ombre.

Déesse dans la numismatique – sorte de réseaux sociaux de l’époque – Cléopâtre affirme son pouvoir par la monnaie sur laquelle elle est gravée et diffuse son effigie dans toute l’Égypte. Beaucoup de ces monnaies sont exposées dans la première partie de l’exposition où on la voit seule, avec Marc-Antoine ou avec son fils Césarion né de leur liaison et qui deviendra plus tard le rival d’Octave. Une statuaire est aussi présentée dans différentes vitrines de cette section comme cette Tête de reine, peut-être Cléopâtre VII, marbre de l’époque hellénistique datant du 1er siècle ou encore de la même date, époque romaine, cette Tête d’homme, dit pseudo Marc Antoine découverte à Narbonne au sanctuaire des Moulinasses. Élégamment scénographiée, une sculpture de marbre du XVIIème siècle attribuée à Jean-Baptiste Goy Cléopâtre mourant debout se reflète et se dédouble à l’infini dans un miroir. Plus loin, c’est la Cléopâtre mourant, de François Barois, marbre de 1700, qui retient l’attention. Différents éléments complètent ce chapitre comme Une Corniche de temple aux cartouches de Cléopâtre VII et de Césarion, sorte de bas-relief aux symboles sculptés, en grès et polychromie, datant de l’époque ptolémaïque, vers 40 av. J.-C. et venant de l’Égypte copte ; ou encore, un Relief représentant probablement la bataille navale d’Actium réalisé en calcaire et datant de l’Époque romaine, qui s’étend de 31 av. J.-C. à 100 apr. J.-C. venant de Cordoue.

Cléopâtre se donnant la mort (3)

L’exposition met ensuite en exergue Cléopâtre comme cheffe d’état, accédant au pouvoir en 52 avant J.-C. alors que l’Égypte est sous protectorat romain et a perdu une partie de ses territoires. Elle n’aura de cesse de rendre à son pays sa puissance passée. Elle fera bâtir quelques temples à Coptos et à Dendérah ainsi que dans la région de Thèbes. Les bas-reliefs du temple d’Hathor à Dendérah, particulièrement bien conservés, montrent deux représentations de la reine en compagnie de son fils Césarion. Des pièces d’orfèvrerie, de la vaisselle de luxe – vases, verreries multicolores, objets en faïence – fabriquées en Égypte selon les traditions ancestrales qu’admirent les Romains sont aussi présentées, comme des vases à parfum décorés de scènes de musique et de danse, de fleurs et de griffons ailés, datant de l’Époque ptolémaïque (299-200 av. J.-C.) en faïence ou en verre polychrome, ou comme des coupelles et des bols à décor floral de la même époque.

On peut aussi voir la richesse des Ptolémées à travers une agriculture prospère – l’Égypte est le grenier à blé du monde méditerranéen, on voit ici des actes de vente de bétail, la culture royale du lin et du papyrus, l’épeautre qui remplace le blé, les vignes et les oliviers ; ainsi un Papyrus, ordre pour un prêt de céréales ou un Acte de vente de la moitié d’une vache rédigé en démotique ; richesse visible à travers l’exploitation des richesses naturelles (minerais et carrières) dont l’or et les pierres précieuse prêtant à la fabrication de bijoux – des boucles d’oreilles et pendentifs sont ici présentés dans des vitrines ; richesse aussi par l’artisanat et le commerce. Par le Nil transitent les produits de l’Afrique (or et ivoire), ceux de l’Arabie (aromates) et de l’Inde (cannelle, parfums et perles), acheminés par la mer Rouge. Alexandrie exporte vers la Grèce et vers Rome, c’est une plaque tournante du commerce,

L’exposition montre le contexte dans lequel Cléopâtre règne et rappelle que dès la conquête d’Alexandrie par Alexandre le Grand, la ville s’est inscrite dans le cosmopolitisme, les Grecs à côté des Égyptiens, la communauté juive, et venant de pays lointains, voyageurs et marchands. Le grec en était la langue officielle et chaque cité honorait ses Dieux, Dionysos et Sérapis étant en bonne place, On voit ici des Fragments d’amulette figurant le dieu égyptien Bès ou encore la Statuette d’ibis, oiseau sacré du dieu égyptien Thot, on voit des urnes, couronnes et stèles funéraires de l’époque ptolémaïque et hellénistique.

Sarah Bernhardt dans le rôle de Cléopâtre (4)

Des tableaux enrichissent le parcours tout au long de l’exposition comme Cléopâtre de Giacomo Raibolini dit Giacomo Francia (Bologne 1484 ou 1486 – Bologne, 1557), ou celui de Michele Tosini Florence, 1503/1577 (attribution incertaine). On y trouve aussi Lavinia Fontana et son Cléopâtre l’alchimiste peint vers 1585, La Mort de Cléopâtre du peintre baroque Antoine Rivalz (1700-1715) semblable à une déposition du Christ ou encore celle de Jean-André Rixens, en 1874. Fondateur de la littérature italienne en prose, Boccace inspire toute la Renaissance humaniste européenne et compose en latin, vers 1355-1373, De casibus virorum et feminarum Illustrium/ Des cas des nobles hommes et femmes, recueil avec enluminures de funestes destinées, comme celle des amants suicidés Cléopâtre et Marc Antoine, auquel il donne une portée morale.

Elisabeth Taylor dans Cleopatra (5)

Après cette description des relations entre Cléopâtre et le pouvoir on aborde des murs d’images sur grands et petits écrans qui mettent en scène le monstre sacré au cinéma comme au théâtre. On entre dans Le mythe de Cléopâtre en trois dimensions, par l’incarnation qu’en ont donné les grandes actrices – de Sarah Bernhardt avec la pièce de Victorien Sardou qu’elle interprète en 1890 au théâtre de la Porte-Saint-Martin, à Liz Taylor dirigée au cinéma par Joseph L. Mankiewicz en 1963 – permettant de faire connaître au grand public le parcours de la Reine tout en entretenant un orientalisme fantasmé. Shakespeare en son temps avait écrit sa tragédie, Antoine et Cléopâtre, publiée en 1623, en suivant le récit de Plutarque écrit au IIe siècle après J.-C. intitulé La Vie de Marc Antoine. Le dramaturge irlandais George Bernard Shaw avait aussi publié en 1898 une pièce, César et Cléopâtre, montée en français en 1928 par Georges Pitoëff, avec Ludmila PItoëff dans le rôle-titre, reprise en 1957 dans une mise en scène de Jean Le Poulain avec Françoise Spira. La BD s’est aussi emparée du mythe avec entre autres Astérix et Cléopâtre, plus tard les mangas. On suit la transformation du mythe en objet de consommation et reine du marketing ensuite, on la modernise et on la détourne de ce qu’elle a vraiment été, dévêtant le mythe de sa fonction historique notamment de cheffe d’État. Mode et publicité s’en emparent.

L’exposition se ferme en mettant en jeu le regard contemporain face au personnage de Cléopâtre, certains artistes répondant à leur manière au mythe. Ainsi Esmeralda Kosmatopoulos, jeune artiste née en 1981 en Grèce qui, avec About 2 Inches long 2020 organise une « nasothèque » installation réalisée avec des nez de marbre et d’acier de dimensions variables ou encore le Cleopatra Kiosk de Shourouk Rhalem, une installation d’objets divers recouverts de cristaux swarovski qui joue avec cette notion de marketing. Déesse vivante ayant apporté la prospérité à son royaume selon les Égyptiens et les Grecs, reine prostituée selon les Romains, image positive en Orient, plus changeante et qui traverse les siècles en occident, la mort de Cléopâtre frappe et entretient le mythe. Autour de l’icône subsiste pourtant un certain trouble et tout peut être remis en question, jusqu’à son suicide, puisqu’il n’y a guère d’écrits. Ce sont ces différentes facettes de Cléopâtre – au-delà du bracelet de serpent et du sein dénudé, que présente l’Institut du Monde Arabe dans une belle scénographie et puissante réflexion historique.

Brigitte Rémer, le 29 août 2025

I want to look like Cleopatra #1 (6)

Le Mystère Cléopâtre – Commissaire général Claude Mollard, conseiller spécial du président – Commissaires scientifiques : Christiane Ziegler, égyptologue, directrice honoraire du département des antiquités égyptiennes du musée du Louvre ; Christian-Georges Schwentzel, professeur des Universités en Histoire ancienne, directeur du Département d’Histoire, Université de Lorraine – Commissaires associées : Nathalie Bondil, directrice du musée et des expositions, IMA ; Iman Moinzadeh, chargée de collections et d’expositions, IMA – Visuels : (1) Barois François (1656-1726) – Cléopâtre mourant, 1700 – Paris, musée du Louvre © GrandPalaisRmn (musée du Louvre) / Stéphane Maréchalle – (2) Eugène-Ernest Hillemacher – Antoine rapporté mourant à Cléopâtre, 1863 – Centre national des arts plastiques – En dépôt au Musée de Grenoble – Domaine public/ Cnap – Crédit photo : Ville de Grenoble/ Musée de Grenoble -J.L. Lacroix – (3) Vignon Claude (1593-1670) – Cléopâtre se donnant la mort, vers 1650, Rennes, musée des Beaux-Arts © MBA, Rennes, Dist. GrandPalaisRmn / Patrick Merret (4) Georges-Antoine Rochegrosse – Sarah Bernhardt dans le rôle de Cléopâtre après 1890 – © Collection Particulière –  (5) Elisabeth Taylor dans Cleopatra, réalisé par Joseph L. Mankiewicz, 1963 – Crédit : Everett Collection/Bridgeman Images – © 20th Century Fox Film Corporation Everett Collection Bridgeman Images – (6) Esmeralda Komatopoulos – I want to look like Cleopatra #1 (Je veux ressembler à Cléopâtre), 2020 – Impression photo sur acrylique – Collection de l’artiste © Alberto Ricci.

Du 11 juin 2025 au 11 janvier 2026, les mardi, jeudi, vendredi de 10h à 18h, mercredi de 10h à 21h30 (nocturne), samedi de 10h à 20h – dimanche de 10h à 19h – Institut du Monde Arabe, 1, rue des Fossés-Saint-Bernard Place Mohammed V – 75005 Paris – métro : Jussieu, Cardinal-Lemoine, Sully-Morland – tél. : 01 40 51 38 38 – site : www.imarabe.org

Le Théâtre dans l’histoire / Tome 1 

Les théâtres antiques, la scène entre les hommes et les dieux, texte de Roger Assaf – édition Deuxième époque, Domaine Théâtre.

C’est une immense entreprise dans laquelle s’est lancé l’acteur et metteur en scène libanais Roger Assaf, « Le Théâtre dans l’histoire » en plusieurs tomes, un tome étant dédié à chaque grande période du théâtre. Celui-ci est le premier de la série.

Roger Assaf a une longue pratique de l’art théâtral avec la troupe Al Hakawâti/Le Conteur, qu’il crée en 1977, en même temps qu’il partage son expérience théâtrale avec les étudiants de l’Institut des Beaux-Arts de l’Université libanaise, dans une démarche de transmission. Vingt ans plus tard, en 1999, il fonde l’association Shams regroupant de jeunes créateurs libanais dans un projet coopératif d’animation culturelle, très actif à Beyrouth. Shams ouvre sur la création du Théâtre Tournesol, en 2005, qui accomplit un réel travail dans le renouvellement des langages scéniques et des rencontres avec les publics.

L’auteur a construit l’ouvrage en cinq parties, de manière très érudite et offre en guise d’introduction un bien intéressant Prélude à une non-histoire du théâtre où il met en lumière plusieurs paradoxes : le premier repose sur le fait que le théâtre est un art minoritaire si on le compare au cinéma et à la télévision tout en lui reconnaissant « une place éminente et incontournable dans le patrimoine culturel universel » ; le second est relatif à la naissance du théâtre qu’on associe, dans notre culture, à la Grèce du VIème siècle avant J.C passant sous silence l’existence de formes proto-dramatiques dans l’Égypte pharaonique, ainsi que chez les Babyloniens et dans les cités sumériennes et phéniciennes.

Roger Assaf

L’auteur poursuit sa mise en pièces d’une histoire du théâtre, qu’il qualifie d’impossible compte tenu du côté éphémère de la représentation théâtrale d’une part, du caractère religieux dont on caractérise la genèse théâtrale d’autre part. Pour lui, l’acte théâtral, par la manipulation de l’espace, est « un jeu, ce qu’elle propose est un simulacre » et « le théâtre se situe à distance de la religion, de l’histoire et de la réalité vécue. » Il évoque l’enfermement du théâtre dans sa culture classique le langage, sa forme mimétique et sa boîte à l’italienne, et montre l’importance de la découverte des théâtres d’Asie qui ont apporté « les langages du corps dans la représentation de l’imaginaire. » Ce sera l’axe qu’il prendra dans le second tome du Théâtre dans l’histoire. Par ailleurs c’est la remise en question de l’espace scénique par son éclatement qui a permis aux acteurs une plus grande liberté spatiale. Il cite l’apport des grands théoriciens qu’ont été Appia, Craig, Reinhardt et Meyerhold, dans la première partie du XXème siècle, qui ont permis un changement radical de la nature même de la création théâtrale.

Fort de ces réflexions sur l’évolution du théâtre comme préambule, Roger Assaf nous conduit dans une première partie sur Le temps des premières écritures à partir d’un tableau mettant en vis-à-vis les événements historiques et culturels à compter de 3700 avant J.C. et décline « La question du théâtre égyptien » puis « Les textes babyloniens. » Le débat sur l’existence d’un théâtre égyptien conduit à de sérieuses polémique et les fragments de livrets dramatiques retrouvés ne mettent en action que des figures divines. L’Épopée de Gilgamesh côté babylonien est le chef-d’œuvre d’une littérature transmise par la voix des aèdes, la figure du juste souffrant en devient le symbole. Dans les deux cas c’est le déchiffrement des écritures qui a ouvert l’accès à la connaissance de ces cultures, pour l’Égypte par Champollion qui déchiffre les hiéroglyphes, pour la Mésopotamie par Grotefend, un jeune professeur d’allemand qui permet le déchiffrement de l’écriture cunéiforme.

La seconde partie de l’ouvrage ouvre sur Le temps de la tragédie grecque, Roger Assaf y consacre cent trente pages, des prémisses au sein de la cité d’Athènes aux différents genres – lyrique, théâtral et poétique. « Dès la naissance du théâtre en Grèce, c’est la cité qui lui donne sa raison d’être, et la démocratie sa signification et sa finalité » écrit-il. Il parle ensuite de la notion de représentation, du rejet de la mimesis cette imitation de la réalité, et de la structure de la tragédie avec le chœur composé de simples citoyens au départ amateurs, de la profession d’acteur masqué et monté sur cothurne, de l’amphithéâtre grec dont Épidaure reste la plus belle trace. Il nous fait ensuite pénétrer de manière très approfondie dans les univers et pièces des trois grands tragiques grecs, Eschyle, Sophocle et Euripide qui déclinent les notions de justice et de guerre, de destin et de malédiction pour le premier ; de recherche d’harmonie et de rayonnement chez le second, qui mène pourtant dans ses textes au paradoxe du « suicide d’Ajax, de l’emmurement d’Antigone et de l’obstination d’Œdipe » ; d’innovation théâtrale et de textes qu’il classe en tragédies de l’amour, de la guerre, du déclin et de l’exil pour le troisième.

Après la tragédie, Roger Assaf se penche sur La comédie grecque, à travers la comédie attique ancienne qui a pour source les jeux et fêtes populaires. Suit la période de la comédie moyenne au cours de la première moitié du IVème siècle avant J.C. qui simplifie les choses – moins de personnages, scénographie allégée – et de la comédie nouvelle. Il pose la question du théâtre politique à travers Aristophane sur lequel il s’arrête longuement, développant sa faculté d’invention comique qu’il qualifie de rabelaisienne et sa grande liberté d’expression. Il en décline les pièces les unes après les autres – pour exemple L’Assemblée des femmes dans laquelle les femmes prennent le pouvoir et changent radicalement les lois.

Une quatrième partie d’à peine une dizaine de pages nous fait entrer dans La philosophie grecque du théâtre, rappelant Platon et Aristote et analysant les notions de mimesis et de catharsis. La cinquième partie se consacre au Théâtre à Rome, avec les premiers jeux scéniques, la comédie latine, les différentes formes et genres, et les différents auteurs : Plaute, le maître du plagiat et génie créateur ; Térence, né à Carthage et probablement d’origine berbère, affranchi à seize ans et qui s’est imprégné de philosophie et de littérature grecques pour écrire ses comédies ; le philosophe stoïcien et homme d’État Sénèque, né à Cordoue, dont le père, Sénèque l’Ancien était un écrivain renommé. Sénèque emprunte aux tragiques grecs qu’il ré-écrit, Euripide – entre autres Les Troyennes et Médée, Sophocle avec Œdipe, Eschyle avec Agamemnon.

Un index des noms des personnes et une sélection d’œuvres proposées par l’auteur ferment le livre de Roger Assaf qui établit une véritable recension des pièces traversées, au fil des époques. Il crée ainsi un ouvrage de références, utile à tous. Par ailleurs l’auteur a récemment traduit deux de ses pièces écrites à Beyrouth : La Porte de Fatima, en 2006 et Le Jardin de Sanayeh, en 1997 – publiées aux éditions « L’espace d’un instant » la première en 2023, la seconde en 2025. Il se penchera dans le tome 2 de ce « Théâtre dans l’histoire » sur Les théâtres d’Asie, courageusement publiés par les éditions Deuxième époque dirigées par Christophe Bara, avec le soutien de la région Occitanie. À suivre de près !

Brigitte Rémer, le 25 août 2025

Le Théâtre dans l’histoire – Tome 1- Les théâtres antiques, la scène entre les hommes et les dieux – texte de Roger Assaf, publié aux éditions Deuxième époque / Domaine Théâtre. (342 pages, 28 euros) – Photos : 1/ couverture Sarah Neuville, selon charte graphique Maud-Cécile Carette – 2/ Portrait de l’auteur publié dans l’ouvrage.

David Hockney 25

David Hockney 25 – Do remember they can’t cancel the spring. Rétrospective de l’œuvre de David Hockney à La Fondation Louis Vuitton – Suzanne Pagé, directrice artistique de la Fondation Louis Vuitton, commissaire générale – Sir Norman Rosenthal, commissaire invité – François Michaud, conservateur à la Fondation Louis Vuitton, commissaire associé, assisté par Magdalena Gemra – avec la collaboration de Jean-Pierre Gonçalves de Lima et de Jonathan Wilkinson, pour le studio David Hockney – Jusqu’au lundi 1er septembre 2025, nocturne le 29 août – Derniers jours.

27th March 2020, No. 1 – (1)

C’est une exposition de grande envergure qui est présentée à la Fondation Vuitton depuis le printemps dernier et qui ferme ses portes dans une douzaine de jours. Plus de quatre cents tableaux et installations sont ici montrés, émanant principalement de l’atelier de David Hockney et de sa fondation, des prêts de collections internationales, institutionnelles ou privées. Tous les espaces de la Fondation Vuitton sont investis par l’œuvre de l’artiste, réalisée de Bradford à Los Angeles, passant par Londres, Paris et la Normandie. L’œuvre est immense et David Hockney s’est lui-même beaucoup impliqué dans la réalisation de l’exposition, « la plus importante qu’il ait jamais eue » a-t-il commenté. Son œuvre est multiforme, c’est une véritable danse des couleurs.

Né en 1937 à Bradford, ville du textile, dans le Yorkshire de l’Ouest au Royaume-Uni, David Hockney se met à dessiner très tôt, intègre l’école d’art de sa ville dès l’âge de seize ans puis part étudier au Royal College of Art de Londres, à vingt-deux ans. Il découvre les musées et entre dans l’effervescence artistique du moment par le figuratif, qui ne le quittera pas. Il débute en 1955 comme dessinateur, à l’encre, au crayon et au fusain, peint ensuite à l’huile et à l’acrylique. Il a fait siennes aujourd’hui toutes les technologies et réalise des dessins photographiques, à l’ordinateur, sur iPhone et iPad, ainsi que des installations vidéo.

On entre dans l’œuvre par les quinze premières années de son travail, de 1950 à 1964, avec, ouvrant le parcours, le portrait de son père, austère et dans des tonalités sombres, Portrait of My Father, (1955). Très tôt, dans les années 60, David Hockney révèle son homosexualité et joue avec les interdits, se plongeant dans la lecture des poètes, notamment Walt Whitman et Constantin Cavafy. C’est une époque où il voyage beaucoup et rencontre de nombreux artistes – Florence, Rome, Berlin, l’Égypte, New-York, il nourrit ainsi son œuvre. « Mon art doit rendre compte de la beauté du monde » dit-il.

Représenté par la Kasmin Gallery, David Hockney s’installe à Los Angeles en 1964. Il travaille sur le thème de la piscine qu’il affectionne particulièrement et qu’il développe avec A Bigger Splash, (1967) une acrylique sur toile, ainsi que Portrait of An Artist (Pool with Two Figures), piscine avec deux personnages, où apparaît le thème du double qu’il reprendra à différentes reprises. Il s’installe ensuite à Paris, en 1973 où il reste cinq ans et où il rencontre là encore, beaucoup d’artistes. Il expose au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris et au Musée des Arts Décoratifs, avant de retourner à Los Angeles, en 1978.

Portrait of My Father – (2)

C’est aux États-Unis que David Hockney peint de grands paysages qui transforment son regard, entre 1980 et 1990. Il remporte un vif succès et acquiert une reconnaissance internationale en 1988, par la rétrospective qui lui est consacrée au Los Angeles County Museum of Art, présentée ensuite au Metropolitan Museum of Art (le MET) de New-York puis à la Tate Gallery de Londres. Ainsi Le Nichols Canyon ou encore les soixante panneaux peints du Bigger Grand Canyon plus tard, en 1998, une fresque de sept mètres de large composée de soixante toiles assemblées. À partir de 1990 il navigue entre Los Angeles et Bradford où il se plaît à retourner et s’y installe en 1999, à la mort de sa mère à laquelle il était très attaché. Là il cherche, à travers diverses techniques, à transcender les paysages et à témoigner de l’intime. Il décline les saisons dans toutes leurs variations, travaille en extérieur, comme les Impressionnistes, dans un retour aux techniques traditionnelles du fusain, de l’aquarelle, de l’huile tout en introduisant dans son travail la photographie et l’informatique.

Portrait of an Artist (Pool with Two Figures) – (3)

La chronologie s’interrompt, l’exposition nous entraine ensuite au cœur des vingt-cinq dernières années du travail de l’artiste, c’est une volonté de David Hockney de placer le visiteur face au présent ou au passé proche de son parcours et de l’œuvre, à travers la Californie, Londres, le Yorkshire de son enfance et la Normandie où il vit de 2019 à 2023. Il y est aux aguets des saisons et contemple les arbres fruitiers du jardin, les clos normands. À travers vingt-quatre dessins à l’encre il raconte cet environnement quotidien. À compter de 2009, l’artiste introduit dans son travail, au-delà des techniques traditionnelles, l’ordinateur, l’IPhone et l’IPad. Ainsi, dans ses peintures sur IPad, il montre la floraison d’un cerisier. « Il y a un grand cerisier dans le jardin. Je pourrais le suivre depuis les premiers bourgeons jusqu’aux fruits. C’est le sujet le plus excitant que je connaisse, de l’arbre nu à l’arbre chargé des fruits » dit-il. Il travaille le portrait par la technique du dédoublement, et conçoit aussi des portraits de fleurs. Il joue avec les échelles, sur les écrans et dans son œuvre.

Plus loin dans l’exposition on se trouve face au Great Wall, né à partir des années 2000 et qui, au fil de ses recherches se transforme en histoire de la peinture, du XVème siècle à aujourd’hui à partir de photocopies laser couleurs. Il établit cette chronologie du portrait occidental couvrant huit siècles de peinture. Le dialogue avec les peintres a toujours été au cœur de ses préoccupations et de sa démarche, les anciens comme les contemporains, c’est ce qu’on peut voir sur ce mur d’images allant de Fra Angelico à Picasso, en passant par Van Gogh.

Dans une autre galerie de la Fondation on arrive dans une salle de danse et de musique dans laquelle un miroir renvoie une vidéo de danseurs, parallèlement à dix-huit écrans juxtaposés montrant un paysage diffracté, au regard décalé. Puis on entre dans l’univers de l’opéra pour lequel se passionne David Hockney et qui prête à la présentation de ses dessins et décors, dans la galerie monumentale de la Fondation Vuitton, avec entre autres The Rake’s Progress, de Stravinsky et La Flûte enchantée, présentés, le premier en 1975, le second en 1978, au Festival de Glyndebourne ainsi que son travail autour d’une soirée d’opéras français, au Metropolitan Opera de New-York en 1981 avec Parade, de Satie, Les Mamelles de Tirésias de Poulenc et L’Enfant et les Sortilèges de Ravel. Les lumières contribuent à la mise en valeur de l’œuvre.

Hockney Paints the Stage (4)

Les dernières créations de David Hockney, After Munch : Less Is Known Than People Think, inspiré du peintre norvégien, auteur du Cri et After Blake : Less Is Known Than People Think à partir des dessins de Blake pour la Divine Comédie de Dante ferment le parcours, dans la dernière galerie de la Fondation

Chaque galerie traversée, chaque époque, chaque technique mobilisée ouvre sur une construction du tableau et une multiplicité de couleurs, emblématiques de l’artiste. Bigger Trees Near Warter or/ou Peinture sur le motif pour le nouvel âge post-photographique, fresque monumentale réalisée en 2007 en est un exemple éblouissant avec ses arbres bien alignés bien coiffés, aux multiples couleurs, derrière lesquels deux petites maisons du Yorkshire aux toits bleu et vert émergent. « D’une certaine manière, ces peintures du Yorkshire sont nées de l’idée des grands espaces américains » révèle l’artiste.

L’univers pictural de David Hockney a toujours été mû par la recherche de la figure humaine, principalement à travers la figure de ses proches, amant, amis, famille, mais aussi à travers ses autoportraits – dont un certain nombre sont montrés dans l’exposition, passant de l’introspection à l’éclosion des couleurs. Ses paysages flamboyants, son obsession pour les fleurs, ses références à d’autres artistes peintres à travers les siècles sont déclinés avec beaucoup de finesse et d’intelligence dans le parcours proposé, par la relation entre les thèmes et les couleurs mise en exergue par l’artiste dans son dialogue avec les équipes de la Fondation Vuitton et la Commissaire d’exposition, Suzanne Pagé, qu’il faut saluer.

 Brigitte Rémer, le 12 août 2025

Visuels : (1) David Hockney, 27th March 2020, No. 1 – iPad painting printed on paper, mounted on 5 panels Exhibition Proof 2 – 364.09 x 521.4 cm (143.343 x 205.276 Inches) © David Hockney – (2) David Hockney, Portrait of My Father 1955 – Oil on canvas – 50.8 x 40.6 cm (20 x 16 Inches) © David Hockney – Photo Credit: Richard Schmidt – The David Hockney Foundation – (3) David Hockney, Portrait of an Artist (Pool with Two Figures), 1972 – Acrylic on canvas – 213.36 x 304.8 cm (84 x 120 Inches) © David Hockney – Photo Credit: Art Gallery of New South Wales / Jenni Carter – (4) Hockney Paints the Stage, 2025 – Création de David Hockney & Lightroom – Conception 59 Productions – Vue d’installation de l’exposition David Hockney 25, galerie 10, niveau 2, salle Hockney peint l’opéra, exposition présentée du 9 avril au 31 août 2025 à la Fondation Louis Vuitton, Paris © David Hockney © Fondation Louis Vuitton / Marc Domage – (5) David Hockney, Bigger Trees near Warter or/ou Peinture sur le Motif pour le Nouvel Age Post-Photographique, 2007 – Huile sur 50 toiles (36 x 48″ chacune) 457,2 x 1219,2 cm (180 x 480 pouces) © David Hockney – Crédit photo : Prudence Cuming Associates Tate, Royaume-Uni.

Bigger Trees near Warter  – (5)

Rétrospective David Hockney 25 – Do remember they can’t cancel the spring : Commissariat Suzanne Pagé, directrice artistique de la Fondation Louis Vuitton et commissaire générale – Sir Norman Rosenthal, commissaire invité – François Michaud, conservateur à la Fondation Louis Vuitton, commissaire associé, assisté par Magdalena Gemra – Avec la collaboration de Jean-Pierre Gonçalves de Lima et de Jonathan Wilkinson, pour le studio David Hockney – Catalogue de l’exposition : David Hockney, réalisé par Norman Rosenthal pour les éditions Thames Hudson Gb et Fondation Louis Vuitton (49,90 euros).

Fondation Louis Vuitton, prolongée jusqu’au lundi 1er septembre.  Lundi, mercredi et jeudi de 11h à 20h, vendredi de 11h à 21h, samedi et dimanche de 10h à 20h (fermeture le mardi) – Nocturne le vendredi 29 août 2025 – 8, avenue du Mahatma Gandhi, Bois de Boulogne, 75116 Paris – métro : ligne 1, station Les Sablons, sortie Fondation Louis Vuitton – navette de la Fondation : départ toutes les 20 minutes de la place Charles-de-Gaulle Étoile – tél. : +33 (0) 1 40 69 96 00 – site : www.fondationlouisvuitton.fr

Le Théâtre palestinien et François Abou Salem

Texte de Najla Nakhlé-Cerruti, publié aux éditions Actes Sud-Papiers – Préface d’Olivier Py.

Actes Sud-Papiers a publié en juin dernier le texte de Najla Nakhlé-Cerruti sur Le Théâtre palestinien et François Abou Salem, juste remise sous les projecteurs du rôle tenu par cet auteur, acteur, metteur en scène et directeur de la troupe El-Hakawati puis du Théâtre National Palestinien/El-Hakawati, à Jérusalem-Est.

Elle retrace brièvement sa biographie avant d’analyser ce qui a sous-tendu sa démarche de création de la première troupe palestinienne, El-Hakawati. Né en 1951 à Provins, François Gaspar, devenu plus tard Abou Salem, est arrivé en Palestine à l’âge de trois ans, son père, de nationalité hongroise, médecin mais également poète, traducteur et photographe, étant nommé chirurgien des hôpitaux français de Jérusalem et Bethléem. Sa mère est peintre, sculptrice et scénographe. Élevé à Jérusalem-Est, François Abou Salem fait ses études secondaires chez les Jésuites de Beyrouth de 1964 à 1968, revient en France où il passe par l’école du Théâtre national de Strasbourg et le Théâtre du Soleil d’Ariane Mnouchkine, avant de repartir à Jérusalem-Est – que ses parents ont entretemps quitté pour raison d’instabilité politique, contrecoup de la Guerre des Six jours, en juin 1967, et de l’occupation israélienne -. Il commence à y travailler comme comédien et metteur en scène à partir de 1970, au moment où le pays est en pleine dépression et que certains écrivains, comme le grand dramaturge syrien Saadallah Wannous en perdent la parole et l’envie d’écrire. Il devient François Abou Salem, scellant ainsi son destin à celui de son pays d’accueil, la Palestine. Il mettra fin à ses jours en 2011, à Ramallah.

Najla Nakhlé-Cerruti est chercheuse, agrégée d’arabe, chargée de recherche au CNRS et actuellement à l’Institut Français du Proche-Orient où elle dirige l’antenne d’Amman, en Jordanie. Elle a publié en 2022 La Palestine sur scène. Une expérience théâtrale palestinienne de la décennie 2006-2016 et a puisé, pour cette nouvelle recherche, dans les archives de François Abou Salem, précieusement gardées par Amer Khalil au Théâtre national Palestinien/El-Hakawati qu’il dirige, poursuivant le combat pour que le théâtre vive, en Palestine. L’ouvrage est construit en quatre parties, un cahier de photographies est inséré au centre, une carte des lieux évoqués et des repères biographiques se trouvent en final. Olivier Py l’a préfacé. « Le théâtre est la salle d’attente du devenir politique, ce qui ne peut pas être – et pourtant ne saurait mourir – a pour lieu d’existence le théâtre. Il est alors plus nécessaire que tout, il fonde l’avenir, il nie l’impossible, il devient une Espérance. Un homme seul a tenté cela : donner lieu à l’espérance palestinienne par le théâtre », bel hommage rendu à François Abou Salem.

Dans la première partie du livre, Najla Nakhlé-Cerruti présente François Abou Salem et les débuts du Théâtre Palestinien : des troupes amatrices à l’institution, montrant ses tentatives de réalisation de film dans un premier temps, dans un pays sans production et sous contrôle israélien. Contraint de renoncer, il se dirige vers le théâtre en s’entourant de jeunes, passionnés mais assez inexpérimentés, pour former la troupe des Ballons. De fait il structure la troupe et apparaît très vite comme la figure fédératrice du groupe, donnant le coup d’envoi à une réelle dynamique autour de la création théâtrale. Certains fondent ensuite leurs propres troupes par scissiparité, les groupes se décomposent et recomposent dans une certaine effervescence de la création théâtrale. C’est à ce moment-là que François Abou Salem co-fonde avec sa compagne américano-israélienne, Jackie Lubeck, une nouvelle troupe, El-Hakawati, en 1977, s’entourant d’un groupe d’étudiants palestiniens de l’Université hébraïque – Hakawati faisant référence au conteur populaire et affirmant par-là l’identité arabe du théâtre, loin des modèles français. D’emblée il développe la dimension collective de la pratique théâtrale, et présente les spectacles dans les villages les plus reculés du pays – entre autres en 1980 Maḥǧūb Maḥǧūb, métaphore de la société palestinienne. En 1984 la troupe prépare L’Histoire de l’œil et de la dent et s’installe dans un cinéma désaffecté, Al-Nuzha, au coeur de Jérusalem-Est, soutenu financièrement par des fondations dont la Ford Foundation, des institutions locales et des particuliers.

Dans la seconde partie du livre, Le parti pris esthétique au profit des territoires palestinien, Najla Nakhlé-Cerruti refait le parcours des spectacles présentés par François Abou Salem avant même la création de la troupe, comme par exemple en 1971 la pièce Une tranche de vie, et en 1972 L’Obscurité, textes porteurs de revendications au plan social, politique et des identités. Elle met l’accent sur ses innovations et recherches de nouveaux langages scéniques nés de l’improvisation, de la création collective, de l’ouverture à la danse, du travail sur le conteur. François Abou Salem se démarque du modèle européen, travaille sur la langue et l’écriture, montrant la difficulté d’une société où se côtoient divers registres de langue. Il s’appuie sur la littérature orale arabe, les proverbes, le chant et la musique et monte Ali le Galilée en 1982 et Les Mille et une nuits d’un lanceur de pierres, en 1983, renvoyant sa réflexion autour des identités. L’auteure évoque les différentes tournées d’El-Kakawati qui éloignent la troupe de Jérusalem au gré de ses moyens budgétaires et des Intifadas, ces périodes de violence israélo-palestinienne – la première de 1987 à 1993, la seconde de septembre 2000 à février 2005. Elle développe aussi l’objectif de François Abou Salem de former les jeunes générations à la pratique théâtrale et parle de la réception de ses pièces sur le public palestinien, et ailleurs. Et elle rappelle l’extrême difficulté pour El-Hakawati d’être programmé au Festival International de Théâtre de Nancy avec la pièce Au nom du père, de la mère et du fils – dans laquelle un fedaïs palestinien s’exprime sur son peuple et son combat politique – des actions de boycott étant organisés par les milieux israéliens. Le travail de François Abou Salem est pourtant repéré et trouve un bel écho dans le monde arabe et la troupe s’inscrit dans un réseau mondial de théâtres engagés.

La troisième partie : Le Théâtre palestinien de François Abou Salem en exil parle des dissensions qui se font jour au sein de la troupe et de l’obligation de recomposer le groupe. Pendant une tournée à l’étranger le conseil d’administration du lieu se réunit à Jérusalem-Est et décide de transformer son théâtre en Théâtre National Palestinien ce qui réduit considérablement la marge de manoeuvre de la troupe et ressemble à une dépossession du projet et du lieu bâtis par François Abou Salem. Il rebaptise la troupe Théâtre National Palestinien/El-Hakawati et décide, en 1990, après trente ans passés dans le pays, de quitter la Palestine. Il s’installe à Paris. La période est plutôt fructueuse en termes de rencontres avec d’autres artistes, dans les différents pays où se produit la troupe qui présente plusieurs spectacles dont À la recherche d’Omar Khayyam que François Abou Salem réécrit en prenant en compte le nouveau contexte de la Guerre du Golfe, et Rapport pour une nouvelle Académie à partir du texte de Kafka. Trois ans plus tard François Abou Salem se réinstalle en Palestine où il présente Jéricho, Année zéro, dans une polyphonie de voix et comme un recommencement après l’échec des Accords d’Oslo. Il monte une pièce quasi autobiographique, Motem, des textes d’une certaine violence comme Abou Ubu au marché des bouchers, adaptation d’Ubu Roi, et ce qui sera sa dernière pièce, Dans l’ombre du martyr où il évoque le suicide. Il se passionne pour les neuro sciences et tout ce qui parle du cerveau le captive. Mais petit à petit la solitude le cerne et il se donne la mort, en 2011. Le temps se suspend d’autant que la troupe est alors en France, présentant Antigone de Sophocle au Théâtre des Quartiers d’Ivry. Son assistant, Waseem Khayr, reprendra Dans l’ombre du martyr, mettant en scène son absence.

La quatrième partie du livre de Najla Nakhlé-Cerruti présente L’héritage de François Abou Salem et le Théâtre palestinien contemporain. Sont évoqués la diversité des lieux et l’adaptabilité nécessaire dans un pays où l’infrastructure n’existe pas, la création d’un collectif transnational en 2016, le travail d’acteurs seuls en scène au départ par manque de ressources mais aussi porteurs de leurs exils. Plusieurs noms d’auteurs palestiniens émergent comme Taher Najib, avec sa pièce À portée de crachat, Amer Hlehel avec Taha, ou encore le Théâtre Ashtar avec Les Monologues de Gaza. La jeunesse raconte ses histoires de guerre et de siège. Bashar Murkus qui vient de créer l’Ensemble Khashabi présente Le temps parallèle et D’autres lieux. Amer Khalil, directeur du Théâtre National Palestinien/El-Hakawati lui demande de mettre en scène un spectacle retrouvé dans les cartons de François Abou Salem et qu’il avait monté en 1993, La Conférence des oiseaux de Farid ud-Din Attar. La pièce est présentée en 2013 au Théâtre National Palestinien/El-Hakawati devant un nombreux public et marque comme une renaissance du lieu. Pour Najla Nakhlé-Cerruti, Bashar Murkus serait l’héritier naturel de François Abou Salem : « Par une diversité de styles et un travail sur la langue arabe destinée à la scène, son théâtre se veut capable de s’adresser aux communautés locales, comme le faisait François Abou Salem. » Connu des réseaux internationaux, Bashar Murkus a présenté plusieurs spectacles au Festival d’Avignon dont Le Musée en 2021, Milk en 2022 et cette année, en 2025, Yes, Daddy ! (cf. Ubiquité-Cultures du 29 juillet 2025).

Aujourd’hui, Amer Khalil continue à défendre l’action de François Abou Salem et du Théâtre National Palestinien/El-Hakawati, malgré toutes les embûches – le manque de moyens et des libertés, les interdictions israéliennes de tout rassemblement de plus de cinquante personnes etc. – À l’heure du génocide de Gaza et de la colonisation à outrance, il reste le gardien du temple de la création à Jérusalem-Est, où plane la figure de François Abou Salem et de tous les artistes qui ont participé à cette aventure, humaine et professionnelle et fait vivre le lieu. Il poursuit le combat. C’est ce que montre au fil des pages et de son enquête, Najla Nakhlé-Cerruti, reconstituant le parcours de l’auteur, acteur, metteur en scène et directeur de la troupe El-Hakawati qui a marqué le Théâtre National Palestinien de son empreinte et dont les jeunes créateurs ont repris le flambeau. Pour son travail, Najla Nakhlé-Cerruti a reçu le Prix du Meilleur livre sur le Théâtre attribué par le Syndicat de la critique Théâtre, Musique et Danse.

Brigitte Rémer, le 11 août 2025

Le Théâtre palestinien et François Abou Salem, de Najla Nakhlé-Cerruti est publié aux éditions Actes Sud-Papiers / collection Apprendre – Préface d’Olivier Py – (115 pages, 14 €) – Les visuels ci-dessus sont issus de l’ouvrage.

 

L’Arrière-pays

Territoires arabes en archipel : des traversées et des récits, à travers la collection du Centre national des Arts Plastiques, à l’Église des Célestins, Avignon – Commissaire d’exposition Pascale Cassagnau, conservatrice, responsable de la collection audiovisuel, vidéo et nouveaux médias au Cnap –  Dans le cadre du Festival d’Avignon.

© Christophe Raynaud de Lage

L’exposition rassemble des artistes issus de territoires en guerre ou qui témoignent d’espaces géopolitiques instables. À travers photographies et vidéos ils font récit de leurs déplacements et géographies, de leurs exils et migrations, travaillent sur l’Histoire ensevelie, la mémoire et la transmission, la quête d’un ailleurs. Leurs œuvres oscillent entre documentaire et fiction. Le titre de l’exposition, L’Arrière-pays, est emprunté au poète Yves Bonnefoy, titre éponyme d’un de ses ouvrages : « La forme trouble, irrégulière, mouvante, de l’arrière-pays, émerge, autrement qu’à la surface des choses et au tournant des routes… »

© Safia Benaïm, “La Fièvre”

Dans ce lieu majestueux qu’est l’Église des Célestins, bâtie au XIVème siècle sur la Place des Corps Saints à Avignon – désacralisée, classée au titre des Monuments Historiques et restaurée en 2019 – sont rassemblées les œuvres d’une douzaine d’artistes – Marwa Arsanios (Liban), Taysir Batniji (Palestine), Safia Benhaim (Maroc), Sirine Fattouh (Liban), Ghassan Halwani (Liban), Elika Hedayat (Iran), Bouchra Khalili (Maroc), Lamine Ammar Khodja (Algérie), Randa Maddah (Syrie), Randa Maroufi (Maroc), Mehdi Meddacci (Algérie), Dania Reymond (Algérie), Larissa Sansour (Palestine). Chacun(e) a tracé les limites de son arrière-pays, physique et/ou mental dans une vision diffractée par la brutalité de la réalité. Nous ne pouvons ci-dessous en présenter que quelques-uns, mais tous s’inscrivent dans cette démarche politique et poétique sur des supports diversifiés sur lesquels ils ont choisi de graver leur geste artistique.

Safia Benhaim artiste marocaine a tourné un film intitulé La Fièvre (2015) où elle met en vis-à-vis le réel et un conte fantastique. Elle croise ici le destin d’une petit fille prise de fièvre et qui traverse la ville, avec le retour d’une exilée politique dans son pays sous la forme d’un fantôme, comme une revenante, elle y mêle le présent et le passé. Avec Who is afraid of ideology ? (2017/2019) la cinéaste libanaise, Marwa Arsanios, se place au cœur du dispositif scénique et filme des groupes de femmes réfugiées en lutte au sein de communautés pour l’auto-appropriation de moyens de subsistance. Elle se pose des questions, à haute voix : que signifie être là ? Qu’est-ce qu’un lieu ? Dans Jeux d’enfants (2008) l’artiste iranienne Elika Hedayat a interrogé des membres de sa famille qu’elle a filmés, face caméra, sur les traumatismes laissés par le conflit Iran/Irak, de 1980 à 1988 et la manière dont on cherche à s’évader de la réalité par l’imaginaire et le rêve. Avec La Tempête (2016) Dania Reymond, artiste d’Algérie, médite sur le cinéma à partir de la reconstitution d’une première séance de cinéma dans la classe d’une école de village, pendant la guerre d’Algérie. Le film qu’elle montre parle de cinéma et de la cruauté de la réalité.

Larissa Sansour, “Nation Estate” © brigitte rémer

Avec Another night in Beyrouth (2019) l’artiste libanaise Sirine Fattouh a repris le thème de L’Homme au tambour qu’elle avait filmé une quinzaine d’années auparavant et qui invite au petit matin les habitants à se lever, manger et prier avant la nouvelle journée de jeûne. C’est désormais un vieil homme qui se déplace assis dans le coffre d’une mobylette.  Avec Demande à ton ombre (2012), Lamine Ammar Khodja, artiste algérien, parle de son retour en Algérie en 2011, huit ans après avoir quitté le pays au moment des fortes émeutes populaires des Printemps arabes. Il met ses pas dans ceux d’Aimé Césaire et écrit son retour au pays natal sous forme d’un film faits de collages et de fragments où son histoire croise la grande Histoire. Randa Maddah, artiste syrienne présente 4 fragments vidéo réalisés à différents moments dont le premier en 2012, Light Horizon, est une vidéo-performance tournée sur les ruines d’une maison dans le village d’Ain Fit, sur le plateau du Golan où elle est née. Elle interroge les représentations de la guerre, de la perte et de l’exil, de la révolte, de l’espoir et de la reconstruction.

Taysir Batniji “GH0809” © brigitte rémer

Deux artistes de Palestine sont présents à travers leurs oeuvres : Larissa Sansour avec Nation Estate (2012) réalise un film de science-fiction où les Palestiniens auraient un État auquel elle donne la forme d’un immense gratte-ciel qui contiendrait tout le peuple palestinien, qui vivrait sans guerre et dans l’opulence, le conte est cruel, la parabole tragique. Originaire de Gaza, Taysir Batniji avait cartographié avant la guerre en cours et le génocide, les miradors israéliens et les maisons détruites, et réalisé des séries sur un mode où l’ironie le dispute à l’absurde. Il présente ici deux séries de photographies : l’une, GH0809 (2010) – réalisée selon le principe de la création déléguée et selon un cahier des charges précis – est un polyptique à la manière des annonces d’une agence immobilière, mais ici les maisons sont effondrées, fracassées : « Al Shati – Camp de réfugié, 70 mètres de la mer, 200m2 sur 400m2 de terrain, au rez-de-chaussée, 3 chambres, un salon, cuisine, salle de bains, WC- au premier étage, 4 chambres, cuisine, salle de bains, WC, pour 12 personnes » ou encore : « Quartier de Al-Qirim, à l’Est de Jabalya, à 300 mètres de la route principale, 200m2, rez-de-chaussée, 3 entrées, 3 chambres, salon, cuisine, salle de bains, WC, terrasse façade Est, un étage, vide ou non fini, 150 m2 de jardin, lumineux, situé près des écoles et du puits du quartier, 6 personnes. » La seconde série s’intitule Miradors (2008), elle fut photographiée à sa demande, par un photographe seul autorisé à se rendre hors de Gaza. C’est un polyptique composé de photographies en noir et blanc qui fait l’inventaire des miradors israéliens en ruine, en Cisjordanie, à la manière de la photographie objectiviste allemande. Artiste multidisciplinaire, Taysir Batniji rend compte d’un vécu, de l’incertitude et de la fragilité, il s’est imprégné des courants avant-gardistes comme l’arte povera ou Fluxus et avait présenté en 2022 une remarquable rétrospective de son travail au Musée d’Art Contemporain du Val-de-Marne / le Mac Val sous le titre Quelques bribes arrachés au vide qui se creuse (cf. Ubiquité Culture(s) du 3 janvier 2022). « Ma volonté de témoigner naît souvent d’un besoin, d’un geste proche de la survie » dit-il.

Inscrite dans la thématique principale du Festival d’Avignon, l’exposition L’Arrière-pays nous place au cœur des conflits du Proche et du Moyen-Orient où les artistes, souvent exilés et solidaires font parler leurs pays et par le regard, leurs émotions et réflexions. Avec grands et petits écrans, casques et chaises longues, l’exposition propose un parcours aéré et silencieux plein des fureurs du monde, où les notions de temps et d’espace se perdent. Selon le poète, L’Arrière-pays est ce lieu où « l’invisible et le proche se confondent » comme le montrent les œuvres de ces artistes en quête de vérité, d’espaces et de sens.

Brigitte Rémer, le 4 août 2025

Taysir Batniji “Miradors” © brigitte rémer

Artistes : Marwa Arsanios (Liban), Taysir Batniji (Palestine), Safia Benhaim (Maroc), Sirine Fattouh (Liban), Ghassan Halwani (Liban), Elika Hedayat (Iran), Bouchra Khalili (Maroc), Lamine Ammar Khodja (Algérie), Randa Maddah (Syrie), Randa Maroufi (Maroc), Mehdi Meddacci (Algérie), Dania Reymond (Algérie), Larissa Sansour (Palestine) – Coproduction Centre national des Arts Plastiques (Cnap), Mairie d’Avignon, Festival d’Avignon – Exposition Avignon Terre de Culture 2025 –

Du 3 juillet au 31 août 2025, de 11hà 13h et de 14h à 19h à l’Église ses Célestins / Musée des curiosités, Avignon, dans le cadre du Festival d’Avignon.

Mon père, cet arabe

Texte et jeu Linda Chaïb – mise en scène Kheireddine Lardjam, compagnie El Ajouad/ Les Généreux – spectacle présenté à Artéphile, bulle de création contemporaine, dans le cadre du Festival Avignon off.

© Cie El Ajouad

Dans sa note d’intention Linda Chaïb livre la raison pour laquelle elle a écrit ce texte : « Je parle après la mort de mon père. Longtemps après sa mort. Avant ce n’était pas possible. Mon père est mort de l’amiante. Après sa disparition, ma mère m’a demandé d’intenter un procès. Elle m’a donné une valise, et je ne l’ai pas ouverte pendant des années… Alors j’écris ces mots qui disent mon père. Ces mots, c’est le procès que je n’ai pas fait. »

Formée à l’École d’Antoine Vitez et Jean-Marie Winling, Linda Chaïb a pour territoire les mots des autres. Aujourd’hui ce sont les siens qu’elle expose, dans la complexité familiale et l’injustice sociétale et sociale dans laquelle son père était enfermé. Nous sommes au coeur du sujet qu’elle développe dans le spectacle, avec une grande finesse et sensibilité, de l’humour parfois. Son texte est un trésor, son interprétation d’une grande justesse, il va droit au cœur.

© Cie El Ajouad

Comme tant d’autre, son père venait « de l’autre côté de la mer, de l’Algérie, le plus grand pays d’Afrique. » On leur faisait comprendre à tous, travailleurs immigrés, qu’ils ne valaient rien, même au petit comptoir du café où il aimait aller et où on détournait la tête. Au centre de la scène une robe pharaonique, peut-être la gandoura du père qui impose le respect et impressionne, une présence. Un instant elle prend place dans ce vêtement intimidant et solennel, rassemble ses forces et se jette dans le récit.

L’actrice débute toute petite, toute rétrécie – pourtant « plus forte qu’une bombe atomique » dans sa détermination – en racontant son expérience de secrétaire. « Quand le patron il parle, il dit qu’il n’a pas le temps… » Elle évoque en même temps son amour du théâtre et va fréquemment voir et revoir des pièces. « Le théâtre, des fois, ça dérange un peu beaucoup ! » dit-elle. Elle devient obsessionnelle du théâtre. Elle passe un imperméable et prend son petit sac pour un entretien d’embauche, son plus grand rôle. Dans la composition obligatoire pour décrocher un poste, à peine se reconnaît-elle dans le miroir. Elle ne se ressemble guère…

Défilent la vie par flashback et les anecdotes de l’enfance et du parcours dans lequel son père est le protagoniste et la star. « J’aimerais revenir à avant… » dit-elle. La mémoire affleure, puis déborde. Visite chez le médecin avec lui, un médecin à la voix forte et verticale qui crie, comme s’il était sourd. « Mon père parlait si bien le français… » dit-elle avec tendresse. « Le médecin voyait l’arabe, moi je voyais mon père » poursuit-elle d’une voix qui flanche. Au fond de la valise qu’elle entrouvre après beaucoup d’années, elle tombe sur une étroite bande de papier, un bulletin de paye. « La somme écrite au bas de ce bout de rien, comme si elle avait honte d’être là, m’a bouleversée, une misère. Mon père valait une misère… »

© Cie El Ajouad

Elle raconte la sortie à la Foire du Trône en famille, « le souvenir de ce jour unique me revient. » une grande roue impressionnante, neuf enfants, un tour de manège chacun ! au retour onze tickets d’autobus, la rectitude à outrance et la morale du père. Puis elle parle de son sourire, lui, robuste, sa mère, fragile, à qui les enfants parlaient en verlan pour la fâcher. Elle lâche le mot qui sème la terreur dans sa vie et dans leur vie familiale, « l’amiante qui lui a fait mal partout », elle évoque ce besoin de le rassurer. Autour, personne ne voulait voir. Dégage ! lui a-t-on dit parfois.

« J’ai de la colère » dit-elle avec maîtrise et chagrin. Elle parle des cinq filles de la maison et de la volonté aigüe qu’il avait de leur réussite, il fallait à toutes forces qu’elles réussissent mieux que lui. Et l’actrice revoit son père en colère et qu’elle imite, essayant de rétablir l’ordre à la maison et disant : « Les filles… elles ne veulent pas dormir », alors les coups tombaient, la punition. Elle parle de leur métamorphose, passant de la gandoura à la tenue de soirée et de Cosette à Cendrillon. « Une fille ça sort pas ! » disait-il, signe du fossé culturel entre les générations. Le père était un homme discret, la dignité en bandoulière. À la question du pourquoi quand elle était désarçonnée de tant de discipline, il répondait : « C’est comme ça… ! Arrête de poser des questions… On n’est pas chez nous… » Et sa fille de demander : « Mais c’est où chez nous ? » Une phrase-clé.

© Cie El Ajouad

Et l’actrice relate la litanie des insultes entendues, qui dépassent les bords de sa page : « sauvage, melon, crouille, bicot… ! Retourne chez toi ! » toutes les horreurs du monde, ainsi que des bribes d’absurdités lâchées et qui tournent encore dans sa tête : « Chez vous, on n’aime pas ! » et son commentaire : « Bien sûr on n’aime pas, c’est pas dans nos gènes ! » réplique-t-elle avec provocation… « On nous l’a tellement dit qu’on a fini par le croire » ajoute-t-elle.

D’autres séquences lui reviennent comme les devoirs à la maison faits avec son frère, leur père les voyant papillonner leur demandant : « Pourquoi tu t’arrêtes ? Tu vas gâcher du papier… » ou encore comme ce jour où la religion s’est invitée dans la conversation, elle lui disant : « Pardon papa mais je ne crois pas en Dieu. » Lui, horrifié, elle le calmant et le remerciant : « Merci papa, tu as fait tout ce qu’il fallait, tu n’es plus responsable de nous. » La musique monte, comme monte la colère face à la somme des humiliations reçues. Et quand il s’éteint, rongé par la maladie de l’amiante, la question de l’absurdité qui se profile avec l’absence : « Elle va où la mort, maman ? »

Avec Mon père, cet arabe Linda Chaïb écrit et interprète cette magnifique lettre au père, hommage lumineux sur fond d’injustice et de chagrin, de portée universelle. « Il s’est endormi, il m’a échappé » dit-elle encore, admirative de lui. Précise et sobre, la mise en scène est signée Kheireddine Lardjam, fondateur à Oran en 1998 de la compagnie El Ajouad / Les Généreux – d’après le titre d’une pièce d’Abdelkader Alloula, dramaturge assassiné en Algérie, dont il a monté plusieurs pièces – et qui se consacre à la découverte et à la diffusion d’œuvres d’auteurs(e) contemporain(e)s arabes.

« Un jour je porterai mon père à bout de bras. Mon visage est effacé par les larmes… Je suis l’enfant de mon père. Je viens d’Algérie » affirme Linda Chaïb comme un manifeste et la reconnaissance d’une identité qu’elle défend avec fierté. Il y a beaucoup de modestie, de force et d’humanité dans cette traversée fine et bien réelle sur l’immigration et le racisme.  À voir, absolument.

Brigitte Rémer, le 3 août 2025

Texte et interprétation Linda Chaïb – mise en scène Kheireddine Lardjam – lumière Manu Cottin – son Thibaut Champagne – costumes : Florence Jeunet – chargée de production Marion Galon Administration de production Célia Kwasniewski.

Du 5 au 26 juillet 2025 à 17h05 – à Artéphile, bulle de création contemporaine – 7 rue du Bourg Neuf, Avignon – Relâche les dimanches 6, 13 et 20 juillet – dans le cadre du Festival Avignon off – site : www.lastradaetcompagnies.com

Confession publique

Conception, mise en scène et chorégraphie Mélanie Demers – interprétation Angélique Willkie avec la participation d’Anne-Marie Jourdenais, au CDCN Les Hivernales d’Avignon, dans le cadre du Festival Avignon off.

© Chloé Pluquet

Le spectacle débute sur une partition endiablée pour percussions, avec ses instruments – caisse claire, grosse caisse et autres cymbales – posés sur une table côté jardin. La musicienne frappe fort et donne rythmes et roulements.

Le son enfle comme les gestes, en un crescendo où la danseuse – qui est aussi la percussionniste, (Angélique Willkie) distribue déjà toute son énergie, menant le public à la baguette. Les splendides vases chinois qui l’entourent sont éloignés un à un, pour éviter le pire. Une ombre glisse pour les déplacer, ombre-témoin ou gardienne, ou encore son double et qui l’accompagne tout au long du spectacle (Anne-Marie Jourdenais).

Après les vases on retire les instruments, et la déesse aux percussions prend son temps pour se préparer, tel un sportif, après avoir ôté tous ses bijoux. Elle porte une tunique blanche. Elle ouvre le récit, petit à petit et lance le micro autour d’elle comme un lasso, devenant amazone. « Il était une fois… » son double, valet muet, est assis sur un banc côté cour, portant une casquette. Au début le texte est en anglais, sans traduction, on y va à tâtons.

© Chloé Pluquet

Sur une bande son attentive et intense la danseuse se dépouille de ses différentes couches de vêtements. Elle est nue et chante une berceuse, puis s’allonge prête pour le sacrifice et se pétrit comme on pétrit la terre, se balance et tangue comme la mer. Son ange gardien la recouvre d’une couverture.

On dirait, quand elle se relève, qu’elle renaît. Un cercle de lumière la guide. Du vase chinois elle sort des pages qu’elle effeuille et qu’elle lit, en français. « Je suis ça ! » dit-elle, scandant les mots. Et le texte évoque les tragédies de la femme et tragédies humaines : avortement, prostitution, soins palliatifs. « Je préférerais être ailleurs » poursuit-elle.

De dos, assise sur la table, elle écoute le bruit de la vaisselle qui se casse. Son ombre porte une casquette d’officier russe, bruits de bottes pas loin. Plus tard il/elle prendra des notes. On l’habille comme une enfant ou comme une malade ayant perdu tête et mobilité. Le texte enregistré dans une langue inconnue dérape dans les aigus du bord de la folie, rappelant Antonin Artaud dans ses délires et imprécations. L’effondrement est proche.

© Chloé Pluquet

Le dévoilement la conduit à s’absenter d’elle-même. Assise dans une fourrure, elle en état de sidération, se place devant le micro mais ne dit mot, comme frappée de mutisme. « Once upon a time… » revient dans la bande-son et la déborde jusqu’à ce que la parole lui revienne, non maîtrisée, sur un corps éteint. Elle s’est retirée du monde, tente de parler sans articuler, sans voix. Sa descente aux enfers se termine devant les percussions dans lesquelles elle excellait au début du spectacle.

Réalisé avec une grande précision et magnifiquement porté par Angélique Willkie, danseuse-performeuse, Confession publique dessine un parcours de vie entre poésie et tragédie. L’ombre et la lumière qui cernent la scène et la protagoniste, ponctuent ses reliefs intérieurs et extérieurs avec sensibilité (lumières de Claire Seyller). Le spectacle est d’une facture précise et rigoureuse, tant dans la scénographie qui travaille les pleins et les déliés (Odile Gamache) que dans la dramaturgie musicale (écrite par Frannie Holder, compositrice, chanteuse et multi-instrumentiste) émettrice de signes forts au cœur des fêlures, de l’introspection et des aveux.

© Chloé Pluquet

Angélique Willkie qui dégage une puissante force magnétique a été formée à l’École du Toronto Dance Theatre, avant de passer une vingtaine d’années en Europe où elle a notamment travaillé en Belgique avec Alain Platel et Sidi Larbi Cherkaoui des Ballets C de la B, la compagnie Karin Vyncke ainsi que la Needcompany de Jan Lauwers. Elle a aussi beaucoup travaillé la voix et collaboré avec Zap Mama, dEUS, DAAU et Zita Swoon Group. Récemment établie à Montréal elle y a rencontré Mélanie Demers, chorégraphe et artiste multidisciplinaire, qui a fondé à Montréal sa compagnie, Mayday, en 2007, Mayday étant le signal de détresse émis par un avion ou un bateau selon l’usage radio-téléphonique en vigueur. La chorégraphe cherche entre le théâtre et la danse, ses spectacles ont souvent été primées.

Confession publique repose sur la complicité qui s’est tissée entre ces deux femmes-artistes qui poussent le curseur du corps et de la pudeur assez loin et sans concession, par lambeaux de vie. Une génération les sépare, elles jouent de cet écart et livrent une chorégraphie coup de poing sur le ton de la confidence et de la révélation. Angélique Willkie a reçu le Prix interprétation lors des Prix de la danse de Montréal en 2022 – catégorie interprète et Mélanie Demers le Prix de la Meilleure oeuvre chorégraphique de la saison artistique, attribué par le Conseil des arts et des lettres du Québec (CALQ) la même année. Elles proposent, sur ce territoire du corps vulnérable un parcours sensible et engagé.

Brigitte Rémer, le 1er août 2025

© Chloé Pluquet

Conception, mise en scène et chorégraphie Mélanie Demers – interprétation Angélique Willkie, avec la participation d’Anne-Marie Jourdenais – direction des répétitions Anne-Marie Jourdenais – dramaturgie Angélique Willkie – musique originale Frannie Holder – musique additionnelle extrait de The Fairy Queen, composé par Henry Purcell et chanté par Angélique Willkie – scénographie Odile Gamache – lumière Claire Seyller – costumes Elen Ewing – direction technique et régie Hannah Kirby – direction de production Alec Arsenault – coproductions : La Chapelle Scènes Contemporaines, Montréal, Canada – Agora de la danse, Montréal, Canada – Centro per la Scena Contemporanea,Bassano del Grappa, Italie – Remerciements Éléonore Loiselle.

 Du 10 au 20 juillet 2025 (relâche le mardi), au CDCN Les Hivernales, 18 rue Guillaume Puy, Avignon – tél. : 04 90 82 33 12 – site : www.hivernales-avignon.com

 معاً  / Ensemble – La langue arabe au Festival d’Avignon 2025

La 79ème édition du Festival d’Avignon a mis à l’honneur la langue arabe. Ensemble, معاً est sa devise. De nombreux débats ont été proposés dans ce cadre, au Cloître Saint-Louis, quartier général du Festival, notamment autour du Café des idées et en collaboration avec l’Agence nationale de la recherche. Nous en rapportons quelques traces.

Nabil Wakim, journaliste et réalisateur

Comment j’ai perdu ma langue (1), avec Nabil Wakim, en partenariat avec l’Institut du Monde Arabe. Journaliste et réalisateur du film Mauvaise langue, né à Beyrouth, il a quatre ans quand sa famille s’installe en France et parle de sa honte d’abord de la langue arabe, ensuite de la honte ne pas parler sa langue maternelle. Il se souvient des comptines de sa grand-mère maternelle et des questions de l’autre grand-mère : « pourquoi tu ne parles pas ta langue ? » La langue est polymorphe. Il n’y a pas une mais des langues arabes, chaque pays a la sienne et l’arabe littéral ne se parle pas. Par ailleurs il existe beaucoup de fantasmes et de nombreux amalgames autour de la langue arabe, autour du fondamentalisme et du terrorisme, de la religion et des dérives communautaires. La langue est une histoire intime et politique, dit Nabil Wakim.

Et il invite différentes personnes à apporter leurs témoignages. Ainsi Mariam, d’origine marocaine, à qui on parte arabe à la maison et qui répond en français mais qui se fait traiter de « fausse arabe » par les copines, ou Hasna qui parle du complexe de sa mère en France et du sien dans la petite ville marocaine d’où elle est issue et où elle se sent étrangère. Parmi les langues de l’immigration, turque, tamoul, serbo-croate et autres, l’arabe est la moins bien transmise, 3% seulement de lycées la proposent et certaines académies n’ont aucune proposition, les professeurs sont vacataires et 0,2% seulement des élèves l’apprennent. Les parents préfèrent diriger leurs enfants vers des cursus considérés comme plus utiles. Dans le public, le constat est le même : « on a tout fait pour nous détourner de nos langues maternelles » ou encore « je ne comprenais pas ce que disait ma mère. » L’arabe serait la langue de l’échec et le mot honte est revenu souvent. Alors, dans la quête de son identité et derrière cette fracture de la langue, comment se réapproprier sa culture d’origine ?

The Resistance Tour : comment les organisations culturelles publiques font-elles face à la montée des extrêmes ? (2) La discussion débute par une sorte d’état des lieux au niveau de l’Europe compte tenu de la montée des extrêmes droites dans un certain nombre de pays comme en Slovaquie et en Hongrie, en Serbie où le directeur du Festival international de théâtre de Belgrade/BITEF vient d’être remercié. La Déclaration de Bratislava a demandé un changement de la loi en termes de Culture et l’ouverture de l’espace. Tiago Rodrigues, metteur en scène et directeur du Festival, évoque les menaces face à la démocratie et à l’idée de service public et remet la démocratisation de la culture au centre. « La liberté est nécessaire pour que le débat existe, insiste-t-il, pour la diversité des combats, des stratégies et des projections dans l’avenir » dit-il.

Ahmer El Attar, auteur et metteur en scène égyptien

Ahmed El Attar, acteur, auteur et metteur en scène s’est formé entre l’Égypte et la France. Il dénonce l’occupation israélienne en même temps que le positionnement à l’extrême droite du Hamas et replace la Palestine dans son contexte historique. Pour lui, le geste artistique est en soi un acte de résistance, de même que toute tentative ou acte d’indépendance, dans un pays de gouvernance autoritaire où il faut apprendre à contourner la censure et à désamorcer les mécanismes d’autocensure. Il parle du festival qu’il a créé et dirige au Caire, D-Caf, plateforme internationale pour le jeune théâtre dont la 13ème édition se déroulera à l’automne prochain. Il tente, par la diversification de ses actions, de donner de l’espoir, des moyens et des outils aux jeunes créateurs de son pays, afin qu’ils créent des liens entre eux et cessent d’avoir envie de partir. En Égypte, plus de 60% de la population a moins de 22 ans rappelle-t-il. Il travaille sur la transmission et les résidences d’artistes, complémentairement aux textes qu’il écrit et met en scène. Pour lui Le geste artistique parle et doit rester humble, et il faut rassembler toujours plus de courage pour continuer à créer.

Après la modératrice, Ahmed El Attar, Hortense Archambault, Milo Rau, Argyro Chioti, Tiago Rodrigues

Argyro Chioti, auteure, metteuse en scène et directrice du Théâtre national de Grèce, à Athènes, parle des coupes sévères qu’ont subi les théâtres depuis la crise financière des années 2011/2012 et la montée de l’extrême-droite, rappelant le conservatisme lié notamment à la religion et à la société. En Grèce, dit-elle, « on ne touche pas à certains sujets et les polémiques se mettent sous le tapis. » Au regard de ces difficultés le théâtre privé s’est développé mais son ambition est de faire de l’argent et les esthétiques sont plus que discutables et souvent frappées d’homogénéité. Tous ces sujets questionnent sa pratique, à la recherche de façons de résister.

Hortense Archambault, directrice de la Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis / MC93 de Bobigny, anciennement codirectrice du Festival d’Avignon, avec Vincent Baudriller, dénonce la fragilisation du système des politiques publiques en France, et donne pour preuve la réforme de l’audiovisuel en cours et l’attaque en règle de certains lieux, qui au demeurant tentent de résister. Elle invite à fédérer les forces vives pour contrer l’extrême droite qui adore la simplification. Sa sphère d’intervention, le 93 est un poste d’observation de premier ordre. Pour elle la question du lien est une priorité car les discours de propagande parfois nous aveuglent.

Milo Rau, dramaturge et metteur en scène, directeur artistique du Wiener Festwochen à Vienne fait référence à L’Esthétique de la résistance, de Peter Weiss. Pour lui « la résistance n’a pas de forme, c’est la forme. Assez critique par rapport à l’Union Européenne il suggère de faire remonter les problèmes et d’ouvrir les débats. Il propose de préserver l’espace complexe de la dialectique et de défendre une rhétorique complexe, une poétique de la résistance. La solidarité entre institutions culturelles semble vitale et l’union, face à une extrême-droite qui se renforce, une priorité. Il faut une certaine radicalité pour créer. Tous les participants à la table ronde remarquent que quand la résistance s’organise, elle devient puissante et permet de dialoguer avec les élus locaux, de lutter contre la censure, de défendre des gestes artistiques forts, de construire des solidarités.

Conversation avec Leïla Slimani, (3) écrivaine, en partenariat avec La Nouvelle Revue Française, (Olivia Gesbert, rédactrice en chef) suivie d’un échange avec le public. « Je ne parle pas la langue arabe et cela aussi c’est le produit d’une histoire » annonce Leila Slimani. Elle parle de la complexité par la multiplicité des langues arabes : langue littérale la littéraire, langue du Coran, langue de chaque pays concerné, langues vernaculaires comme l’amazigh. Elle a fait ses études à l’école française de Rabat et vient de publier le dernier opus de sa trilogie sur le Maroc, J’emporterai le feu, après les deux premiers, Le Pays des autres et Regardez-nous danser. Chanson douce, son second roman, publié en 2016 et qui a remporté cette année-là le Prix Goncourt l’a fait connaître. Elle évoque la publication de son récit autobiographique, Le Parfum des fleurs la nuit, en 2021, où elle parle d’un lourd traumatisme familial quand son père a perdu un temps son statut, dans un imbroglio politico-financier, avant d’être blanchi quelques années plus tard, de manière posthume. Elle avait ouvert en parallèle une réflexion sur la création et l’écriture, et a signé en 2023 un essai, Sexe et Mensonge.

Leïla Slimani, écrivaine (à gauche) et Olivia Gesbert

De parents francophiles et francophones Leila Slimani fait un pont sur ses différents parcours et ses interrogations, elle se qualifie « d’analphabète bilingue. » Elle témoigne avec beaucoup de simplicité de son rapport à la langue arabe, à sa famille et reconnaît que les langues arabes se brouillent, que le littéral n’est pas parlé et que l’arabe dialectal est un mélange. Elle constate la dévalorisation de la langue arabe au profit du français et de l’anglais même si la Francophonie dans laquelle elle est engagée ne peut être forte que s’il existe d’autres langues à côté. La langue arabe est une langue de France, l’écrivaine note qu’elle reste taboue et aurait besoin d’être désidéologisée. Elle parle de frontières factices, d’un monde commun, d’un terreau commun dans lequel on vit, et cite Edouard Glissant disant : « le pouvoir de la littérature et de la poésie entraîne le changement » et Kateb Yacine, « Le français est un butin de guerre. » Elle évoque la langue arabe de la littérature à travers la Trilogie de l’écrivain égyptien Naguib Mahfouz, prix Nobel de littérature en 1988 – Impasse des deux palais, Le Palais du désir et Le Jardin du passé, parle de la notion d’illusion et des choses qu’on a tendance à embellir en écriture. Pour elle, le temps est comme un allié, car pour écrire la distance lui est nécessaire, l’écriture immédiate ne lui convient pas, et elle insiste sur la nécessité du dialogue intergénérationnel et de la transmission intra-familiale. Pour Leila Slimani les cultures se pollinisent et il nous faut défendre ce qui est joyeux, une même communauté. Et Mahmoud Darwich n’est jamais bien loin : « Notre histoire est la leur. N’était la différence de l’oiseau dans les étendards, les peuples auraient uni les chemins de leur idée. Notre fin est notre commencement. Notre commencement notre fin. Et la terre se transmet comme la langue… » Un texte inédit de Leila Slimani, Assaut contre la frontière, traitant de son rapport à la langue arabe, sera lu dans le cadre des programmes Fictions de France Culture au Musée Calvet.

Après le modérateur, Jack Lang et Tiago Rodrigues

Une langue arabe ? Des langues arabes ? Des origines à la pluralité (4) avec Jack Lang, président de l’Institut du Monde Arabe. – Tiago Rodrigues, metteur en scène et directeur du Festival d’Avignon – Nisrine al-Zahre, directrice du Centre de Langue et Civilisation Arabes à l’IMA – Pierre Larcher, linguiste, professeur à l’Université Aix-Marseille – Jean-Baptiste Brenet, philosophe,, professeur à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne – Ibrahim Akel, enseignant au Département d’études orientales, Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle. Tiago Rodrigues introduit la séquence. En mettant à l’honneur les langues au Festival d’Avignon, et cette année la langue arabe, il propose un autre regard sur le monde, au-delà des frontières et des nationalités. Les langues sont pour lui porteuses d’Histoire, de mémoire et d’avenir et il reprend, dans la chronologie du Festival, l’ouverture aux autres pays voulue par Vilar et ses successeurs et rappelle quelques grands noms de créateurs venus présenter leurs travaux, comme Béjart, Lavelli, Godard, Kantor. Aujourd’hui, tout en refusant l’instrumentalisation de la langue, il reconnaît que la langue arabe s’est imposée, sur fond de massacres et de crimes de guerre à Gaza.

De droite à gauche : Nisrine al-Zahre, le modérateur, Jean-Baptiste Brenet, Pierre Larcher, Ibrahim Akel

Jack Lang, président de l’Institut du Monde Arabe, milite pour le plurilinguisme. « La langue arabe est une chance pour la France » dit-il, tout en reconnaissant qu’on devrait développer l’offre d’apprentissage dès le CP, en tant qu’ancien ministre de l’Éducation Nationale il le sait d’autant. De même on la trouve peu dans les collèges, les lycées et les universités alors, dit-il qu’il y a un réel désir de langue arabe. Il parle d’excommunication, de racisme, de bêtise et d’ignorance dans la manière dont on s’est détourné de la langue arabe. D’une grande richesse sémantique, c’est la 5ème langue parlée dans le monde et l’une des plus anciennes. Elle fait partie de notre histoire et on lui doit beaucoup notamment pour les sciences, l’algèbre et les chiffres, mais aussi comme « pont entre le monde antique et le monde occidental. »

Nisrine al-Zahre, directrice du Centre de Langue et Civilisation Arabes à l’IMA parle de la migration et de la répartition des langues arabes au Moyen-Orient et de la poésie pré-islamique, proche de l’araméen et de l’hébreu, deuxième support de la langue arabe après le Coran. Elle parle de la sanctuarisation et standardisation de la langue (sans la vocalisation des voyelles), de la nécessité de stabiliser l’orthographe, des variétés nationales et dialectales.

Jack Lang et Tiago Rodrigues

Pierre Larcher, linguiste, professeur à l’Université Aix-Marseille, auteur de Le Cédrat, La Jument et La Goule, parle de trois poèmes préislamiques sur lesquels il s’est penché – datant d’avant le Coran et représentant des milliers de vers écrits par une centaine de poètes et poétesses. Il évoque le diwan/recueil exhaustif de l’œuvre d’un poète, les makalakat/anthologies, du passage de l’oral à l’écrit, de la rime, des codex et épigraphes. Il évoque Al-Kitab, le livre mère de la grammaire arabe, de Sībawayh et évoque les persans arabisés comme premiers grammairiens.

Jean-Baptiste Brenet, philosophe, spécialiste de philosophie arabe et latine, professeur à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne où il enseigne l’histoire de la philosophie arabe médiévale ou classique s’intéresse principalement à Averroès (Ibn Rushd, 1126/1198) et la philosophie andalouse. Il a publié en 2024 : Le dehors dedans. Averroès en peinture. Il définit la philosophie arabe comme une pensée écrite en arabe et qui relève de la pensée grecque. En 529 il note que la dernière école philosophique grecque fermait, que le savoir disparaissait du monde grec et passe dans le monde arabe.

Ibrahim Akel, enseignant au Département d’études orientales, Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle parle de ses travaux sur les textes fondamentaux de la culture orientale : Mille et une Nuits, issu de la tradition orale, dont le texte d’origine indienne fut transmis à la Perse ; ainsi que de Kalila et Demna, une fable animalière à la vision assez tragique sur la condition humaine, dont le but  était d’éduquer princes et gouverneurs.

Proche-Orient, les conditions de la paix (5), débat organisé par la Licra/Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme, avec Ofer Bronchtein, président et co-fondateur du Forum international pour la paix, Eva Illouz, sociologue, Alain Blum membre du Bureau exécutif, Abraham Bengio, président de la Commission Culture à la Licra. Ofer Bronchtein annonce la couleur : cela fait trente ans que Netanyahou – Premier ministre d’Israël de 1996 à 1999, de 2009 à 2021 et à nouveau à partir de 2022 – a kidnappé le peuple d’Israël et qu’il s’agit de s’opposer à sa coalition d’extrême-droite. Il parle de la faillite morale de l’État hébreu et du démantèlement de la démocratie. Il fait lecture de la lettre adressée par Mahmoud Abbass, président de l’État de Palestine au Premier ministre d’Arabie Saoudite, Mohammed Ben Salmane, revendiquant le droit de la Palestine à la souveraineté, dit l’urgence de reconnaître les deux peuples et de créer un nouveau narratif. Il refait le film de l’Histoire, rappelant que cela fait près d’un siècle que les deux peuples vivent sur la même terre et que de facto la population palestinienne est incluse dans l’État d’Israël.

Eva Illouz était pressentie pour recevoir le Prix Israël et le ministre de l’Éducation d’Israël a mis son veto. La sociologue avait en effet recueilli plus de cent-vingt signatures sur un document montrant les exactions des soldats israéliens à l’égard des Palestiniens. Le problème de la haine, réciproque, est pour les intervenants un des problèmes centraux. Amos Gitaî, réalisateur et metteur en scène, confirme depuis la salle, la toxicité de Netanyahou. Pour lui un consensus semble acquis quant à la nécessité et à l’urgence de reconnaître l’État de Palestine. Les échanges se sont poursuivis, les intervenants convenant de la destruction aveugle de la vie à Gaza – qui ne fait que continuer – mais n’ont pas énoncé le mot de génocide. La fin du débat, qui s’est aussi prolongé en coulisses, a révélé une certaine animosité et agressivité, certains dans l’auditoire demandant des comptes quant à l’oubli de nommer les choses par leur nom, à savoir le génocide en cours à Gaza.

Elias Sanbar et Dominique Sanbar

Conversation avec Elias Sanbar (6) historien, poète, essayiste et traducteur, ancien ambassadeur de la Palestine auprès de l’Unesco et Olivia Gesbert, rédactrice en chef de la Nouvelle Revue Française. Né en 1947 à Haïfa – en Palestine mandataire, actuel Etat d’Israël – Elias Sanbar était le traducteur du grand poète Mahmoud Darwich / محمود درويش, disparu en 2008. Il ouvre la séance sur sa parole : « L’exil a été généreux » disait-il, et Elias Sanbar se reconnaît dans cette parole. Il donne pour référence Edward Wadie Saïd / إدوارد وديع سعيد, universitaire, théoricien littéraire et critique palestino-américain qui, en 1998, faisait le récit de ses années de formation : « Je suis né à Jérusalem et j’y ai passé la plupart de mes années d’écolier, ainsi qu’en Égypte, avant mais surtout après 1948, quand tous les membres de ma famille sont devenus des réfugiés… » La langue maternelle on ne vous l’apprend pas, poursuit-il. sa famille avait une grande fierté de la langue arabe.

Elias Sanbar dit être retourné en Palestine pour la première fois en 1984 voir sa maison natale. Il est retourné à la frontière pour refaire à l’envers le parcours qu’avait fait sa mère en le portant, avec le besoin de le reprendre pour l’effacer. Et il se souvient de son père lui disant : « Ouvre-toi à tout ce qui t’entoure là où tu seras. » Et s’il parle de transmission à sa famille il dit simplement « ils se sont emparés du sujet. » En 1981 il a participé à la fondation de la Revue d’études palestiniennes, écrit de nombreux articles et ouvrages, dont en 2010 le Dictionnaire amoureux de la Palestine. Dominique, son épouse, a lu le texte qu’un Indien avait énoncé à Seattle en 1999 lors de la seconde réunion ministérielle de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) – qui fut un échec retentissant : « Des gravats de notre terre nous verrons notre terre, laissez donc un sursis à la terre. Il y a des morts dans nos champs qui éclairent la nuit des papillons… » Et pour conclure avec la langue, Elias Sanbar dit se reconnaitre deux premières langues : « Je suis devenu Français par la langue, et j’ai une histoire amoureuse avec la langue arabe » comme il se reconnaît aussi deux lunes, « l’une dans le ciel, l’autre dans l’eau qui marche. »

Le choix du Festival d’Avignon et de son directeur, Tiago Rodrigues s’était porté pour cette 79ème édition sur la langue arabe, en soi ce fut déjà une superbe idée et qui collait à l’affligeante actualité de la guerre à Gaza. On peut regretter l’absence de textes dramatiques qui se sont trouvés réduits à leur plus simple expression – j’en vois deux, Chapitre 4 du Syrien Wael Kadour (cf. Ubiquité-Cultures du 27 juillet 2025) et Yes Daddy, des Palestiniens Bashar Murkus et Khulood Basel (cf. Ubiquité-Cultures du 29 juillet 2025). En revanche on a pu apprécier de nombreux gestes chorégraphiques forts venant de différents pays de la Méditerranée et du Moyen-Orient – rapportés dans nos différents articles du mois de juillet 2025 – et des débats de très haute qualité tels que nous en rapportons une partie ci-dessus, et qui donnent du grain à moudre. En cela, la 79ème édition fut réussie, autour du concept proposé, معاً Ensemble !

Brigitte Rémer, le 31 juillet 2025

Débats, au Cloître Saint-Louis, Festival d’Avignon, dans le cadre du Café des idées et en partenariat – (1) Dimanche 6 juillet à 11h30, Comment j’ai perdu ma langue, avec Nabil Wakim, journaliste, en partenariat avec l’Institut du Monde Arabe – (2) Mardi 8 juillet, à 10h, The Resistance Tour : comment les organisations culturelles publiques font-elles face à la montée des extrêmes ? avec Hortense Archambault, directrice de la Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis / MC93 de Bobigny – Ahmed El Attar, auteur, metteur en scène et directeur du Festival D-Caf (Le Caire) – Argyro Chioti, autrice, metteuse en scène et directrice du Théâtre national de Grèce (Athènes) – Milo Rau dramaturge et metteur en scène de La Lettre, directeur artistique du Wiener Festwochen (Vienne) – en partenariat avec le Wiener Festwochen – (3) Mercredi 9 juillet à 10h, Conversation avec Leïla Slimani, écrivaine, et Olivia Gesbert, rédactrice en chef de la Nouvelle Revue Française – en partenariat avec La NRF – (4) Dimanche 13 juillet à 11h30, Une langue arabe ? Des langues arabes ? Des origines à la pluralité, avec Jack Lang, président de l’Institut du Monde Arabe – Tiago Rodrigues, metteur en scène et directeur du Festival d’Avignon – Nisrine al-Zahre, directrice du Centre de Langue et Civilisation Arabes à l’IMA – Pierre Larcher, linguiste, professeur à l’Université d’Aix-Marseille Jean-Baptiste Brenet, philosophe, spécialiste de philosophie arabe et latine, professeur à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne – Ibrahim Akel, enseignant, Département d’études orientales, Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle – en partenariat avec l’Institut du Monde Arabe et l’Agence Française du Développement/AFD – (5) Mardi 15 juillet à 12h, Proche-Orient, les conditions de la paix, débat organisé par la Licra/Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme, avec Ofer Bronchtein, président et co-fondateur du Forum international pour la paix – Eva Illouz, sociologue – Alain Blum membre du Bureau exécutif – Abraham Bengio, président de la Commission Culture – (6) Mercredi 16 juillet à 10h30, Conversation avec Elias Sanbar, historien, poète et traducteur, ancien ambassadeur de la Palestine auprès de l’Unesco et Olivia Gesbert, rédactrice en chef de la Nouvelle Revue Française, en partenariat avec La NRF – crédit photo © Brigitte Rémer.

Transmission impossible

Un projet du Festival d’Avignon et de Mathilde Monnier – coordination artistique et accompagnement pédagogique Mathilde Monnier – en complicité avec Ahmed El Attar, metteur en scène, Mehdi Moradpour, dramaturge, auteur dramatique et traducteur, Bouchra Ouizguen, chorégraphe – à la Villa Créative de l’Université d’Avignon, dans le cadre du Festival d’Avignon.

© Brigitte Rémer

Programme d’immersion à l’attention des jeunes artistes émergents venant de partout dans le monde, le Festival d’Avignon a réuni autour de Mathilde Monnier une trentaine d’entre eux dans un esprit de laboratoire et de recherche. Ils se sont approchés, ont noué des liens et dans le temps record d’une dizaine de jours, créé des formes théâtrales et dansées de l’ordre de la performance, chacun selon son background.

Ils ont ouvert leurs portes pour quelques moments de restitution, les 13 et 14 juillet dans le grand jardin de l’Université d’Avignon où se trouve la Villa Créative, lieu patrimonial née de la volonté d’ouvrir l’Université à la Cité, de faire Université en dehors de l’Université, un lieu de transmission pour ce qui touche à l’art et aux industries créatives.

© Brigitte Rémer

Les jeunes artistes impliqués dans ce projet ont investi tous les espaces du lieu, dedans et dehors, tous les pavillons attenants. C’est le public qui se déplace de lieu en lieu, à sa guise, à la recherche de toutes les propositions et dans les moindres recoins. La performance débute dans le jardin où des enregistreurs émettent des signaux, où un performeur imite les fameuses trompettes du compositeur Maurice Jarre qui résonnent avant chaque représentation au cours du Festival, où trois artistes chantent et exécutent une chorégraphie de leur composition et des gestes symboles, sur les marches, devant le bâtiment. Un performeur est assis à une table sur laquelle il a posé une branche d’olivier, il offre ses olives.

© Brigitte Rémer

Dans l’un des pavillons, un artiste coréen et une artiste coréenne croquent la même pomme, comme dans la Genèse, et composent une gestuelle singulière, tendue et concentrée, par approche et retrait. La jeune femme enchaîne sur une seconde proposition solo. Plus loin, trois performeurs/euses sont au sol et exécutent des figures combinées. « Ensemble, on est l’humanité » énoncent-ils. De l’autre côté trois jeunes femmes artistes dessinent au sol et parlent dans leurs différentes langues, en arabe, japonais et espagnol. On entend les sonorités de l’alphabet arabe dans une autre pièce. Un homme porte une pancarte, un autre exécute la danse du keffieh palestinien كوفية venant de l’extrême-fond du jardin. Free Palestine appelle-t-il ! Le final rassemble tous les performeurs qui dessinent des figures, par petits groupes, se retrouvent et se séparent. Les groupes se font et se défont, il y a beaucoup de fluidité entre eux, et une grande liberté.

© Brigitte Rémer

La résidence proposée aux artistes émergents participe de la transmission et d’une forme d’insertion. Accompagnés par Mathilde Monnier, qui a dirigé pendant vingt ans le Centre chorégraphique national de Montpellier succédant à Dominique Bagouet et qui a notamment travaillé avec les danseurs et chorégraphes burkinabés Salia Sanou et Seydou Boro. Figure centrale de la danse française contemporaine elle a dirigé le Centre national de la Danse pendant six ans ; Ahmed el-Attar, metteur en scène égyptien, directeur du Festival pluridisciplinaire D’Caf/Downtown Contemporary Arts Festival et d’un lieu de formation et de résidence pour les jeunes artistes, au Caire ; Mehdi Moradpour, auteur, interprète et traducteur du farsi, dari et espagnol, né à Téhéran de parents azerbaijanais et qui vit et travaille comme dramaturge en Allemagne ; Bouchra Ouizguen, danseuse et chorégraphe marocaine  qui a présenté au Festival d’Avignon, sur le Parvis du Palais des Papes, They always come back, spectacle réalisé avec des amateurs du territoire avignonnais (cf. ubiquité-cultures du 12 juillet 2025 ).

Transmission impossible est une initiative permettant aux jeunes artistes l’amorce de rencontres artistiques et interdisciplinaires, une opportunité de recherches en toute liberté dans le domaine des arts de la scène. Le retour d’expérience auquel nous avons été conviés est porteur d’énergie et d’espoirs, c’est un temps d’expérimentation ouvert sur le monde et qui laisse à chacun des espaces de création dans l’affirmation de ses identités artistiques.

Brigitte Rémer, le 31 juillet 2025

Avec 32 jeunes artistes de Belgique, Corée du Sud, Égypte, Espagne, France, Libye, Lituanie, Maroc, Palestine, Portugal, Rwanda, Suisse, Taïwan et Tunisie : Islam Al Arabi, Meriem Amiar, Alice Azevedo, Romain Beltrão Teule, Ayat Ben Yacoub, Eva Carrera Garcia, Hung-yang Chen, Maudie Cosset-Cheneau, Azani Ebengou, Imane Elkabli, Yi-po Hung, Rhim Hyun, Emna Kallal, Ayse Kargili, Timéa Lador, Maï Juli Machado, Marwa Manai, Josué Mugisha, Justina Mykolaityte, Amandine Ngindu, Arnau Perez, Kevin Perrot, Jaber Ramezani, Simon Roth, Nowwar Salem, Claudia Noëlla Shimwa, Judit Waeterschoot, Tyra Wigg, Jiann Woo, Salah Zater, Najim Ziani, Kenza Zourdani – et avec la participation des artistes et créateurs et créatrices, techniciens et techniciennes de la 79ème édition du Festival d’Avignon.

© Brigitte Rémer

Un projet du Festival d’Avignon et de Mathilde Monnier – coordination artistique et accompagnement pédagogique Mathilde Monnier – en complicité avec : Ahmed El Attar, metteur en scène – Mehdi Moradpour, dramaturge, auteur dramatique et traducteur – Bouchra Ouizguen, chorégraphe – Production Festival d’Avignon – coproduction Adami, (France) – Association MM, Calouste Gulbenkian Foundation (Lisbonne) – Fondation Culture et Diversité (France) – Pro Helvetia/Fondation suisse pour la culture – Fonds de dotation Porosus (France), INAEM – Ministerio de Cultura (Espagne), Institut Français du Rwanda – Korea Arts Management Service (KAMS) (Corée du Sud), NTCH National Theatre and Concert Hall (Taiwan) – Avec le soutien de la Fondation d’entreprise Hermès.

 

© Brigitte Rémer

 

© Brigitte Rémer

© Brigitte Rémer

Réalisation du projet, du 5 au 15 juillet 2025, portes ouvertes les 13 et 14 juillet à 17h et 19h – Villa créative, Avignon Université, 33 bis rue Pasteur, Avignon – Festival d’Avignon : tél. : +33 (0)4 90 14 14 60 Billetterie au guichet, en ligne ou par téléphone : +33 (0)4 90 14 14 14 – site : www.festival-avignon.com

La Voix des femmes

Une célébration des 50 ans de la disparition d’Oum Kalthoum / أم كلثوم dite l’Astre d’Orient – Coordination Zeid Hamdan – avec le Printemps de Bourges et l’Institut du monde arabe – le 14 juillet à 22h dans le cadre du Festival d’Avignon, Cour d’Honneur du Palais des Papes. (Égypte-France).

© Christophe Raynaud de Lage

C’est étrange, une grande soirée s’annonçait, c’est une soirée qui fait flop ! Tous les ingrédients y étaient, la Cour d’Honneur, une grande Dame en référence, Oum Kalthoum, adulée dans tout le Moyen-Orient, un panel de grands noms au générique – Natacha Atlas, Camelia Jordana, Souad Massi, Abdullah Miniawy, Maryam Saleh, deux rappeurs (!) Danyl et Rouhnaa, d’excellents musiciens dont Oussama Abdel Fattah spécialisé dans la musique arabe classique et pour signature de grandes institutions comme l’Institut du monde arabe et le Printemps de Bourges.

Se succèdent les artistes, arrivant du fond de scène vers le micro sur pied à l’avant-scène, et repartant trois chansons plus tard. S’enchainent les chansons comme les perles d’un collier, sans transition, s’inscrivent des mots au kilomètre sans annonce de titre ni de l’artiste, des diapos qu’on ne raccorde pas à la scène. Les voix sont enfouies sous une technique qui les déforme, dans une réverbération et un écho confus. Pas de maître de cérémonie pour faire le lien donc pas de lien pas de dramaturgie. C’est un peu court !

Oum Kalthoum est la grande absente et ce n’est pas le petit foulard que chaque chanteuse tient à la main qui pourra faire apparaître l’Astre d’Orient et Quatrième Pyramide, ni les quelques photos en noir et blanc de son quartier d’enfance, ni les orchestrations méconnaissables. On s’égare, du passé au présent prétendant faire modernité et finalement on est nulle part.

Dommage car les musiciens notamment traditionnels côté cour – violon, qanûn, percussions et oud – sont éblouissants et donnaient de l’espoir. Ils remplissent les vides et assument les transitions et on s’accroche à eux pour sentir un peu de ce paysage musical si chaleureux qu’apportait Oum Kalthoum, grande chanteuse vénérée en Égypte et au Moyen-Orient. Mais cela ne suffit pas. Le public est glacé et la Cour d’Honneur inhabitée.

Brigitte Rémer, le 30 juillet 2025

Coordination Zeid Hamdan – Wael Koudaih, Rayess Bek, machines, sampler – Julien Perraudeau, clavier Mehdi Haddab, oud électrique – Joan Baz, vidéo – Ludovic Joyeux, son – Rima Ben Brahim et Camille Mauplot, lumières – Pia de Compiègne, scénographie. Idée originale Printemps de Bourges Crédit Mutuel – coproduction Printemps de Bourges Crédit Mutuel – Maison de la Culture de Bourges, Institut du monde arabe – Représentation en partenariat avec France Médias Monde.

Le 14 juillet 2025, Cour d’Honneur du Palais des Papes, Avignon – Festival d’Avignon : tél. : +33 (0)4 90 14 14 60 Billetterie au guichet, en ligne ou par téléphone : +33 (0)4 90 14 14 14 – site : www.festival-avignon.com